Vive la doxa libérale !

Erwan Le Noan | 12 juillet 2019

Dans un entretien avec Le Monde du 5 juillet, le vice-président honoraire du Conseil d’Etat, Jean-Marc Sauvé, a fait part de ses inquiétudes sur la réforme du recrutement des élites de l’Etat. Sa parole compte : la fonction qu’il occupait est clé dans la République et on dit souvent que celui qui l’occupe est le « premier fonctionnaire » de France.

Son constat est accablant : « Depuis une quarantaine d’années, l’Etat s’est affaibli » en raison de « la réduction de ses capacités et de ses ressources en matière de conception et de stratégie ». Ce jugement est assez largement partagé au sein de l’administration et de ses partenaires : la puissance publique a perdu une expertise de haut niveau dans de nombreux domaines et s’en retrouve aujourd’hui souvent appauvrie intellectuellement.

Est-il pour autant juste d’affirmer que « la capacité de projection de l’Etat a été victime de la doxa libérale, qui a conduit à réduire, voire à sacrifier, des services d’études, de prospective, de stratégie » ?

Cette remarque appelle deux répliques.

La première amène à considérer l’évolution du poids de la puissance publique en France : la dépense publique représentait approximativement un tiers du PIB en 1960, contre plus de la moitié aujourd’hui ; la dette publique était à peine de 20 % en 1978, contre presque 100 % désormais ; les prélèvements obligatoires atteignaient 30 % du PIB la même année, mais 15 points de plus aujourd’hui. La sphère publique n’a cessé de croître : elle a collecté plus, emprunté plus, dépensé plus. Même avec une imagination fertile, ces indicateurs peuvent difficilement être interprétés comme les signaux d’un diktat libéral…

Trop souvent, le débat public est construit comme si l’administration pouvait, de sa position mystérieusement extérieure et supérieure, déterminer de quoi l’avenir sera fait

Incurie. La conclusion évidente de cette dérive des comptes publics et de sa concomitance avec une dégradation du service aux citoyens pointe plutôt l’incurie de la gestion publique ! Pour comprendre ses difficultés contemporaines, l’administration doit d’abord regarder en son sein : c’est là que se trouvent ceux qui, par déficit de clairvoyance et de courage ou par intérêt corporatiste, freinent et ruinent le crédit de l’Etat.

La seconde réponse prend la forme d’une double perplexité.

Dans son entretien, Monsieur Sauvé dénonce le recours à des « consultants ». En affirmant implicitement que leur intervention est regrettable, voire illégitime, il semble considérer que la puissance publique devrait accueillir en son sein toutes les compétences. Cette remarque interroge évidemment en filigrane non seulement la dimension mais également le rôle de l’Etat en France : est-ce vraiment sa mission que de produire des analyses, même brillantes, quand le privé peut le faire ?

Cette question en ouvre une autre, fondamentale, sur la capacité de prospective de la puissance publique, qui aurait disparu. Trop souvent, le débat public est construit comme si l’administration pouvait, de sa position mystérieusement extérieure et supérieure, déterminer de quoi l’avenir sera fait. Ce n’est évidemment pas le cas. Le privé ne le peut pas non plus. La différence entre les deux est que là où la première prend des risques avec l’argent du contribuable, le second le fait avec le sien propre. Les incitations à se tromper en sont considérablement affectées.

Dans un environnement incertain, comme l’avait montré Hayek, seul le marché permet de faire émerger l’information pertinente. C’est pour cela qu’il faut faire reculer l’Etat. Vivement que la doxa libérale y parvienne !

Retrouvez l’article sur L’Opinion.

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