Makers : enquête sur les laboratoires du changement social.

15 janvier 2019

« La révolution technologique dont l’imprimante 3D n’est qu’un des vecteurs les plus médiatiques a d’abord été portée dans des espaces qui ressemblent davantage à des garages qu’à des laboratoires de pointe ; Animés par une même volonté de bricoler, détourner, récupérer, inventer, leurs promoteurs, les makers, sont à l’origine d’un mouvement culturel de transformation, par la pratique, des manières de faire, de produire, de consommer et d’apprendre ». Dans cet ouvrage collectifIsabelle Berribi-Hoffmann et Marie-Christine Bureau, chercheuses au CNRS et Michel Lallement, professeur au CNAM, nous invitent à découvrir les hackerspaces et autres fablabs de l’intérieur. Plus que des lieux, au-delà des communautés, de nouvelles façon de vivre, de consommer, de produire s’y développent. Une rupture qui se créée et se pense dans son rapport à l’économie, à l’écologie, au droit et à la société.

Des shakers aux makers : fragments de généalogie.

 

« Les makers ont fait une apparition remarquée à partir du milieu des années 2000. Ils ne sont pas pour autant nés au début de ce millénaire. Qu’ils en aient ou non conscience, ils doivent beaucoup en effet, à des mouvements déjà anciens qui, pour des raisons multiples et évolutives, ont érigé le bricolage au rang de contrepoint à l’ordre productif dominant ». Les makers, sont, au-delà d’une communauté, une dynamique, un mouvement social ou culturel, une vision critique de la société industrielle incarnée par le DIY, la micro-informatique, les hackerspaces et les fablabs. Pour le collectif d’auteurs, les racines du mouvement makers se situent dans la moitié du XVIIIe siècle chez les shakers, une communauté religieuse, naît en Europe sous la houlette d’Ann Lee (1736-1784), une jeune ouvrière de l’industrie textile de Manchester. La communauté s’exile à New Lebanon, petite ville de l’état de New York, s’inspirant de l’héritage des prophètes cévenols millénaristes de la fin du XVIIe siècle. Ces communautés fonctionnent comme des coopératives, structurées autour des notions de copropriété, d’autoconsommation, d’organisation du travail par alternance des tâches. Tout comme le mouvement Shakers, la philosophie des « Arts and Crafts », fait de la production de beaux ouvrages une réponse à l’uniformisation de la consommation et la production de masse. Autant de valeurs qui sont l’ADN des fablabs et des hackerspaces, espaces d’affirmation d’une contre-culture innovante et indépendante.

 

Hackerspaces et fablabs : racines nationales et circulations internationales. 

 

« Hackerspaces et fablabs constituent aujourd’hui les deux modèles organisationnels principaux du monde des makers. Apparus au seuil des années 2000, ces lieux sont originaux à de nombreux égards. Expressions nouvelles d’une matrice qui associe, comme de nombreuses fois auparavant, une question sociale, des acteurs, des ressources et une conception de la personne et de la société, les makerspaces héritent d’une tradition qui a toujours fait du DIY et de la bricole un potentiel levier d’émancipation individuelle et collective ». Les fablabs sont des interfaces, des espaces entre deux mondes. Imprégnés de culture numérique, on y trouve également des réminiscences de l’ancien monde, comme des machines à coudre qui côtoient les imprimantes 3D. Dans les écoles d’art et de design, les étudiants continuent d’étudier des œuvres classiques, de John Ruskin à William Morris, preuve que le mouvement des makers n’est pas une lubie moderniste, mais le nouveau chapitre d’une longue histoire pour la reconnaissance d’une autre vision du monde, en quête de légitimité sociale.

 

Les modalités culturelles et organisationnelles du faire ensemble. 

 

« Une diversité de formes alternatives d’organisation et d’action collectives s’expérimente avec plus ou moins de bonheur au sein des makerspaces. Contrairement aux techshops et aux espaces de coworking qui adoptent des structures hiérarchiques adossées à un modèle propriétaire, les makerspaces conjuguent l’auto-organisation, l’ouverture et le partage ». Ce mode horizontal de fonctionnement et de décision vise à promouvoir l’inclusion du plus grand nombre. La philosophie makers aspire aussi à concilier l’ouverture avec le respect de certaines normes : la résolution de conflit sans sanction, comment concilier la gratuité et le travail productif rémunéré, comment maintenir des activités militantes tout en stabilisant un projet viable ? Les makers sont en train d’écrire leur histoire. Leurs statuts sont eux aussi fruit du bricolage, de l’appropriation. En France, contrairement au modèle généralement répandu dans les pays anglo-saxons, les fablabs bénéficient du soutien juridique et financier de collectivités, de l’État. Dans le cas français, les aides publiques impactent les modalités culturelles et organisationnelles du faire ensemble.

 

Construire un monde commun : culture, rhétorique, pratiques. 

 

« La cohésion sociale, ou tout du moins l’entente entre des personnes capables de coordonner leurs actions, en vertu d’intérêts communs et de valeurs partagées, n’en a pas fini d’interroger la sociologie ». Le monde des makers n’est pas né vierge de tout antécédent idéologique. Doté « d’idées forces », sociologiques et historiques, il est porté par une vision du monde, répertoriées dans le manifeste de Mark Hatch « The Maker Movement Manifesto : rules for innovation in the New World of Crafters, Hackers, and Tinkerers ». Ces idées fortes (partager, apprendre, s’outiller, jouer, participer, aider, transformer) mettent en avant le rôle des techniques, comme autant d’outils de résistance et leviers d’émancipation. Le mouvement des makers joue et rejoue collectivement les moments de sa genèse, de sa fondation et de sa restructuration, posant la question de sa durabilité et de la pérennité.

Un monde social en transformation : essaimages et nouvelles alliances. 

 

« (…) Doit-on, au constat de l’émergence de réseaux et de groupes porteurs des intérêts de ce monde, en déduire que le monde des makers est victime paradoxalement de ses capacités à cimenter du commun et qu’il est d’ores et déjà menacé par l’enkystement institutionnel ? ». Pour les auteurs, deux hypothèses sont envisageables : le sens et l’énergie du mouvement viendraient d’une deuxième génération de projets, de stratégies d’essaimage et d’intersection. Seconde hypothèse : les frontières du monde des makers bougent, sous l‘influence d’acteurs et d’entrepreneurs sociaux situés aux lisières extérieures, fruit d’une alliance entre le monde des makers et les autres, ceux de l’artisanat, de l’éducation et de l’entreprise. Mais pour le collectif, le mouvement des makers est plus que l’expression d’un individualisme débridé ou encore la main armée d’un capitalisme intrigant. « En prenant au sérieux, avec les outils de la sociologie, ce que disent et ce que font les makers, c’est finalement la façon dont la société se bricole elle-même aujourd’hui que (…) nous avons tenté de mettre en lumière », concluent-ils.

Farid GUEHAM

Pour aller plus loin :

–       « Des Shakers aux Makers : éléments pour une critique sociale de la créativité », Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement, www.cairn.info

–      « Hackerspace, Techshop, Fablab… Quelles différences entre les nouveaux lieux d’innovation ? », blog getoffthebox.wordpress.com

–      « Des makers aux fablabs, la fabrique du changement », lejournal.cnrs.fr

–      « Créativité et Action: Bienvenue Dans la France Des « Makers », huffingtonpost.fr

 

Photo by bert sz on Unsplash

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