1793/94 vs 1789/90
21 janvier 2019
La révolte des gilets jaunes, déclenchée par le refus d’une taxe sur l’essence, si elle a des origines sociales sur lesquelles tout ou presque a été dit, a rapidement acquis une dimension politique, prenant pour cible l’ensemble des institutions : l’Exécutif et singulièrement le président de la République dont les manifestants ont réclamé la démission, ce qui est dans la logique de la personnalisation de son pouvoir sous la Cinquième République mais également le Législatif : les gilets jaunes ont eu tôt fait de demander la désignation d’une Assemblée représentative (sic) et la suppression du Sénat. Dans le fond, ce mouvement est l’expression dans la rue de la crise de la représentation politique depuis longtemps soulevée par les politologues et dont une étude récente du CEVIPOF vient de souligner combien elle se traduit par une défiance profonde à l’égard des politiques mais également des syndicats ou encore de la presse, en somme vis-à-vis des porte-paroles institutionnels de la « vox populi ».
Mais l’aspiration des gilets jaunes à la démocratie directe ne devrait-elle pas surtout inciter les démocrates et les libéraux à réclamer davantage de décentralisation pour conjurer le spectre d’une dictature populiste et illibérale ?
N’est-ce pas à ce prix que 2019 peut être la revanche de 1789/90 sur 1793/94 ?
Gilets jaunes et sans-culottes, même combat !
Les gilets jaunes refusent la démocratie représentative au nom … de la démocratie elle-même. Ils recherchent du coup la confrontation directe et violente avec les institutions, accusées d’avoir confisqué la souveraineté populaire – le chef de l’État, son gouvernement mais également le Parlement -. Ils sont donc les nouveaux sans-culottes. Même sociologie si l’on songe qu’Albert Soboul a montré combien la sans-culotterie de 1792/94 est le fait d’ouvriers qualifiés mais aussi d’une petite bourgeoisie de boutiquiers et d’artisans, nullement de marginaux et de prolétaires : elle appartient aux classes moyennes et populaires comme les manifestants de 2019 somme toute. Et surtout, gilets jaunes et sans-culottes montrent le même attachement à la démocratie directe. Patrice Gueniffey dans son Essai sur la violence révolutionnaire (1) note que la « surenchère révolutionnaire s’est alimentée dès 1789 à la dénonciation de la séparation du pouvoir et du peuple ». Les sans-culottes ont donc cherché à établir un pouvoir immédiatement populaire, sans médiation. Seulement note Gueniffey « le caractère purement démocratique de cette figure de la légitimité et la nature nécessairement représentative des institutions (…) ont interdit l’instauration d’un ordre politique régulier ». Et Gueniffey de conclure sur ce point : « seul Robespierre parvient, au moins pour quelques mois, à réunir ces deux légitimités, et à réaliser ainsi, à travers sa propre personne l’unité du peuple et du pouvoir ». On sait à quel prix : la Terreur, bientôt suivie de la Grande Terreur, entraînant la chute du « tyran » le 9 Thermidor.
La leçon de l’histoire est claire : l’aspiration à une démocratie transparente, directe, débouche sur une dictature qui se retourne contre le peuple lui-même : 71% des victimes de la Terreur appartiennent au tiers-état.
Les démocrates libéraux doivent donc défendre la démocratie représentative. Le grand débat national, dans cette perspective, semble une arme à double tranchant.
