Résumé
I.

La divergence entre bureaucratie et technocratie

1.

La complexification de la norme

2.

L’ineffectivité croissante de la norme

3.

La dérive anti-démocratique

II.

La montée d’une société horizontale et compétente

1.

L’information accessible et traitable

2.

Le refus de la verticalité

3.

Une économie d’expérimentation

III.

La compétence du peuple en pratique

1.

Une véritable démocratie participative nationale

2.

Le principe de subsidiarité radicale

3.

La confiance dans les incitations individuelles

4.

La gouvernance agile de l’action publique

5.

La lutte contre les normes hors de la loi

IV.

Conclusion

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Résumé

« L’appel au peuple » ne doit pas être une menace pour la démocratie ; au contraire, il peut inspirer un manuel pratique pour redonner  à l’action publique son efficacité et sa légitimité. La France s’est enfermée dans un droit dit « Potemkine » : lois bavardes, mille-feuille juridique, autorités indépendantes qui bloquent des choix locaux pourtant assumés, faisant ainsi prévaloir le formalisme sur la finalité. Dans une société horizontale, informée, plurielle, comment est-il alors possible de gouverner des individus ?

Le manuel pratique consiste à fixer des objectifs simples, à savoir rapprocher la décision du terrain, tester, publier les résultats et révoquer ce qui ne fonctionne plus. Référendums locaux, libre utilisation des données personnelles, investissement dans les outils informatiques : les mécanismes sont nombreux permettant de ne plus échoir dans une administration informelle des masses.

Robin Rivaton,

Entrepreneur et essayiste Membre du Conseil scientifique et d’évaluation de la Fondapol

Vincent van Gogh, La salle de danse d’Arles, 1888

Notes

1.

Bertrand Joly, Aux origines du populisme. Histoire du boulangisme (1886-1891), CNRS Éditions, 2022.

+ -

2.

Daron Acemoğlu, Gerorgy Egorov et Konstantin Sonin, “A Political Theory of Populism”, MIT Department of Economics, Working Paper No. 11-21, 3 août 2011 [en ligne].

+ -

3.

Laurenz Guenther, “Political Representation Gaps and Populism”, University of Toulouse Capitole – Toulouse School of Economics, 16 mai 2024 [en ligne]. Aussi, dans un récent sondage Ipsos sur plus de 9.800 électeurs au Royaume-Uni, en France, aux États-Unis, en Espagne, en Italie, en Suède, en Croatie, aux Pays-Bas et en Pologne, les Français sont 60% à se déclarer insatisfaits du fonctionnement de leur démocratie, record des pays interrogés [en ligne].

+ -

4.

TF1 Info, Entretien de Gérald Darmanin, 2024 [en ligne].

+ -

5.

Naomi Klein, « Nous avons besoin d’un populisme écologique », Reporterre, 12 mars 2024 [en ligne].

+ -

6.

Adam Smith Institute, “Young Britons and Authoritarian Preferences: Fast Decision-Making over Democratic Process”, Londres, 12 août 2025.

+ -

7.

Channel 4, Gen Z: Truth, Trust and Trends, 4 février 2025.

+ -

8.

Raymond Boudon, La compétence morale du peuple, août 2011, Fondapol [en ligne].

+ -

Rarement mot aura été aussi flou que celui de « populisme ». La République romaine s’est construite sur une tension institutionnalisée entre le Sénat et des magistratures plébéiennes, censées protéger la plèbe et faire entendre la voix du peuple contre l’aristocratie. Mais le populisme n’atterrit dans les colonnes des journaux britanniques qu’en 1891 et dans les journaux français qu’en 1907. Dans le premier tiers de sa courte histoire, le populisme désigne alors des mouvements ruraux, narodniki dans la Russie tsariste, People’s party dans le sud des États‑Unis, visant à des réformes agraires, allant du partage de la terre jusqu’à la dérèglementation des monopoles du transport en passant par des politiques monétaires expansionnistes pour favoriser l’accès au crédit. Des destins comme celui du général Boulanger – aujourd’hui présenté comme étant à l’origine du populisme1 – n’ont jamais été qualifiés comme tels par les journaux de l’époque qui titrent sur « le boulangisme », « le césarisme plébiscitaire », « le démagogue ». Le populisme est un sous‑genre littéraire dans les années 30, années voulant en finir avec les figures névrosées de la littérature bourgeoise pour leur préférer la vie banale des gens du peuple. Le manifeste du roman populiste est signé d’un auteur inconnu, Léon Lemonnier, professeur d’anglais, dans le périodique L’Œuvre et avec le soutien d’André Thérive.

