Silicon Valley : la guerre culturelle est déclarée

Robin Rivaton | 02 septembre 2023

L’influence grandissante des patrons de la tech les plus en vue devrait nous interroger sur la vision politique de cette caste, analyse Robin Rivaton.

Les grands entrepreneurs acquièrent de plus en plus le statut de célébrités, avec leurs fans, leurs détracteurs, leurs faits et gestes scrutés et commentés, leurs engagements hors de leurs entreprises relayés. Au cours de l’été, après que Mark Zuckerberg a dévoilé son souhait de créer un concurrent de X (ex-Twitter) et qu’Elon Musk l’a provoqué en duel sur les réseaux sociaux, l’idée d’un combat médiatisé entre les deux milliardaires au Colisée, sous le patronage de l’Ultimate Fighting Championship, se répand. L’épisode est cocasse, mais l’influence grandissante de cette caste devrait nous interroger sur la vision politique qu’elle porte.

Technopopulisme

Avec une fortune nette estimée à plus d’un milliard de dollars, Marc Andreessen, cofondateur du navigateur Netscape et de la société de capital-risque Andreessen Horowitz, est l’emblème d’une mutation profonde. En 2016, interrogé sur sa préférence pour Hillary Clinton plutôt que Donald Trump, il demandait au journaliste s’il était sérieux. Aujourd’hui, ses critiques acerbes à l’égard de la structure oligarchique du régime actuel ont fait de lui l’une des surprenantes figures de proue du mouvement populiste.

A la suite d’Elon Musk, il s’inquiète du virus « woke » qui aurait contaminé l’intelligence artificielle (IA) dès son entraînement par OpenAI. Les deux compères ont aussi critiqué l’hypocrisie des règles environnementales, sociales et de gouvernance (ESG), à l’instar de certains gestionnaires de fonds qui réclament d’intégrer les sociétés de défense dans ce périmètre depuis l’invasion russe de l’Ukraine. Face à eux, Reid Hoffman et Pierre Omidyar, respectivement fondateurs de LinkedIn et d’eBay, ont promis 27 millions de dollars pour aider l’IA à « défendre les valeurs sociales d’équité… et de justice ». Quant à Salesforce, l’entreprise de Marc Benioff, elle a annoncé qu’elle lierait désormais la rémunération de ses dirigeants à des critères ESG.

Champions démocrates…

Cette opposition n’épouse pas les contours traditionnels du clivage droite-gauche, entre conservateurs et libéraux. Alors que la course à l’élection présidentielle américaine de 2024 s’accélère, Robert Kennedy Jr, le descendant de la dynastie démocrate, entend disputer l’investiture à Joe Biden en assumant être populiste, à coups de déclarations tapageuses sur l’utilité des cryptos, les risques des vaccins ou la dangerosité du soutien américain à l’Ukraine.

Il est devenu le champion de magnats de la finance et de la technologie, dont le cofondateur de Twitter, Jack Dorsey. Magnats qui lui ont donné de l’argent et de la visibilité, par exemple dans le podcast All-in des investisseurs en capital-risque Chamath Palihapitiya, Jason Calacanis et David Sacks, ou dans celui de Joe Rogan. Elon Musk l’a même invité à une discussion en live de deux heures sur X. Dans un autre genre, l’investisseur Garry Tan, aujourd’hui PDG du célèbre incubateur Y Combinator, brocarde la politique des élus de gauche de la Silicon Valley en matière de discrimination positive ou d’enseignement des mathématiques, tout en se définissant comme un démocrate.

… et hérauts républicains

Côté républicain, les techbros, terme péjoratif désignant cette communauté de riches entrepreneurs de la technologie qui s’invitent dans le débat public, ont trouvé leur héraut en la personne de Vivek Ramaswamy, 38 ans. Diplômé de Harvard, associé d’un hedge fund, il a sympathisé avec l’actuel sénateur américain J. D. Vance et l’entrepreneur technologique Peter Thiel avant de fonder Roivant Sciences, achetant et revendant des brevets de médicaments qui l’ont rendu multimillionnaire.

En 2021, il écrit Woke, Inc., un livre qui critique la guerre secrète menée selon lui contre le travail, le capitalisme, la foi religieuse et le patriotisme. Le milliardaire Peter Thiel, l’un des premiers partisans de l’ancien président Donald Trump, qui a ensuite rompu avec lui, a toutefois déclaré qu’il ne prévoyait pas de soutenir un candidat en 2024. Ouvertement homosexuel, il pense que le Parti républicain se trompe en priorisant le combat culturel plutôt que la stimulation de l’innovation.

On découvre ici la raison principale de l’intrusion des champions de la tech dans la sphère politique. Ils ne cherchent pas à défendre une meilleure répartition des richesses. Pour eux, les vrais sujets sont ailleurs : dans les restrictions à la liberté d’expression, la fin de la méritocratie ou l’usage inconsidéré du principe de précaution. Autant de principes sous-jacents au succès fulgurant de l’industrie technologique.

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