Le grand débat national, une arme à double tranchant pour la démocratie représentative
Pour rendre la parole au peuple, l’Exécutif a organisé un grand débat national. Soit. Mais les gilets jaunes refusent d’y participer et dénoncent une manœuvre habile du pouvoir. Peut-être parce que l’aspiration démocratique attend de l’horizontalité alors que la consultation populaire semble fonctionner selon une verticalité assumée par le pouvoir. Le président de la République, dans une lettre adressée à tous les Français, a en effet fixé son cadre et ses thèmes, écartant d’emblée toute discussion sur une revendication majeure des gilets jaunes, le rétablissement de l’ISF, avant, finalement, de nuancer son propos. Il a ensuite pris lui-même en charge l’animation du débat en allant, sous l’oeil des caméras, rencontrer des maires portant les doléances de leurs administrés, répondant à toutes les questions – au passage, est-ce le rôle du président de la Ve République ? « De minimis non curat praetor » disait le général de Gaulle. N’y a-t-il pas là un dévoiement de la fonction présidentielle, chargée d’« assurer par son arbitrage le fonctionnement régulier des pouvoirs publics » (article 5) ? –. Plutôt que de redonner la parole au peuple, l’objectif d’Emmanuel Macron n’est-il pas en réalité de renouer le contact avec une partie des Français, de restaurer son image et de retrouver – et même d’élargir – le socle de son pouvoir ? Mais alors la conclusion logique d’un tel débat devrait être un référendum/plébiscite. Il est douteux toutefois que le président de la République, même avec une cote de confiance en hausse de quatre points, prenne un tel risque.
On croit donc connaître l’issue de la consultation : elle aura en partie redressé la figure présidentielle – à supposer que les Français attendent de leur Président qu’il s’occupe de « repeindre les cages d’escalier » (M.Rocard) -, elle n’aura en aucune façon soigné les maux de la démocratie représentative. L’expression populaire aura été en quelque sorte confisquée et même instrumentalisée par le pouvoir. La fracture démocratique demeurera béante et le populisme attendra son heure pour s’y engouffrer.
La démocratie libérale pour conjurer le danger populiste
S’il faut évidemment repenser l’État et l’État-Providence (2), il faut également libéraliser le fonctionnement démocratique. Les deux sont liés du reste. Point besoin pour cela d’écrire une nouvelle constitution. En revanche, le temps est venu pour la France de décentraliser davantage ses pouvoirs et de donner, enfin, aux collectivités locales – communes et régions – autonomie et responsabilité. C’est en effet d’abord à ce niveau que les Français sont les mieux à même d’exercer leur citoyenneté comme ils en expriment le désir à travers la révolte des gilets jaunes. Rapprocher la prise de décision des citoyens et, du coup, mettre les politiques « à portée d’engueulades » (G.Larcher), c’est donc, à coup sûr, le meilleur moyen de combattre la crise de la représentation politique, mère du populisme. Le « peuple » est moins fondé à dénoncer les « élites » s’il a été associé à leurs décisions. Mais il s’agit aussi de permettre ainsi à l’État de se recentrer sur le régalien et à son chef de se positionner en « arbitre » plutôt qu’en « homme providentiel » qui s’occupe de tout et laisse le gouvernement et le Parlement faire le reste. Sans doute peut-on y voir également une réponse au défi européen. L’Europe des régions n’est-elle pas aujourd’hui la seule à même de satisfaire la volonté de ses citoyens d’exercer leur souveraineté ? La France et son Président pourraient ainsi prendre la tête d’une réforme de l’Union européenne qui lui permettrait de relever le défi des « démocratures » ( N.Baverez) et du populisme. Le scrutin européen approche.
Pour conjurer 1793/1794, les Français doivent donc en revenir à 1789/90, ce moment de l’histoire révolutionnaire où, comme le remarquait Tocqueville, la France a fait le choix de la décentralisation et du principe électif plutôt que celui du jacobinisme et de la nomination.
Et si la France de 2019, inversant l’ordre du précédent historique, après le 1793/94 des gilets jaunes optait pour le 1789/90 des Girondins, pour concilier démocratie et liberté et contrer les « démocratures » et l’illibéralisme ?
Vincent Feré
(1) P Gueniffey, La politique de la terreur. Essai sur la violence révolutionnaire, Gallimard, Tel, 2003.
(2) E Le Noan, « Gilets jaunes, grand débat : et maintenant on fait quoi ? », Trop libre, 18/01/2019
Photo by Miguel Henriques on Unsplash
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