Une «crise démocratique», vraiment?
Nathalie Segaunes | 07 avril 2023
Le chef de l’Etat a vivement réagi aux propos de Laurent Berger, selon lequel le pays connaît une « crise démocratique ». Refusant de voir remise en cause, à la faveur de la crise des retraites, sa pratique du pouvoir.
Les faits – Quelque 570000 manifestants ont défilé jeudi en France, dont 57000 à Paris, pour la 11e journée de protestation contre la réforme des retraites, une mobilisation en nette baisse par rapport à la précédente, a indiqué le ministère de l’Intérieur.
Tandis que le nombre de manifestants et le taux de grévistes diminuent, la surenchère lexicale se déploie sur le front des retraites. « On est en train de vivre une grave crise démocratique », a ainsi lâché Laurent Berger mercredi sur le perron de Matignon, après s’être heurté une nouvelle fois, à la tête de l’intersyndicale, au refus du gouvernement de retirer la réforme. Suivi jeudi par Jean-Luc Mélenchon : pour le chef de La France insoumise, qui semble s’en délecter à l’avance, la crise sociale liée à la réforme des retraites devient « une crise démocratique » et pourrait « tourner à la crise de régime ».
Les propos du leader de la CFDT ont retenti jusqu’à Pékin, où venait d’atterrir Emmanuel Macron. « Les mots ont un sens, et si on les galvaude, on fait monter les extrêmes », a cinglé le chef de l’Etat, piqué au vif, devant la presse française. « Qu’un Président élu cherche à porter un projet sur lequel il a été élu démocratiquement, ça ne s’appelle pas une crise démocratique », a-t-il défendu, car « il y a eu un processus démocratique ».
Concertation. Rappelant les « mois de concertation » de l’automne dernier et estimant avoir respecté la démocratie sociale, Emmanuel Macron s’en est pris, en retour, à la CFDT, qui « pour la première fois de son histoire, n’a pas présenté un autre projet ». « La seule réponse c’était : rien », a-t-il asséné. En découvrant ces propos, le patron de la première organisation syndicale de France a appelé le chef de l’Etat à « garder ses nerfs » et à « arrêter les petites phrases ».
La « petite phrase » de Laurent Berger sur la crise démocratique, elle, ne passe pas au sommet de l’Etat. Quand il dit qu’il y a une crise sociale, le leader syndical est dans son rôle, estime-t-on à Matignon. Il en sort en revanche quand il parle de crise démocratique. Cela justifiait, estime Olivier Véran, porte-parole du gouvernement, l’intervention du Président depuis la Chine : il fallait « remettre l’église au cœur du village », face à des syndicats « qui confondent conflit social et crise démocratique ».
« Il y a une perte de sens des mots, commente le politologue Dominique Reynié, directeur général de la Fondapol. Avoir un désaccord d’une partie des Français sur un projet de loi, dans une démocratie, c’est normal, encore plus quand on demande aux gens de travailler plus longtemps. Et la situation de blocage est surtout liée à l’absence de majorité absolue à l’Assemblée nationale. Mais je trouve difficile d’interférer d’un défaut d’un tiers des députés LR sur ce texte que nous sommes dans une crise démocratique ».
Inimitié. Ce qui se joue désormais entre les deux hommes, au-delà de l’inimitié réciproque, c’est une lutte sur la lecture par l’opinion de la situation de blocage actuelle, après trois mois de manifestations et de processus parlementaire chaotique. Emmanuel Macron veut éviter à tout prix que le sujet ne soit plus la réforme des retraites, mais sa façon de présider, voire sa personnalité. Car depuis l’épisode du 49.3, le sujet s’est déplacé : Laurent Berger dénonce un « déni de la démocratie sociale » par un Président qui « parle d’une manière surplombante, technocratique » .
Et nombreux sont les intellectuels et porte-voix médiatiques qui partagent cette lecture. « A la contestation d’une réforme tenue pour socialement injuste, est venue se substituer l’indignation face à une manière d’user des règles établies qui ne correspond plus à l’usage démocratique d’aujourd’hui, affirme ainsi l’historien Jean Garrigues, qui n’est pourtant pas un opposant à Emmanuel Macron, dans le 1 du 29 mars. Dans cette nouvelle phase de la crise des retraites […], le Président n’a pas vu ou pas compris qu’il se jouait des choses plus profondes, la déconnexion entre le pouvoir politique et les citoyens.»
« Les Français sont plutôt à l’aise avec l’idée qu’il faut réformer le système de retraites, appuie Mathieu Souquière, consultant et essayiste, auteur de La flambée populiste avec Damien Fleuriot (Plon 2022). Mais ils ne supportent plus cette pratique verticale du pouvoir. Plus de la moitié des sympathisants d’Emmanuel Macron ont jugé négativement l’usage du 49.3 et cela a commencé de fissurer son camp. Il a perdu son aura et son fan-club ».
Emmanuel Macron, sur la défensive, s’emploie à relativiser le mouvement de contestation de la réforme des retraites. Il a parlé en Chine d’un « désaccord social », grossi par « l’effet de loupe des réseaux sociaux ». « Durant les précédents conflits sur les retraites, il y a eu beaucoup plus de manifestants qu’on en a eus là, observe-t-il, nul ne peut expliquer que le pays est à l’arrêt ». « Avec une moyenne de 800 000 personnes par journée de mobilisation, c’est une fréquentation honorable, mais c’est la fourchette basse de l’opposition à une réforme », approuve Dominique Reynié.
Veto. Pour contrer la lecture que tentent d’imposer ses rivaux, Emmanuel Macron tente surtout d’imposer la sienne, expliquant le blocage actuel par l’incapacité des syndicats à présenter un projet alternatif. Dès le départ, Laurent Berger a mis un veto sur le recul de l’âge de départ, soulignent les partisans du Président. « Mais à part sur l’âge légal, les huit de l’intersyndicale ne sont d’accord sur rien, c’est un accord de façade, souligne l’un de ses soutiens, fin connaisseur du monde syndical. Laurent Berger, qui en est le porte-parole, rompt avec l’attitude de neutralité qui prévalait depuis Edmond Maire lorsqu’il parle de crise démocratique ou de violences policières, des expressions qui permettent l’unité syndicale, mais qui ne sont pas celles de la CFDT. Mais à la fin, quand on est un syndicat, il faut rentrer à la maison avec quelque chose. Là, il rentre avec quoi ? »
En face, Emmanuel Macron subit l’isolement qui est le sien – où sont les intellectuels et grandes voix médiatiques qui le soutenaient durant le premier quinquennat ? – et assume la part d’impopularité que lui vaut cette réforme. « Si le rôle du Président est de prendre des décisions en fonction de l’opinion, point n’est besoin d’avoir une élection présidentielle », a-t-il glissé depuis la Chine.
Il lui faudra cependant trouver un épilogue à cet épisode de « tensions », qui ne tient pas seulement à la personnalité des principaux acteurs, mais aussi à l’Histoire du pays et à la vision que la France a d’elle-même. « La Révolution française qui, en 1789, a été totalisante, introduit une confusion permanente entre les luttes politiques et les luttes sociales, souligne l’historien Emmanuel de Waresquiel dans Le Figaro. C’est assez caractéristique d’une forme d’exception française. On débat des retraites et on en vient à critiquer la forme même du gouvernement ». Quand ce n’est pas de la personnalité du chef de l’Etat.
Emmanuel Macron et Laurent Berger ont un point commun, souligne l’un de ceux qui les connaissent bien : ils appartiennent tous deux au « camp de la raison ». Ne reste plus à souhaiter que la raison revienne.
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