On assiste à une droitisation de la jeunesse européenne
Eugénie Bastié, Victor Delage | 06 mai 2021
Auteur d’une enquête sur la droitisation de l’électorat européen, le responsable des études de la Fondapol (think-tank) explique les raisons de cette mutation politique. L’hostilité à l’immigration, la méfiance envers l’islam et l’attachement au libéralisme économique en sont les principaux facteurs.
LE FIGARO.- Vous consacrez une note de la Fondapol à la « conversion des Européens aux valeurs de droite ». Pouvez-vous nous donner quelques chiffres clés qui illustrent cette tendance de fond ? De quand date ce basculement que vous qualifiez d’historique ?
Victor DELAGE.- De puissants courants de droitisation sont à l’œuvre partout en Europe. Des majorités de droite sont à la tête de vingt et un gouvernements sur vingt-sept, sans compter le Royaume-Uni. C’est aussi la droite classique et conservatrice qui a le plus de sièges au Parlement européen depuis 1999.
Les données de notre étude montrent que la proportion de Français se situant à droite de l’échiquier politique s’est accrue sous le mandat d’Emmanuel Macron, passant de 33 % en 2017 à 38 % en 2021, alors que la proportion des citoyens se situant à gauche est restée stable (25 % en 2017 et 24 % en 2021).
La France n’est pas une exception, puisque l’on fait face au même constat dans les trois autres démocraties étudiées: 44 % des Italiens se situent à droite (31 % à gauche), 40 % des Britanniques (25 % à gauche) et 36 % des Allemands (26 % à gauche).
On pourrait croire spontanément que les inégalités liées à la mondialisation conduiraient l’électorat à se tourner vers la gauche, mais ce n’est pas le cas : pourquoi ? Quelles sont les grandes raisons qui poussent l’électorat vers la droite ?
Si l’identification à une idéologie politique, de gauche comme de droite, constitue une orientation électorale, elle représente aussi un univers de croyances individuelles. La forte adhésion des individus au libéralisme économique est un premier indicateur majeur de droitisation. Ainsi, pour faire face aux difficultés économiques, 54 % des répondants considèrent qu’il faut que « l’État fasse confiance aux entreprises et leur donne plus de liberté ». Les petites et moyennes entreprises font d’ailleurs partie des institutions qui suscitent le plus de confiance.
Par ailleurs, le discours de l’écologisme punitif et de la décroissance ne prend pas dans l’opinion, puisque trois quarts des personnes interrogées estiment que l’« on peut continuer à développer notre économie tout en préservant l’environnement pour les générations futures ». En France, en Allemagne, en Italie et au Royaume-Uni, quelle que soit l’affiliation partisane, l’opinion selon laquelle la croissance économique est compatible avec l’environnement reste majoritaire. Dans l’Hexagone, cela concerne plus des deux tiers des sympathisants du PS, d’EELV et du PCF ou de LFI.
Le libéralisme politique, indexé à l’individualisme, définit un autre registre potentiel majeur de droitisation. Par exemple, une grande proportion des répondants, y compris de gauche, estime que « les gens peuvent changer la société par leurs choix et leurs actions » (80 %). Enfin, le vieillissement démographique, la hausse de l’immigration, ou encore l’accroissement du sentiment d’insécurité suscité par les phénomènes de délinquance et le terrorisme islamiste : tous ces bouleversements contemporains participent à ce basculement à droite de nos systèmes de valeurs.
Quel rôle joue particulièrement la question de l’immigration dans cette droitisation de l’électorat ?
Dans les quatre pays de l’étude, l’immigration est sujette à d’importantes résistances, voire à une vive hostilité. La majorité des répondants (60 % des Français, des Allemands et des Italiens, 57 % des Britanniques) considèrent qu’il y a trop d’immigrés dans leur pays. Cette opinion, longtemps mise au ban du débat politique et médiatique, s’est largement répandue dans l’ensemble des électorats. Les sympathisants des partis de gauche sont toujours plus nombreux à vouloir que leur pays se ferme davantage, à l’exception de ceux du Parti démocrate italien.
Les sociétés d’accueil sont d’autant plus préoccupées que ces flux concernent particulièrement des migrants de culture musulmane. En France, alors que l’opinion selon laquelle « l’islam représente une menace pour la République » est largement présente dans le bloc de droite (81 %), la gauche apparaît très clivée sur cette question: 55 % des sympathisants du PS, 48 % de ceux du PCF ou de LFI et 42 % de ceux de EELV partagent cette crainte. On peut y voir l’ancrage des difficultés qui surgissent à propos, par exemple, de l’égalité entre les femmes et les hommes ou encore au sujet de la liberté d’opinion, et qui peuvent donner lieu à des tensions interculturelles. Le spectre du terrorisme islamiste et l’enracinement du djihadisme nourrissent incontestablement ce rejet. Le décalage entre ces inquiétudes chez les électeurs et l’hésitation de la gauche à se positionner clairement sur ces enjeux renforce ce glissement vers la droite.
On a souvent tendance à faire de l’électorat de droite un électorat vieillissant, tandis que la jeunesse serait plutôt acquise aux idéaux « woke » ou écolos. Que montre votre étude ?
Nos données décrivent une réalité bien différente. Dans l’ensemble des pays, 41 % des 18-24 ans et des 25-34 ans se positionnent à droite, soit un niveau comparable à celui des 65 ans et plus (40 %), et même supérieur à celui des 50-64 ans (36 %). À l’inverse, seuls 26 % des 18-24 ans et 22 % des 25-34 ans se placent à gauche, contre 31 % chez les 65 ans et plus et 29 % chez les 55-64 ans. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette inclination à droite de notre jeunesse, notamment la déception liée aux promesses non tenues de la démocratie sociale: sécurité, justice sociale et progrès. Le désir d’un retour de l’ordre et de l’autorité participe également à ce phénomène. Sur le long terme, cette droitisation des jeunes électorats pourrait renforcer l’ancrage des partis libéraux et conservateurs en Europe.
Le clivage « gauche-droite » est-il vraiment pertinent pour décrire les mutations politiques contemporaines. En France, 21 % des sondés ne se positionnent pas sur l’échiquier politique. Le vrai clivage n’est-il pas entre les antisystème et les modérés ou entre populistes et libéraux ?
La proportion des personnes qui déclarent ne pas savoir où se positionner sur l’échelle politique gauche-droite a fortement augmenté l’année de l’élection d’Emmanuel Macron, candidat « ni de droite ni de gauche ». Cette proportion est passée de 16 % fin 2016 à 22 % fin 2017, pour se stabiliser à 21 % en 2021. Il s’agit souvent de personnes se sentant très éloignées de la vie politique et qui considèrent que la démocratie fonctionne mal. Leurs croyances individuelles convergent avec les valeurs de l’électorat de la droite modérée sur la question identitaire et se rapprochent de celles de la droite extrême sur les enjeux du libéralisme économique. Certains chercheurs en ont conclu que le clivage gauche-droite avait été supplanté par d’autres clivages plus structurants tels que les modérés contre les antisystème ou encore les gagnants contre les perdants de la mondialisation. Comme le souligne Dominique Reynié, si cela se révèle exact, cela pourrait signifier la fin de notre système d’alternance ou l’arrivée au pouvoir de forces populistes. Le processus de déconsolidation démocratique déjà en cours s’en trouverait alors renforcé.
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Victor Delage, La conversion des Européens aux valeurs de droite (Fondation pour l’innovation politique, mai 2021).
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