Les dépossédés de l’open-space : une critique écologique du travail
Farid Gueham | 22 avril 2020
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Alex Kotliarskyi
« Une nouvelle forme de travail étend son emprise sur nos vies. Au champ, à la ville, au bureau, à l’usine, mais aussi à domicile ou dans la rue : partout le « néotravail » – contemporain du « néolibéralisme » – s’étend et s’impose. Si nombre de ses modalités ont pour origine la « troisième révolution industrielle » survenue au milieu du XXe siècle, c’est en ce début de XXIe siècle qu’il a révélé sa nature et pris son ampleur, investissant progressivement tous les aspects de nos vies professionnelles, mais aussi de nos vies privées et de nos vies intérieures ». Fanny Lederlin, doctorante à l’Université de Paris, décrypte un phénomène majeur, dont la robotisation, la digitalisation et l’uberisation ne sont que les aspects les plus visibles. Nos vies privées sont impactées et avec elles, l’organisation de nos vies professionnelles, notre consommation et nos interactions sociales.
Si la fin du travail n’est plus au cœur de nos angoisses, comme l’expliquent les travaux du philosophe Bernard Stiegler, c’est la redistribution de l’activité de production qui accompagne et bouleverse la division du travail. Mais de quoi parle-t-on exactement : de travail, d’emploi ? « La mort de l’emploi – qui a pris jusqu’à présent la forme juridique du salariat – pourrait donc apparaître comme libératrice, dans la mesure où elle rendrait possible une « renaissance du travail », c’est-à-dire l’accès, pour tous les travailleurs, à un vrai travail, un travail qui cultive un savoir, qui permet l’épanouissement de ses capacités individuelles et qui participe à la construction du monde », précise Fanny Lederlin.
Le travail atomisé.
« Nous vivons actuellement une nouvelle révolution industrielle, dont les germes remontent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Elle résulte de la convergence de trois principaux phénomènes : une innovation technologique exponentielle qui a fait apparaître successivement, et dans un temps très court, l’informatique, la robotique, l’internet et l’intelligence artificielle ; (…) une effervescence conceptuelle associée à un ardent activisme des penseurs du néolibéralisme qui, après avoir contribué à modifier les pratiques managériales dans les décennies 1970, 1980 et 1990, continuent d’inspirer l’organisation des entreprises, avec pour mot d’ordre « l’adaptation ». Pour l’auteur, la digitalisation du travail et l’injonction constante à l’adaptation, participent à un éclatement des dimensions fédératrices et organisatrices que le travail recouvrait jusqu’à présent.
Du travail à la tâche.
« Le digital labor recouvre une multitude d’activités et différentes modalités de travail. Antonio Casilli en distingue trois : le travail digital à la demande – celui des plateformes d’intermédiation du type Uber, Airbnb ou Deliveroo –, le micro-travail – qui permet aux usagers d’internet de gagner de l’argent en aidant les plateformes à optimiser leurs services –, et le travail social en réseau – celui que nous pratiquons lorsque nous postons un contenu sur Facebook ou que nous signalons une avarie sur une application ». Et si la perte de compétence induite par ces nouvelles fonctions s’accompagnait d’une perte de sens ? Et si le travail à la tâche – cette « tâcheronisation » – n’a pas vu le jour avec l’avènement des technologies numériques, c’est bien le digital labor qui a permis son accélération et sa diffusion. « Comme la plupart des transformations initiées par les acteurs de l’économie numérique, le travail à la tâche est présenté comme une innovation libératrice pour les candidats au travail, qui auraient désormais tous l’opportunité de – devenir leur propre patron – et de – gérer leur temps à leur guise – », ironise Fanny Lederlin. Mais dans les faits, ce virage marque aussi un retour en arrière : vers une taylorisation, le retour du salaire à la pièce, et l’émergence d’une nouvelle prolétarisation.
Le travail à domicile.
« Si le travail du XXIe siècle ne dit plus son nom, il ne dit plus non plus son lieu. Connectés à leurs ordinateurs portables, à leurs tablettes ou leurs smartphones, les travailleurs travaillent partout. Dans les cafés, dans les parcs, dans les gares, dans les aéroports, dans les espaces de coworking, dans les bureaux transformés en open space, mais surtout… à domicile ». Pour Fanny Lederlin, ce décloisonnement n’est pas sans conséquence. Consulter ses mails en dehors des plages légales de la journée de travail, télé-travailler depuis son domicile, c’est aussi brouiller les frontières symboliques mais essentielles, entre le domicile et le bureau. Une ouverture du temps privé au temps travaillé, qui ne serait pas sans incidence sur nos vies, celles de notre entourage. « En faisant entrer le travail dans notre domicile, il lui ouvre la porte de l’intégralité de nos vies », précise l’auteur.
Se réapproprier la valeur travail.
Transcender la tâcheronisation, le bricolage, l’automation désincarnée et la remplacer par une coopération sensée. Tels sont les challenges qui se présentent aux travailleurs. Un cheminement long, du fait de la difficulté de s’extraire des schèmes du travail tel qu’il est pensait aujourd’hui. Pour Fanny Lederlin, ce basculement ne sera vraisemblablement pas opéré sous l’impulsion de héros au poing levé, « mais plutôt par une multitude de travailleurs et de travailleuses « suffisamment bons » qui, obstinément, depuis leur open space, leur domicile, leur usine, leur ferme, leur bureau, depuis l’hôpital, la classe, la gare, le restaurant, l’hôtel ou la rue où ils travaillent, sauront « déserter les rôles que la société avait préparés pour eux » et reprendre possession de leur travail et de leur vie ».
Farid Gueham
Consultant secteur public et contributeur numérique et innovation auprès de la Fondation pour l’innovation politique. Il est notamment l’auteur des études Vers la souveraineté numérique (Fondation pour l’innovation politique, janvier 2017) et Le Fact-Checking : une réponse à la crise de l’information et de la démocratie (Fondation pour l’innovation politique, juillet 2017).
Pour aller plus loin :
– « Et l’open-space entra dans les domiciles », liberation.fr
– « L’impact du coronavirus sur la digitalisation des entreprises françaises », entreprendre.fr
– « L’open-space ou le paradigme du refus de l’évidence », usinenouvelle.com
– « La création d’emploi n’est pas la finalité des plates formes de micro-travail », lesechos.fr
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