Dans les années 50, des aventures politiques comme celles de Juan Perón ou Pierre Poujade sont essentiellement désignées par le nom de leur porteur : péronisme ou poujadisme. Poujade se revendique populiste comme une façon de conjurer l’étiquette « d’extrême droite », de « fascisme élémentaire », que certains éditorialistes tentent de lui faire porter. Ce n’est que bien plus tard après leur chute, en 1955 pour Perón, 1957 pour Poujade, que la science politique va reprendre le mot populisme pour désigner des leaders charismatiques qui court-circuitent les partis traditionnels et les corps intermédiaires. La montée en puissance des partis de droite radicale et d’extrême droite dans les années 70 va élargir le mot dans son acception actuelle : une référence au peuple pensé comme une entité homogène en opposition aux élites – qu’elles soient politiques, administratives, judiciaires, économiques – et/ou aux immigrés. Le populisme est alors, dans le dernier tiers de son existence, un terme négatif, presque injurieux, générique, se confondant avec la démagogie et l’autoritarisme, menaçant la démocratie libérale. Lorsqu’un économiste comme Daron Acemoğlu tente de modéliser économétriquement le populisme, il vise les populistes de gauche en Amérique latine2. La victoire de Donald Trump en 2016 va concentrer son usage à droite de l’échiquier politique.

Mais ce décalage entre le peuple et l’élite politique n’est pas toujours qu’une vue de l’esprit. Un chercheur allemand a ainsi tenté de comprendre l’écart entre le positionnement politique des électeurs et celui des parlementaires. Il arrive à la conclusion que dans presque tous les pays, quel que soit le système de représentation, le parlementaire médian se situe à un écart‑type plus à gauche que l’électeur médian3. Pas étonnant, dès lors, que des mouvements politiques commencent à s’en revendiquer, de Gérald Darmanin, soulignant « la séparation entre le peuple et les élites »4, sans oser endosser le mot, lui préférant celui de « populaire », à Naomi Klein affirmant le besoin d’un « populisme écologique »5.

Il est temps d’ouvrir un nouveau chapitre du populisme, de redéfinir le concept, de comprendre les facteurs favorisant l’émergence de ce sentiment, et de trouver des solutions pour l’atténuer. Les électeurs du bloc populiste peuvent être de parfaits démocrates. Et même les électeurs tentés par des aventures autoritaires le sont souvent pour des raisons d’efficacité. Notons que l’on sonde rarement les électeurs sur leur souhait de soutenir un pouvoir populiste, signe évident du caractère polysémique du terme. Si un tiers des jeunes Britanniques se déclare prêt à soutenir un pouvoir autoritaire, c’est à la condition que ce dernier puisse prendre des décisions plus rapidement6. Un autre sondage montrait que 52% des 13-27 ans jugent que le Royaume-Uni serait un meilleur pays si un dirigeant fort n’avait pas à s’embarrasser du Parlement et des élections7. C’est la même tentation autoritaire que l’on observe dans certains mouvements de gauche au nom de l’urgence climatique. Si le bon populisme pouvait être autant étatiste, un État fort et interventionniste qui fonctionne, que libéral, un État réduit qui laisse la place à la société, il est temps de faire confiance à la « compétence morale du peuple » comme l’avait proposé Raymond Boudon dans sa note éponyme pour la Fondapol en 20118.

