E-citoyennetés
Farid Gueham | 20 janvier 2020
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Photo by Arnaud Jaegers.
« Dans le monde numérique, le citoyen devient acteur à part entière et entre dans un espace où il défie et même délégitime les puissants. L’internet permet à l’espace public de changer d’échelle et s’affranchit des étiquettes politiques ; les habits idéologiques et partisans sont trop petits pour son ambition qui vise le noyau même du politique, la démocratie, en aspirant faire éclater le premier et refonder la seconde. Il aspire aussi à en construire l’auteur et l’acteur, l’e-citoyen ». Anna Krasteva, professeure à la Nouvelle Université Bulgare et docteur à l’Université de Lille analyse la portée politique de l’Internet : celle d’une « e-citoyenneté » élargie et augmentée.
Différentes formes d’e-participation : l’exemple des « indignés d’internet ».
« Pas d’internet sans hacker, mais aussi pas de hacker sans autonomie du cyberespace. D’où la volonté de se l’approprier, la radicalité du changement, la révolution revendiquée ». Le Manifeste du hacker (1986) pierre angulaire de la pensée libertaire, et la Déclaration de l’indépendance du cyberespace (1996) dix ans plus tard confirme et radicalise le rejet du pouvoir existant, annonçant l’émergence d’un nouveau mouvement, aspirant à plus de liberté et de souveraineté numérique. De la même façon, la production en réseau et le partage de données, sont un défi lancé au monde : c’est le combat des indignés. Pour Anna Krasteva, la contre-culture de la fin des années 2010 et celles des années 60 chantent toutes les deux un nouveau monde de liberté et d’autonomie, fondé sur l’échange, la créativité et les réseaux.
Cyber citoyenneté : de la résistance à la résilience.
« Profitant des opportunités technologiques fournies par la toile et de la téléphonie, des hommes et des femmes s’engagent à l’image de leurs aînés des années 1960 pour faire partager leur indignation et changer le monde. L’histoire récente de la cyber-citoyenneté en Lybie et en Tunisie sert ainsi de prétexte à illustrer l’émergence d’un espace public où les notions de frontières et de citoyennetés sont remises en question ». L’historienne Muriel Bourdon distingue deux étapes récurrentes et commune à l’ensemble de ces mouvements : le temps de la résistance et celui de la résilience. Le premier est le temps de la lutte des citoyens contre les régimes autoritaires. Des engagements d’autant plus courageux qu’effectué dans des États ayant largement investi l’arsenal de surveillance technologique. L’action des blogueurs a également consisté à moquer le régime en place, arme de déstabilisation puissante contre une censure d’état le plus souvent pilotée par le ministère des communications et des technologies. Le temps de la résilience s’ouvre avec la chute des régimes : c’est dans cette phase que des fondations essentiellement européennes s’engagent afin de maintenir le mouvement. « La mise en place d’une journée mondiale contre la cyber-censure et les rapports édités notamment par Reporter Sans Frontières servent de veille et de protection de la cyber citoyenneté. Des fondations, telles que la Fondation Heinrich Boell (HBS), ou la Global Voice Online (GV) soutiennent depuis 2008 les blogueurs arabes en les réunissant ». La portée des mobilisations générées à partir de l’internet doit cependant être relativisée. Dans son ouvrage « La démocratie à l’ère numérique », le professeur Henri Oberdorff prend acte du rôle des cyber-citoyens dans leur capacité à contester, mais note par exemple que l’outil internet est moins adapté en termes de propositions. Se pose enfin la question de l’inscription de ces mouvements sur l’échiquier participatif traditionnel. Le philosophe Fred Poché, formule une réflexion en ce sens, « comment articuler la politique traditionnelle attachée à la communauté de destin avec une culture de cyber-citoyenneté plus sensible à la communauté d’élection ? Que faire de la territorialité, de la corporéité, du lieu, ou même de l’Etat-nation ? ».
Les médias sociaux : nouvel eldorado de l’engagement ?
Lucile Merra, doctorante en sociologie questionne le rôle central de l’individu comme moteur, au cœur du fonctionnement des médias. L’individu n’est plus seulement un récepteur passif face à l’information. Il en devient acteur à des degrés différents selon le niveau de contribution et d’investissement qu’il souhaite y apporter. « La participation de l’individu dans l’économie de ces médias se rapproche du modèle de co-création. Celui-ci peut désormais devenir auteur, agrégateur, ou encore diffuseur d’informations ». Ce schéma n’était pas possible avec le modèle des médias traditionnels, où la position du contributeur se limitait à un rôle de consommateur de l’information. Enfin, l’engagement social diffère principalement par l’exposition qu’il nécessite et les causes qu’il soutient. Exprimé en réseau, il procure également à son auteur l’affirmation de son individualité engagée.
E-citoyenneté, réseaux et dilemmes éternels des inégalités du savoir et du pouvoir.
« Un des clichés concernant l’e-démocratie, l’e-citoyenneté et, d’une manière générale, le rôle des nouvelles technologies de l’information et de la communication, consiste à les prendre pour un accélérateur puissant du changement démocratique », déplore Alexander Marinov, maître de conférences à l’Université Sofia-Saint-Clément-d’Ohrid. Comme tous les phénomènes de mise en réseau, l’e-citoyenneté lance un défi aux hiérarchies formalisées et rigides, aux centres traditionnels de pouvoir et de contrôle. Car les réseaux reproduisent les inégalités : les e-réseaux engendrent eux aussi des différences quant aux possibilités d’exercer une influence, et le potentiel qu’a un citoyen d’exercer une influence ne dépend pas seulement du nombre de liens que ce dernier peut établir, mais avant tout de la qualité de ceux-ci. « L’essence des réseaux est dans leur caractère immanent infini et souple. Mais puisque les réseaux actuels accumulent de plus en plus de pouvoir et sont en train de s’institutionnaliser, il convient d’admettre que ce pouvoir peut servir aussi bien aux bonnes qu’aux mauvaises causes », conclut Alexander Marinov.
Pour aller plus loin :
– « Qu’est-ce que la e-citoyenneté ? », eduscol.education.fr
– « Les indignés : un mouvement né sur le web », humanite.fr
– « Pour une sociologie des médias sociaux. Internet et la révolution médiatique: nouveaux médias et interactions », thèse de Lucile Merra, tel.archives-ouvertes.f
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