De l'importance de l'histoire et de la mémoire
19 avril 2018
Le 6 février dernier, le gouvernement conservateur polonais a promulgué une loi pénalisant toute attribution à l’État ou à la nation polonaise, « contrairement aux faits » de crimes contre l’humanité. Le gouvernement réécrit donc l’histoire, selon les termes mêmes de Jean-Yves Le Drian[1], ministre de l’Europe et des affaires étrangères français, car cette loi remet en cause les crimes perpétrés contre les Juifs et les Polonais lors de la Seconde Guerre Mondiale, comme lors des Pogroms, ou encore envers les nationalistes ukrainiens. Par exemple, l’expression de « camps de la mort polonais »[2], souvent utilisée par la presse et par les politiques, est bannie par cette loi. Le parti conservateur polonais « Droit et Justice » met en avant la volonté de rééquilibrer l’Histoire suite aux prises de position des gouvernements polonais depuis la chute l’URSS, qui ont trop, selon le parti, mis en avant la part sombre de l’histoire polonaise. Ainsi ces propos alimentent-ils le conflit des mémoires entre les victimes (30% des Polonais ont été tués lors de la Seconde Guerre Mondiale), « les héros » qui ont résisté au régime nazi et aux violences de l’URSS, et les actes commis durant les Pogroms, la guerre et les tensions nationalistes[3]. Cette polémique illustre bien un débat entre le travail historique et la création de la mémoire, qui n’est pas unique au cas polonais et peut rappeler les cas français de la mémoire de Vichy ou celle de la guerre d’Algérie. Pour sortir du conflit entre Histoire et Mémoire, il faut bien comprendre ces deux notions et les allier dans la pratique.
Le rôle de l’Histoire et de la Mémoire
Maurice Halbwachs définit très bien les deux notions d’Histoire et de Mémoire et leurs différences[4]. L’Histoire relève du positivisme et représente une vérité objective se basant sur des documents pour quantifier et un langage de dénomination (l’utilisation de détails spatio-temporels et des noms) afin d’observer les changements, en examinant les groupes de l’extérieur. La Mémoire est une construction subjective de la psyché, qui peut déformer la vérité historique pour légitimer des actions ou une identité, comme le fait actuellement le gouvernement polonais, ou qui peut également être une vérité subjective liée à une perception collective venant compléter l’Histoire. Avec cette loi, le gouvernement cherche le soutien de la population dont une partie ne veut pas se sentir coupable de crimes contre l’humanité car leurs ancêtres, eux-aussi, ont non seulement été victimes de violence, mais ont aussi été résistants contre le régime Nazi.
L’apport de la Mémoire à l’Histoire
Deux mouvements peuvent régler ce conflit entre Histoire et Mémoire : la création d’un nouveau domaine objectivant la Mémoire qui s’appelle l’histoire de la Mémoire ; et la création de la Mémoire d’histoire, c’est-à-dire, un retour vers le passé des historiens afin d’identifier et de légitimer leur pratique.
Pierre Nora a pensé que « l’analyse des mémoires collectives peut et doit devenir le fer de lance d’une histoire qui se veut contemporaine », afin d’éviter que l’histoire ne fonctionne sous la pression de la Mémoire. D’autres historiens le soutiennent dans cette démarche, comme Henry Rousso qui pense que l’histoire permet de clarifier les conflits de mémoire. Il déclare donc qu’« une société en quête d’identité ou en proie à des querelles de mémoire […] a besoin du regard historique, à condition que celui-ci quitte les rivages du positivisme pour s’aventurer dans les terres […] du souvenir collectif, qui permet de compléter l’analyse concrète d’un événement par celle de sa postérité dans les consciences, et cerner ainsi les enjeux et les « rejeux » de la mémoire collective »[5]. Les mémoires ne peuvent pas être apaisées quand elles sont utilisées par des politiques : ce risque durera tant que l’Histoire n’incorporera pas la Mémoire dans son travail, pour la clarifier.
La Mémoire peut aussi permettre de justifier l’Histoire. Cette vision est portée par le mouvement de l’égo-histoire que Pierre Nora développe dans « L’Essai d’égo-histoire »[6]. Ce livre contient des autobiographies d’historiens afin d’identifier le lien avec leur sujet de recherche, puisque ce livre s’inscrit dans un mouvement qui remet au centre des sciences sociales l’agent, considérant que le positivisme avait effacé celui-ci. Ainsi, « Nora conçoit l’autobiographie historienne comme porteuse d’un nouvel âge de la conscience historique ». Il souhaite que l’historien, en exposant sa relation avec son sujet d’étude, ne soit pas bloqué par sa subjectivité, mais au contraire, que cela permette de mieux le comprendre pour mieux s’immerger dans son sujet. Les historiens doivent donc objectiver ce lien subjectif afin « d’expliciter le lien entre l’histoire faite et l’histoire qui les a faits ». C’est donc à travers la Mémoire que l’Histoire se renforce. Il faut que l’Histoire s’implique et travaille la Mémoire car c’est son rôle et non celui du gouvernement, de raconter le passé.
Karman Jassal
[1] Le Figaro.fr avec AFP, Pologne : la loi sur la Shoah « malvenue » selon Le Drian, Le Figaro, 07/02/2018, http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2018/02/07/97001-20180207FILWWW00072-pologne-la-loi-sur-la-shoah-malvenue-selon-le-drian.php
[2] Pierre Bouvier, Pologne : le vote d’une loi mémorielle sur la Shoah suscite une incompréhension et inquiétude, Le Monde, 01/02/2018, http://www.lemonde.fr/international/article/2018/02/01/inquietude-et-incomprehension-apres-le-vote-d-une-loi-memorielle-sur-la-shoah-en-pologne_5250616_3210.html
[3] Gabriel Nedelec, Loi sur la Shoah en Pologne : les dessous d’une crise diplomatique, Les Echos, 10/02/2018, https://www.lesechos.fr/monde/europe/0301262689018-loi-sur-la-shoah-en-pologne-les-dessous-dune-crise-diplomatique-2152528.php
[4] Maurice Halbwachs, La Mémoire collective, Gérard Namer, Paris, 1997, p.139-140
[5] Patrick-Michel Noël, « Entre histoire de la mémoire et mémoire de l’histoire : esquisse de la réponse épistémo-logique des historiens au défi mémoriel en France », Conserveries mémorielles, #9
[6] Ouvrage collectif de Maurice Agulhon, Pierre Chaunu, Georges Duby, Raoul Girardet, Jacques Le Goff, Michelle Perrot et de René Rémond, Textes réunis et présentés par Pierre Nora, Essais d’égo-histoire, Gallimard, Paris, 1987
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