Le manuel pratique est une politique qui prend au sérieux l’intelligence des citoyens et s’oblige elle-même à des résultats vérifiables. Il ne s’agit ni d’un culte du peuple, ni d’un rejet des institutions, mais d’un manuel précis : formuler des objectifs simples, mesurables et datés ; laisser les moyens ouverts par défaut ; rapprocher la décision du terrain via la subsidiarité ; prévoir des voies d’équivalence pour l’innovation ; publier les coûts d’exécution et les délais réels ; stabiliser les règles, puis les ajuster à cadence déterminée d’avance. Le manuel pratique traite les adultes en adultes : moins de prescriptions de moyens, plus de redevabilité sur les résultats ; moins de gestes symboliques, plus d’essais-erreurs transparents ; moins d’incantations nationales et de concepts, plus d’expériences locales opposables et comparables. Son critère de succès n’est pas la quantité de normes, mais la qualité d’exécution, mesurée publiquement et contestable par référendums et audits ciblés. C’est, au fond, une politique d’alignement des intérêts : l’État gagne quand les citoyens constatent que les promesses se traduisent en effets, et qu’ils peuvent contester sans devoir casser le système.

I Partie

La divergence entre bureaucratie et technocratie

L’État moderne est l’enfant de la bureaucratie au sens wébérien du terme, faisant prévaloir la règle, la norme et la technocratie, et recherchant l’effectivité de l’action par l’expertise technique. Ces dernières années, l’État a raté la révolution digitale par manque de compétences internes, ce qui a conduit à une perte de substance de la technocratie au profit de la bureaucratie et à la prévalence du formalisme sur la finalité.

 

 

1

La complexification de la norme

L’inflation normative croissante de nos sociétés est un fait avéré. La loi remplace la confiance naturelle des communautés qui s’élargissent à l’échelle de sociétés complexes où les interactions se multiplient. La norme enfle, se durcit, coûte plus cher à exécuter, puis bouge trop vite. Les quatre phénomènes se combinent. Ils ne progressent pas toujours ensemble, mais leur somme finit par saturer les organisations.

Notes

9.

Jonas Herby, ’’UE regulatory volume has doubled since the Treaty of Lisbon’’, European Policy Information Center, 7 juin 2024 [en ligne].

+ -

a. Stock de règles

Le signe le plus évident de complexification est la quantité de normes en vigueur et la densité de leurs relations. Ce n’est pas seulement compter des pages. C’est l’ensemble des articles, codes, décrets, arrêtés, directives transposées, circulaires, normes techniques référencées et jurisprudences. La complexité naît quand le corpus s’épaissit et surtout quand ses pièces se croisent. Un texte renvoie à un décret, lui-même suspendu à un arrêté, lequel convoque une norme ISO et un guide méthodologique. L’acteur qui veut bien faire doit parcourir ce labyrinthe.

Trois moteurs font grossir ce stock :

– l’empilement, quand on ajoute sans jamais élaguer ;

– la souveraineté multiple, avec des couches européennes et nationales qui se répondent sans toujours s’aligner dans le temps ;

– la spécialisation technique, qui transforme une obligation de résultat en cahier des charges détaillé. Si le nombre de mots dans les directives européennes est stable à 4 millions depuis 2009, celui dans les autres régulations a été multiplié par 2,59.

S’y ajoute la judiciarisation : chaque contentieux engendre une précision, et la forêt s’épaissit.

b. Limitation des choix

Le stock seul ne dit pas tout. On peut avoir mille pages très ouvertes, ou cent pages étouffantes. Entre alors le caractère plus ou moins restrictif du contenu. Il mesure la fermeture des options, le degré de prescription des moyens. Les textes se trahissent vite : verbes impératifs, listes fermées, seuils multiples, autorisations conditionnées à un faisceau de pièces. Deux logiques s’affrontent. Soit on fixe un objectif vérifiable et on laisse les moyens, avec garde-fous et audits. Soit on décrit la manière exacte de faire, au nom de la sécurité ou de l’égalité de traitement. La seconde voie rassure sur le court terme et réduit la variance, mais elle fige toutefois l’innovation.

Dans un bâtiment, interdire tout matériau hors catalogue bloque des solutions pourtant plus performantes. Dans les données personnelles, accumuler des consentements formels sans se demander s’ils améliorent réellement la confidentialité fabrique de la friction plus que de la confiance. La bonne question n’est pas le nombre d’articles mais les possibilités d’innovation proposées.

Notes

10.

La CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) est une directive de l’Union européenne qui établit un nouveau cadre de reporting des entreprises cotées ou non, ETI, PME ou grandes entreprises. Elle encadre la publication d’informations extra-financières sur les dimensions environnementales, sociales et de gouvernance (ESG). L’objectif visé est de mettre en place un reporting extra-financier standardisé au niveau de l’Union européenne.

