Travailler à l’ère post-digitale : quel travail pour 2030 ?

Farid Gueham | 25 janvier 2020

« Comment réconcilier travail et société dans un monde en plein évolution ? L’intelligence artificielle va-t-elle détruire le travail et dissoudre dans les algorithmes le contrat social ? ou au contraire libérer l’homme et redonner sens à son travail ? ». Le sociologue Dominique Turcq esquisse les contours de l’entreprise de demain et de son évolution implacable vers plus d’humain et de collectif dans son organisation.

 

Le monde du travail chamboulé par l’intelligence artificielle.

 

« Les impacts de l’IA sur le monde du travail, à la fois quant à la nature du travail, à sa quantité, à l’évolution du marché du travail et à la place du travail dans la stratégie des entreprises sont importants et tous en cours d’évolution et d’évaluation par des experts de tous bords tant ils sont protéiformes ». L’image du digital n’est pas des meilleures lorsqu’il est associé à la matière « travail ». Il est le plus souvent synonyme de destructiond’emplois, par le biais de l’automatisation notamment. Dans la continuité de ce phénomène, les objets que nous touchions par le passé sont aujourd’hui dématérialisés : livres, billets de train, photos etc… Ainsi nous devons anticiper de nouvelles disparitions, du fait de nouvelles automatisations. L’intelligence artificielle est additive : elle permet d’utiliser les big datas pour les transformer en nouveaux produits, services, ou afin d’optimiser des campagnes marketing. Mais si l’ « IA » efface certains métiers, elle en créé également de nouveaux, qui concernent essentiellement les ingénieurs informatiques, ou mathématiciens. Pour Dominique Turcq, il faudra anticiper « les conversions éventuelles de ceux dont les métiers, parfois très techniques, reposaient sur une compétence particulière et qui se verront remis en cause, voire détrônés par des technologies liées à l’IA ».

 

L’économie dans son ensemble est bouleversée. 

 

Production industrielle, métiers du service, assurances, médias, avocats, éducation, tous les secteurs seront impactés par l’intelligence artificielle et le développement des sciences cognitives appliquées. Les DRH vont aussi pouvoir traiter différemment la question de la diversité, l’acceptation de l’altérité. « Ce que les neurosciences nous disent, c’est que les séniors n’ont pas forcément moins de potentiel cognitif que les plus jeunes. La façon de les aider à se développer ne diffère pas dans le principe, de ce que l’on appliquerait aux plus jeunes » affirme l’auteur. De la même façon, les métiers liés à l’aménagement et à l’architecture devront repenser les choix fondamentaux réalisés par le passé afin d’intégrer cette nouvelle organisation de l’entreprise.

 

Un nouveau culte assez douteux : le bonheur au travail. 

 

« Il est évident que les aspirations individuelles et sociétales (…) vers plus de proximité avec soi-même, avec la nature, avec les autres peuvent être liées, plus ou moins artificiellement, à la notion de bonheur ». Le problème est, dans le monde de l’entreprise la confusion, entre les deux notions de bien-être et de bonheur. Le fait d’ériger le bonheur en leitmotiv au sein de l’entreprise est pour Dominique Turcq une imposture. Les mouvements de promotion du bonheur au travail laissent planer un doute sur l’aptitude de l’individu à s’épanouir dans la sphère privée. « L’arrivée des CHO (Chief Happiness Officers) et d’un grand nombre de société de conseil et d’animation en « engagement » du personnel laisse en tout cas comprendre qu’une activité lucrative et importante et en train de s’installer sur le terreau des frustrations d’une société qui consomme de plus en plus d’anxiolytiques, comme le dénoncent Edgar Cabanas et Eva Illouz dans leur ouvrage Happycratie ».

 

La concurrence des story-telling, armes de désinformation massives. 

 

« Une nouvelle concurrence apparaît dans cette société de la post-vérité, la concurrence des storytelling. Sur un même sujet, les discours s’entrechoquent, se confrontent. Pendant longtemps, ils ont été limités, plus ou moins, à la sphère politique, où les mêmes faits ou les mêmes mots ( sans parler des mensonges) pouvaient conduire à des discours fondamentalement différents ». Mais les entreprises entrent dans le jeux, notamment autour du discours de la responsabilité sociale. Les réseaux sociaux sont les nouvelles arènes de ces joutes éthiques. Les « mèmes », sont, dans cette guerre, une arme redoutable, puisqu’ils permettent d’encapsuler un message dans un message secondaire, plein d’humour et décrivant par une expression, une attitude, une mimique, ce qui peut difficilement être verbalisé sans offusquer.

 

Du sens au travail, mais dans quelle direction ? 

 

« David Graeber, un anthropologue américain, défend l’idée que nos sociétés ont créé des bullshit jobs ( métiers bidon ) par millions. Il considère comme tels, en particulier, la plupart des métiers de services qu’il voit comme non « productifs », alors qu’un ouvrier production, un boulanger, un médecin etc… sont productifs justement ». Cependant, ce n’est pas parce qu’une tache est simple ou répétitive qu’elle est inutile pour la société. Le sens se construit dans l’interaction : celle-là même qui donne le sentiment d’appartenance à une communauté, qui force à diviser les tâches. La quête de sens s’accompagne d’une quête d’interaction avec des humains et non plus des boites vocales, des messages préenregistrés ou des  « bots », dans des boîtes de « Tchat » automatisées. « Le progrès ne sera pas dans la robotisation, mais dans l’humanisation », rappelle Dominique Turcq. 

 

L’irrésistible irruption de la société dans l’entreprise. 

 

« L’entreprise est à la fois un réceptacle des évolutions sociales et par ricochet, peut en devenir un émetteur. Elle n’est pas isolée du monde. On peut même dire que la notion d’une distinction entre la vie privée et la vie professionnelle s’applique aussi d’une certaine manière à cette personne morale qu’est l’entreprise ». La présence des entreprises sur les réseaux sociaux, le phénomène du « BYOD », bring your own device, encourage les employés à utiliser leurs équipements informatiques ou téléphoniques personnels dans le cadre de leur travail, le « fablabs », ateliers collaboratifs, brouillent les pistes entre les participants, le dehors et le dedans. Comme notre société, l’entreprise doit intégrer de nouvelles attentes, de nouveaux besoins, dont certains sont formulés en réaction à l’automatisation et une certaine déshumanisation. « Prendre soin, c’est respecter les autres. Être sensible est le propre de la préservation de l’espèce, la nôtre comprise. Notre société en prend conscience et réinvente la solidarité. Le partage est devenu une norme de notre société et du monde du travail, profitons-en », conclut l’auteur.

  

Pour aller plus loin :

 

       « L’intelligence artificielle a toute sa place dans le monde du travail », lesechos.fr

       « L’intelligence artificielle pourrait créer autant d’emplois qu’elle en supprimera selon une étude », france24.com

       « Comment l’IA va impacter tous les secteurs », usine-digitale.fr

       « Et si l’intelligence artificielle devenait une alliée indispensable aux architectes », leonard.vinci.com

       « Le mythe du bonheur au travail », franceculture.fr

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