La loi sur l’interdiction des portables à l’école : une mesure légère pour un défi collectif de grande ampleur

15 juin 2018

L’article L511-5 du code de l’éducation dispose depuis 2010 que dans les écoles et les collèges, l’utilisation des téléphones portables est interdite pendant les heures d’enseignements. Selon ce texte il est également possible au règlement intérieur des établissements d’interdire ces usages pendant les heures de pause. L’Assemblée nationale a adopté jeudi 7 juin une proposition de loi qui modifie cet article, faisant de l’interdiction de la consultation des portables à l’école la norme en tout temps, norme pouvant être tempérée par le règlement intérieur des établissements. Ce retournement du texte a sonné pour l’opposition comme un tour de passe-passe, mais le ministre de l’éducation Michel Blanquer a défendu sa mesure par l’argument de la force symbolique et performative de la loi : si l’interdiction c’est la norme, les chefs d’établissements n’auront pas à se justifier pour introduire dans leur règlement une prohibition des récréations 2.0, ils seront au contraire incités à se plier à cette règle par défaut.

Cette mesure intervient dans un contexte de vive préoccupation sociale concernant les usages des nouvelles technologies par les nouvelles générations. Ces usages n’ont pas encore été éprouvés par le temps, les effets de l’exposition continue des jeunes aux contenus des smartphones sont encore mal connus. Nous sommes d’autant plus dans le flou que ces contenus évoluent continuellement, apportant pour chaque génération des nouvelles problématiques. Les jeunes qui envoyaient des textos en cours sur leurs modèles de téléphone à clapet ne vivent pas la même expérience que ceux qui surfent sur internet et s’exposent à des textes, images et vidéos capables de détourner leur attention en permanence.

La Fondation pour l’innovation politique a récemment publié une enquête sur les addictions chez les jeunes[i] qui peut nous éclairer sur l’état de la situation que les pouvoirs publics entendent régler avec la révision du code de l’éducation. Les chiffres parlent d’eux-mêmes, 7% des jeunes de 14 à 16 ans (ce qui correspond à la fin du collège) déclarent consulter du contenu pornographique plusieurs fois par jour. Il est possible que des nuits fiévreuses d’adolescents mènent certains à consulter ces contenus plusieurs fois dans une même soirée, il est plus probable que ces visionnages s’étalent dans la journée au collège. Ils sont 90% du même échantillon à considérer qu’il est facile pour un mineur de consulter de la pornographie. Sur un autre sujet l’enquête révèle que 38% des jeunes femmes de 14 à 15 ans consultent les réseaux sociaux de 2 à 5 heures par jour. Les pratiques sont donc installées, elles effraient et le défi est effectivement de taille, mais la loi du 7 juin est-elle une solution à la hauteur ?

Le premier contact des jeunes à la pornographie se fait souvent au sein des cours d’école, c’est aussi à un environnement où l’apprentissage de la reconnaissance sociale peut stimuler l’attrait pour les réseaux sociaux, notamment par l’illusion de contrôle de l’image de soi qu’ils peuvent procurer. La prohibition des nouvelles technologies chez les enfants apparaît d’autant plus pertinente qu’aujourd’hui beaucoup de parents travaillant dans la Silicon Valley interdisent à leurs enfants l’usage d’outils qu’ils conçoivent pourtant eux-mêmes, certains inscrivent même leurs enfants dans des écoles anti-technologie.[ii]

On peut cependant critiquer la faiblesse de la mesure et son inapplicabilité : il est impossible de surveiller les élèves en permanence, il n’est pas non plus légal de confisquer leurs portables. L’enquête précédemment citée indique que 69% des français (échantillon de 2000 personnes de plus de 18 ans) sont favorables à l’installation d’antennes de brouillage dans les établissements scolaires. De tels dispositifs empêcheraient techniquement tout usage des smartphones. La solution répressive peut donc être plus efficace mais elle n’est pas forcément la voie la plus pertinente pour s’attaquer à l’immensité du défi sociétal auquel nous sommes confrontés.

En effet l’enquête sur les addictions menée par la Fondation pour l’innovation politique nous renseigne sur une jeunesse très sensible aux produits et comportements addictifs. Une situation qui devrait mener l’ensemble de la société, l’école mais aussi les parents, à réfléchir. La loi prohibitive est souvent une solution de facilité, il est facile d’interdire, plus difficile de regarder en face les angoisses qui travaillent les jeunes, et plus dur encore de remettre en question notre façon de leur transmettre des savoirs et la vision de l’avenir que nous leur proposons. A quelle faillite en matière d’éducation affective et sexuelle devons-nous cet attrait des jeunes pour la pornographie, souvent dégradante, des plateformes gratuites de visionnage ? Quelle réflexion est menée sur l’apprentissage de la vie sociale au collège ? Celle-ci se fait dans une totale anarchie, favorable aux humiliations diverses et entraînant des comportements désastreux sur les réseaux sociaux (harcèlement, calomnies…).

Au-delà de l’interdiction et de la chasse à l’utilisation des téléphones, peut-être faut-il engager une réflexion poussée en matière d’éducation qui soit capable d’intégrer cet état de fait du monde contemporain. Cela ne revient pas forcément à tomber dans la démagogie et le jeunisme en imaginant pouvoir trouver des applications scolaires aux smartphones. On trouve trop d’adultes tentés par ce travers qui sont à la fois gênés et impressionnés par la capacité d’adaptation des plus jeunes aux nouvelles technologies. Pourtant il faut rester lucide, les jeunes savent utiliser la technique, ils ne savent pas la maîtriser. Les adultes ont donc une légitimité pour leur enseigner un recul critique indispensable sur ces outils.

Si l’école a encore l’ambition de former des adultes formés aux difficultés du monde contemporain, les poncifs sur le retour à l’éduction classique et à la fermeté concernant les usages ludiques du téléphone ne semblent malheureusement pas suffisants pour se saisir d’un problème si profond. Il conviendrait d’aller au-delà, d’intégrer la réflexion sur les usages des smartphones à un débat plus large sur la tendance des jeunes à vouloir s’échapper du réel, quel que soit le moyen.

 

 

 

Bertrand CALTAGIRONE

[i] Enquête publiée sur fondapol.org et chiffres de l’enquête disponibles sur data.fondapol.org

[ii] http://www.atlantico.fr/atlantico-light/parents-travaillant-dans-silicon-valley-tiennent-enfants-eloignes-technologie-1752701.html

 

Photo by Feliphe Schiarolli on Unsplash

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