+ -

11.

La CS3D (Corporate Sustainability Due Diligence Directive) est une proposition de directive de la Commission européenne visant à créer un cadre transparent exigeant des grandes entreprises pour qu’elles fassent preuve de diligence raisonnable dans leurs propres activités et celles de leurs fournisseurs.

+ -

c. Coût d’exécution

Vient ensuite le coût d’exécution, celui que paient les acteurs pour se conformer. Il ne se résume pas à des heures-hommes. Il additionne du temps, un logiciel, des audits, des services externes, des formations, parfois des équipements. Il inclut aussi le délai, ce tueur silencieux de valeur : un mois d’attente en autorisation peut coûter bien plus cher qu’un formulaire. Ce coût n’est pas neutre. Pensons à la CSRD10 ou la CS3D11qui font peser tout le travail sur les entreprises qui doivent ensuite assurer leur vérification avec les commissaires aux comptes. Les obligations périodiques pèsent comme des coûts fixes récurrents. L’empilement de contrôles non coordonnés réclame des équipes de conformité entières, même lorsque le risque traité est modeste. Ainsi, le coût de la conformité est de plus en plus important et réduit d’autant les ressources disponibles pour des tâches productives.

Et l’on sous-estime toujours les effets de seuil : la règle qui déclenche un régime lourd au-delà d’un chiffre d’affaires pousse certains à ralentir volontairement leur croissance.

Notes

12.

The Economist, « Court closures. An overdue reform of Italy’s judicial system », 18 août 2012 [en ligne].

+ -

13.

Giommoni Tommaso, Luigi Guiso, Claudio Michelacci et Massimo Morelli, ’’The Economic Costs of Ambiguous Laws’’, CESifo Working Paper n° 11929, Munich, version du 8 juin 2025 [en ligne].

+ -

d. Instabilité et interprétabilité

Reste l’instabilité, souvent négligée alors qu’elle ruine tout le reste. Une règle exigeante mais stable est maîtrisable. Une règle plus souple d’apparence mais mouvante est toxique. L’instabilité, c’est la vitesse de réécriture des articles, l’empilement de dérogations et de reports, la valse des lignes directrices, les contradictions entre les différentes autorités, la jurisprudence qui fait un revirement sans préavis. Elle naît de cycles politiques courts, de transpositions sous contrainte de calendrier, d’innovations techniques qui poussent des administrations à communiquer par foires aux questions successives. Le coût est massif : reconfigurations informatiques en série, formations vite caduques, gels de projets dans l’attente de la version finale, anticipations surinterprétant le texte. Réduire cette instabilité n’est pas aisé mais des seuils et tolérances explicites peuvent être proposés, tout comme des clauses de sortie pour revenir au régime normal après une urgence.

La norme n’est pas un bloc. Elle vit dans des mots ouverts raisonnables, dans des renvois à des standards techniques évolutifs, et dans des silences que l’administration ou le juge comblent. Cette porosité est utile. Elle permet d’adapter une règle à des cas particuliers sans tout réécrire. Mais au-delà d’un certain seuil, l’ambiguïté n’est plus de la souplesse, c’est de l’incertitude. Et l’incertitude appelle des doctrines, puis des contentieux, puis des arbitrages qui déplacent et confortent de facto le pouvoir normatif vers les juges.

Ces quatre forces n’avancent pas en parallèle, elles se nourrissent. Le stock grossit, on ajoute des cas particuliers, la restriction monte. La restriction élève les coûts en multipliant les tâches obligatoires et les preuves. Les coûts alimentent la demande de soupapes et d’exceptions qui, mal gérées, créent de l’instabilité. L’instabilité, à son tour, déclenche de nouvelles précisions et renvoie donc du stock supplémentaire.

