Les invisibles de la république : comment on sacrifie la jeunesse de la France périphérique.
Farid Gueham | 11 mars 2020
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Sasha Freemind
« C’est une jeunesse oubliée. À l’abandon. Notre jeunesse. Celle de la France dite « périphérique ». Près de deux jeunes sur trois y cumulent les difficultés. L’isolement qu’ils subissent sabote toute cohésion sociale. Favorise la montée des extrêmes. Met en péril la République. On sait depuis longtemps les obstacles auxquels font face les jeunes de nos banlieues ». Pour Salomé Berlioux fondatrice et présidente de l’association « Chemins d’avenirs » et Erkki Maillard, parrain du dispositif, diplomate en poste à la direction des relations internationales d’EDF, le parcours des enfants de la France périphérique est aujourd’hui encore trop méconnu. Un non-sens absolu, puisque 60 % des jeunes français vivent dans des petites villes, des espaces ruraux, à l’écart des grandes métropoles et des circuits de la mondialisation.
Moins armés pour affronter l’avenir.
« Ces jeunes manquent de tout pour affronter l’avenir : ils ont accès à trop peu d’informations, trop peu de moyens de transport, trop peu de réseaux, trop peu d’opportunités. En ce qui concerne leur formation, leur métier, leur vie, le champ des possibles est réduit. D’autant que de puissants mécanismes d’autocensure limitent leurs aspirations. Et que leurs territoires sont souvent fragiles, économiquement et socialement ». Il ne faut pas s’y tromper, internet n’a pas tenu la promesse égalitaire d’une juste information des masses. Les usages, comme les milieux, enferment, restreignent, étouffent. L’orientation post-bac en est une bonne illustration. En 2018, le ministère de l’Éducation nationale compte essentiellement sur internet et les plateformes publiques afin d’assumer cette mission d’orientation. « Tout est en ligne », tout le monde peut accéder aux informations. Un raisonnement qui éclipse une réalité majeure : dans les zones rurales et les petites villes, l’information est lacunaire. Il manque également l’essentiel, les étudiants et professionnels qui permettraient d’incarner un horizon professionnel. Si internet est une chance, il est aussi un facteur de stress non négligeable.
S’il suffisait de surfer.
« De toute façon, ces jeunes ont accès à Internet, non ? En 2018, n’importe qui peut trouver sa voie sur son ordinateur portable ! Cette remarque d’un parent d’élève du lycée Fénelon dans le 6e arrondissement parisien, à l’occasion d’un événement de Chemins d’avenirs, est compréhensible et attendue. Elle est surtout très entendue. En effet, qui n’a jamais pensé qu’il suffisait désormais de se connecter pour avoir accès au monde entier ? ». Salomé Berlioux et Erkki Maillard s’attaquent au mythe du pouvoir égalisateur des chances de l’ « Internet pour tous ». Au-delà du raccourci sociologique, la réflexion du parent d’élève traduit une méconnaissance des réseaux, de leur état et des usages numériques de la jeunesse française.
Si Internet ne permet pas d’égaliser les connaissances et les savoirs, il a toutefois le mérite de réduire l’autocensure et de tempérer les sentiments de relégations des jeunes des territoires les plus reculés. « Le numérique s’impose progressivement comme un enjeu clé en matière d’égalité des chances. Rares sont les fondations d’entreprise qui ne partagent pas ce constat et ne l’inscrivent pas dans leurs objectifs », soulignent les auteurs. Et progressivement, les inégalités numériques se réduisent en France. Mais ce constat vaut essentiellement pour l’équipement des foyers, comme en atteste une étude du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CREDOC) précisant que le taux d’équipement des foyers progresse « en 2016, 85 % des foyers étaient connectés à Internet et 65 % des Français de plus de douze ans avaient un smartphone ».
La barrière des usages numériques.
