Sans la démocratie, les technosciences mobilisables contre le coronavirus n’accompliront que le pire de nos cauchemars

Elisabeth de Castex | 21 avril 2020

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Sculpture « The Pathogen » de l’artiste Götz Lemberg à l’hôpital de Regensburg (Allemagne).  (ARMIN WEIGEL / DPA / AFP)

Quel monde émergera après l’épidémie de coronavirus ? C’est la réflexion à laquelle l’initiative #EtAprès souhaite fournir des éléments de réponse. Le projet #EtAprès voit le jour dans le cadre d’un partenariat éditorial associant le média France Info, la Fondation pour l’innovation politique et Terra Nova. #EtAprès vise à susciter et à partager des idées, à confronter les réflexions sur l’après-crise du Covid-19.

Le « transhumanisme à l’épreuve du pangolin », persiflent certains, ironisant sur la vanité de croire en l’imminence d’une Humanité 5.0, en l’avènement d’humains hybridés avec toutes sortes d’intelligences artificielles, plus ou moins invincibles, immortels et, dans tous les cas, bienheureux, alors que les technologies restent aujourd’hui incapables de stopper la prolifération d’un virus tueur, surgi d’un étrange animal au look préhistorique. Le transhumanisme à l’épreuve du pangolin, c’est en fait le transhumanisme à l’épreuve du réel.

Les auteurs du courant de pensée transhumaniste ne s’interdisent a priori aucun recours à la technologie, quel que soit le moyen utilisé, pour améliorer l’existence des humains : génétique, intelligence artificielle, puces et implants, hybridations… Ils ne manifestent aucune considération particulière pour des spécificités qui seraient proprement humaines, pour l’enveloppe biologique, la chair… À partir du paradigme darwinien de l’évolution, le transhumanisme pense l’humain comme une phase transitoire, après tant d’autres.

L’impuissance actuelle à éradiquer le Covid-19 constitue un brutal retour à la réalité. Il pourrait modifier la vision que nous avons du futur de l’humanité, l’idée que chacun se fait du progrès en général et des technosciences en particulier. La propagation fulgurante de la pandémie et la stratégie du confinement, vital mais archaïque, ne resteront pas sans effets sur la perception des capacités humaines. La pensée transhumaniste est fondée sur une radicalisation de la confiance dans le progrès et les technologies. En sera-t-elle déstabilisée ? Entre ces deux extrêmes que sont le transhumanisme – rapport très singulier, fusionnel, aux machines – et une certaine technophobie, palpable, qui resurgit çà et là, il est donc permis de se demander si, dans la période de l’après-Covid, la confiance dans les technosciences sera altérée par le souvenir traumatisant d’une médecine dévouée mais impuissante ou, au contraire, amplifiée par l’impatience angoissée dans l’attente d’une solution médicale ! Un vaccin ! Mon royaume pour un vaccin, pour un traitement !…

D’un côté, une grande confiance se manifeste dans le soutien aux efforts de recherche, pour la mise au point d’outils, de médicaments, de tests et de vaccins, afin de stopper la pandémie. La modélisation de la contagion, le séquençage du génome du virus ou la nouvelle et prometteuse biologique computationnelle, qui met l’intelligence artificielle au service de la biologie, sont de précieux accélérateurs pour la recherche. Mais, d’un autre côté, la confiance butte sur les technologies de suivi numérique. On parle « traçage », mot porteur d’une charge sémantique sinistre. Des applications indiscrètes, voire intrusives, exploiteraient les données de santé et les données personnelles. Le spectre de Big Brother hante les objets connectés, les drones, les satellites, les moteurs de recherche, les dispositifs de reconnaissance faciale, les données d’utilisation des cartes bancaires ou les relevés de consommation électrique. Comment accepter que des technologies mues par des algorithmes sophistiqués, incompréhensibles au commun des mortels, viennent empiéter sur des libertés individuelles si difficilement et si chèrement acquises ?

Entre confiance et méfiance, ces valses-hésitations autour de l’admissibilité des nouvelles technologies démontrent que l’objet du débat, davantage que les technologies en elles-mêmes, est avant tout politique. Il ne porte pas tant sur les technologies ou sur l’intelligence artificielle que sur l’usage que l’on en fait. Il ne faut pas oublier que les mêmes technologies peuvent être tout à la fois à la base de la reconnaissance des tumeurs, dans le cas de la médecine, et de celle du dévoilement des identités, dans le cas de la reconnaissance faciale. La faiblesse de la pensée transhumaniste réside ici : pour avoir confiance dans les technosciences elles-mêmes, il faut avoir confiance dans la manière dont les gouvernants et les entreprises les mettent en œuvre. La confiance dans les technosciences suppose une confiance préalable dans le régime au sein duquel elles se déploient, les principes qui le fondent et les institutions qui le régulent. Sans la démocratie, les technosciences n’accompliront que le pire de nos cauchemars.