Une étude a mesuré le coût économique des lois mal rédigées en Italie en combinant l’analyse textuelle de 75.000 lois, soit 97 millions de mots, et de 620.000 arrêts de la Cour de cassation et cours inférieures sur la période 2004-201712. Elle construit un indice de qualité de rédaction, longueur et structure des phrases, clarté lexicale, renvois croisés, puis observe que plus une loi est ambiguë, plus la probabilité de divergence entre juridictions inférieures et Cour de cassation augmente, signe d’incertitude juridique. Exploitant la réforme juridique italienne de 2012 qui a redécoupé les ressorts judiciaires, certains identifient le coût de cette incertitude sur les entreprises : un écart-type supplémentaire réduit la croissance annuelle d’environ 1,2 point et le taux d’investissement de 1,3 point, tout en accroissant les provisions de précaution. Ils estiment que le PIB par tête serait aujourd’hui ~5% plus élevé si les lois étaient rédigées avec la clarté de la Constitution, les deux tiers de la perte s’étant accumulés en vingt ans13.

2

L’ineffectivité croissante de la norme

La principale critique émise aujourd’hui contre l’État, les dirigeants politiques et le processus démocratique qui les porte au pouvoir est l’absence de résultats. Ce gouffre entre une norme de plus en plus présente et l’absence d’effets concrets, au-delà de leur caractère bénéfique pour la société, contribue fortement à dégrader la légitimité de l’État. D’autant plus que si la norme est ineffective, elle n’en est pas moins coûteuse et lourde pour ceux qui y sont assujettis.

Notes

14.

Haut-Commissariat à la Stratégie et au Plan, Rapport Objectif « zéro artificialisation nette » : quels leviers pour protéger les sols ?, 23 juillet 2019 [en ligne].

+ -

15.

Conseil d’analyse économique, « Le diagnostic de performance énergétique : un outil à fiabiliser, un levier à mieux exploiter », Focus du CAE n° 103, 10 janvier 2023 [en ligne].

+ -

a. Des objectifs abstraits

Un objectif général sans cible chiffrée, sans trajectoire sectorielle, ni seuils opposables, ne pilote rien. « Neutralité », « zéro », « sobriété » ne suffisent pas. La norme n’existe que lorsque des budgets mesurables par secteur, des jalons annuels et un périmètre clair existent. Le zéro artificialisation nette14 est l’exemple de la loi dont l’objectif est inatteignable, dont l’entrée en vigueur est repoussée d’un an et dont les exemptions débutent seulement deux ans après son adoption.

Auparavant, la norme donnait des objectifs concrets, compréhensibles par tous : un nombre de logements, une vitesse sur route, une rémunération horaire. Désormais elle implique des objectifs abstraits et nécessite de bâtir l’instrument de mesure en même temps que l’objectif. Par exemple, le carbone dans l’atmosphère correspond certes à une réalité physique mais sa mesure est une politique publique en soi avec autant d’effets de seuils, de choix de paramètres, de calibrage d’instruments. La définition des bornes de chacune des classes du diagnostic de performance énergétique, dit DPE, de A à G, est un exercice purement théorique qui a été démenti par des études sur la consommation réelle15.

Notes

16.

JO de l’Union européenne, Règlement (UE) 2022/2554 du Parlement européen et du conseil du 14 décembre 2022 sur la résilience européenne numérique du secteur financier et modifiant les règlements (CE) n° 1060/2009, (UE) n° 648/2012, (UE) n° 600/2014, (UE) n° 909/2014 et (UE) 2016/1011, 27 décembre 2022 [en ligne].

+ -

b. Contrôle impossible

Le contrôle aujourd’hui passe par la maîtrise de la donnée et donc des outils informatiques. Or l’État a des compétences informatiques beaucoup trop limitées.

L’épisode de la coupure des ENT après 20 h est un bon cas d’école d’un État qui, faute de solution technique simple, choisit l’interrupteur général. Au printemps 2025, après les vagues de menaces et d’usurpations d’identité passées par les messageries scolaires, la ministre de l’Éducation nationale annonce la suspension des mises à jour dans Pronote, École Directe et les ENT entre 20 h et 7 h, ainsi que le week-end, au nom d’un « numérique raisonné » et d’un droit à la déconnexion. Or cette décision est prise depuis la rue de Grenelle sans concertation réelle avec les établissements ni avec les collectivités, pourtant responsables d’une partie des ENT. Elle révèle deux impasses. D’abord, les fonctions supports du ministère n’ont pas su exiger des éditeurs une fonctionnalité évidente de différé d’envoi qui aurait permis de laisser travailler les équipes tout en retardant la réception par les élèves et les familles. Ensuite, on traite un problème de sécurité et de charge émotionnelle par une mesure uniforme, au lieu de durcir l’authentification et de cibler les flux à risque.