« Non seulement Internet n’implique pas qu’un jeune puisse automatiquement s’y orienter avec aisance, mais l’usage du numérique en zone périphérique accentue ces résistances. Car dans bon nombre de territoires isolés cet usage est moins quotidien que dans les grandes métropoles ». Salomé Berlioux explique que lorsque un étudiant parisien utilisera une application pour localiser son bus, évaluer son itinéraire, planifier une séance de cinéma ou réserver une table dans un restaurant, un jeune en territoire rural n’aura pas les mêmes usages. La fracture digitale est double : elle limite l’information, mais aussi l’orientation et la mobilité. « Croire que l’accès au numérique va résoudre les difficultés de ces jeunes, c’est méconnaître l’ampleur des défis qu’ils ont à affronter », affirme-t-elle.
Internet : un outil comme les autres.
Dans la démarche de parrainage mise en place par « Chemins d’avenirs », le partage d’une expérience professionnelle et d’un parcours personnels sont essentiels. Ils cohabitent avec des revues de presse, la réalisation de fiches d’actualité à partir de sites Internet de référence, de résumés de lectures, afin d’affiner le projet des filleuls. « Informer et accompagner est un travail de longue haleine. Pour éviter une démarche passive de la part du jeune, le troisième axe vise la responsabilisation et le développement de son sens de l’engagement ». Le pouvoir mobilisateur d’Internet ne doit pas être sous-estimé, message porté par le projet d’Agence pour la jeunesse de la France périphérique : initiative qui, à l’instar d’une association créée par quatre jeunes étudiantes, Unis-Cité, pourrait devenir une politique publique, « qui répond, elle aussi, à un besoin de la jeunesse et de la société française dans leur ensemble ». Un dispositif qui ne prétend pas renverser la table, mais agir pour une meilleure égalité des chances. Les difficultés d’accès à l’information des jeunes de la France périphérique et de leurs familles ne sont que très partiellement comblées par Internet. « Le numérique ne peut réduire d’un coup toutes les fractures territoriales. Car la fracture digitale, ne procède pas seulement du manque d’accès au réseau ».
Une politique pour les invisibles.
Au-delà du constat, Salomé Berlioux et Erkki Maillard esquissent les contours d’une « politique pour les invisibles ». Et si l’idée d’une « plateforme numérique nationale d’échanges, de retours d’expérience et d’information » est envisagée, les auteurs appellent au pragmatisme et à une réactivation des valeurs républicaines. « Les jeunes périphériques sont très dispersés sur l’ensemble du territoire français (…) Cette dispersion a des conséquences pratiques significatives dans le traitement qui doit être apporté à leurs problèmes. Il est en effet beaucoup plus difficile de rassembler ces jeunes, d’être en contact direct avec eux. L’utilisation d’Internet, des réseaux sociaux et des conversations en ligne n’est pas toujours aisée. Surtout, elle ne résout pas tout et ne remplacera jamais les contacts humains », concluent les auteurs.
Farid Gueham
Consultant secteur public et contributeur numérique et innovation auprès de la Fondation pour l’innovation politique. Il est notamment l’auteur des études Vers la souveraineté numérique (Fondation pour l’innovation politique, janvier 2017) et Le Fact-Checking : une réponse à la crise de l’information et de la démocratie (Fondation pour l’innovation politique, juillet 2017).
Pour aller plus loin :
– « Les Invisibles de la République » : la jeunesse oubliée de la « France périphérique », lemonde.fr
– « L’association qui propose un avenir aux jeunes oubliés de la France rurale », nouvelobs.com
– « Salomé Berlioux : « il faut mettre fin à l’autocensure scolaire des jeunes ruraux », la-croix.com
– « Comprendre les inégalités lors de l’orientation vers l’enseignement supérieur », sciencespo.fr
– « Le pouvoir égalisateur d’un Internet pour tous relève en partie du fantasme », usbeketrica.com
– « Baromètre du numérique 2019 », credoc.fr
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