L’État, en outre, a peur des sujets traitant des libertés fondamentales pour construire des outils de contrôle fiables.

Si l’autorité ne peut pas auditer seule les systèmes, données et algorithmes, elle finit par sous-traiter le contrôle à celui qui est contrôlé ou à des vérificateurs tiers. Le premier enjeu est la mise à l’échelle de cette profession nouvelle. Une obligation qui suppose des compétences, des auditeurs et des systèmes inexistants à l’échelle requise est inapplicable. C’est le cas d’audits de cybersécurité, obligatoires pour des sous-traitants d’entités essentielles au titre du règlement sur la résilience opérationnelle numérique dans le secteur financier (DORA)16 ou la directive NIS 2 sans vivier d’auditeurs qualifiés.

En outre, quand les enjeux deviennent importants, les dérives qui peuvent en découler aussi, et les vérificateurs tiers doivent à leur tour être contrôlés. C’est le cas des diagnostiqueurs en charge du DPE qui produisent un document engendrant désormais des conséquences financières importantes, une variation du prix des biens ou une interdiction à la location, et dont le risque de corruption incite à vouloir réguler la profession.

Cela explique l’appétit pour les outils faciles comme la fiscalité. C’est l’instrument le plus aisé à vérifier, celui pour lequel l’administration a le plus développé les outils de suivi et pour lequel les individus ont le plus de risques à frauder. La taxe sur la valeur ajoutée (TVA) est un excellent exemple de collecte sous-traitée aux entreprises.

c. Mesure falsifiable

Dans la mesure où la norme poursuit des objectifs abstraits avec des formules de calcul complexes, modifier un seul facteur peut changer radicalement les résultats même si le sous-jacent n’a pas changé. Déplacer une frontière statistique ou une fenêtre temporelle peut également suffire à améliorer l’indicateur. Ainsi le passage d’un coefficient d’énergie primaire de 2,3 à 1,9 aura pour conséquence la sortie d’environ 850.000 logements, principalement chauffés à l’électricité, du statut de passoire énergétique (classe F ou G du DPE) parmi les 4,8 millions que comptait le parc de résidences principales à cette date.

Cela participe à la critique de l’appareil statistique. Le manque de transparence de la donnée publique devient rapidement suspicieux.

Notes

17.

RT-RE-bâtiment, Les réglementations du bâtiment, Bonus de constructibilité, dérogation de hauteur et documents d’urbanisme, 5 décembre 2023 [en ligne].

+ -

18.

Theodore McKenzie, ’’People Are Using Garry’s Mod to Circumvent the UK Censorship Law”, 80 Level, 31 juillet 2025 [en ligne].

+ -

19.

Governement UK, Anti-money laundering and countering the financing of terrorism: Supervision Report 2023-24, 13 mars 2025 [en ligne].

+ -

20.

Service d’information du Gouvernement (SIG), « Le service d’information du Gouvernement », Rapport de la Cour des comptes, Communiqué de presse, 11 janvier 2024 [en ligne].

+ -

21.

BOAMP, Avis de marché n° 24-41006 du 8 avril 2024, « Conseil, média planning et achat d’espaces publicitaires pour la Caisse nationale de l’Assurance Maladie », 8 avril 2024 [en ligne].

+ -

22.

Le Monde avec AFP, « Sébastien Lecornu annonce le gel des frais de communication de l’État jusqu’à la fin de l’année », 23 septembre 2025 [en ligne].

+ -

23.

Ministères de la Transition écologique, de l’Aménagement du Territoire, des Transports, de la Ville et du Logement, Communiqué de presse, Remise du rapport Rivaton sur la RE2020 : Valérie Létard ouvre une nouvelle phase d’ajustement et de concertation, 10 juillet 2025 [en ligne].

+ -

d. Sous-estimation des effets adverses

Voir le monde par les désalignements d’intérêts plutôt que par l’oppression organisée éclaire mieux la plupart des blocages. Les acteurs poursuivent des objectifs rationnels mais locaux, sous contraintes d’information, d’incertitude et d’incitations mal calibrées. En découlent tragédie des communs, effets de silo, loi de Goodhart et jeux principal-agent. C’est l’idée de Thinking in systems de Donella H. Meadow qui montre que les comportements des systèmes découlent principalement de leur structure interne et non d’événements extérieurs. On ne pollue pas parce qu’un cartel l’ordonne, mais parce que le coût est externalisé. Un hôpital prescrit trop si l’acte est payé, un média surexpose le scandale si la publicité rémunère le clic, un élu surinvestit le court terme si le cycle électoral le sanctionne vite. La loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (Élan) a ainsi ouvert la possibilité d’obtenir des bonus de constructibilité pour les autorisations d’urbanisme17. Les maires ne les ont pourtant jamais accordés parce que leur intérêt n’est pas tourné en faveur de la construction. Le remède n’est pas moral mais institutionnel : redessiner les contrats, publier les données utiles, créer des engagements crédibles, aligner des intérêts. La question clé n’est pas qui louvoie, mais quelles règles font que, sans se parler, des individus produisent un résultat collectif souhaitable.

La réaction des acteurs peut être duale : certains, conformistes, vont devancer la loi, comme ces communes pouvant difficilement mesurer l’artificialisation des sols , et vont donc aller au-delà des objectifs de réduction ; d’autres, contestataires, vont contourner la règle.

Les Britanniques utilisent par exemple Garry’s Mod, soumettant le visage d’un personnage de jeu vidéo en train de faire les gestes ou expressions demandées pour passer une vérification d’identité18. Parfois, des dispositifs conformes peuvent déjouer l’esprit de la règle et produire l’inverse de l’effet recherché. Beaucoup de bannières cookies respectent à la lettre le règlement général sur la protection des données (RGPD) avec une bannière d’information et des boutons Accepter/Refuser, mais manipulent le choix : « Tout accepter » en un clic, « Tout refuser » caché derrière trois sous-menus, contrastes de couleurs asymétriques, options « consentir ou payer » aux prix hors de proportion. Le consentement est obtenu par un biais incitatif (nudge), et non librement. Au Royaume‑Uni, l’anti-blanchiment est parfois appliqué de façon maximaliste : demandes d’identification volontairement redondantes et clôtures de comptes jugés risqués, au point que le Trésor et la FCA ont dû rappeler à l’ordre pour préserver l’inclusion financière19. Le dispositif est conforme au texte, mais contredit l’objectif de proportionnalité.

Pour compenser, l’État pense pouvoir manipuler les individus ou les entreprises en investissant dans la communication en promouvant des labels et dans la publicité. En 2022, 196 campagnes nationales ont été déployées, pour un montant de 218 millions d’euros. Les achats d’espaces flambent 319 millions d’euros entre 2018 et 2022, 465 sur 4 ans pour le nouveau marché20. Les collectivités locales ne sont pas en reste. Quant à la Caisse nationale d’Assurance maladie, elle a lancé une procédure de mise en concurrence pour 120 millions d’euros de budget média21. Ce budget en augmentation croissante semble largement performatif. D’ailleurs, le Premier ministre Sébastien Lecornu a décidé de suspendre jusqu’à la fin de l’année 2025 l’engagement de toute nouvelle dépense de communication par les ministères, les agences et opérateurs de l’État, à l’exception des campagnes liées à la santé publique et aux recrutements de la fonction publique22.

Enfin, les acteurs optimisent l’indicateur, pas l’objectif. Au Royaume-Uni encore, dès 2004, la cible des urgences NHS (National Hearth Service) voulait que 95% des patients soient admis, transférés ou sortis en moins de quatre heures après leur arrivée. Des hôpitaux ont optimisé l’indicateur plutôt que le soin : maintien de patients en ambulance pour retarder l’horodatage d’entrée, tri requalifié en observation hors périmètre, unités tampon créées pour stopper le chronomètre. Le taux s’améliorait, sans gain réel de prise en charge. La rétention en ambulance pour retarder le déclenchement de l’horloge explose : les transferts supérieurs à une heure passent de 2% en 2019 à 18% en 2022. En 2023, NHS précise que la prise en charge par les services d’ambulance ne compte pas comme temps mort, signe que ce contournement est désormais traité. En France, dans la Règlementation environnementale 2020, la décarbonation, mesurable, devient l’objectif, au détriment d’éléments non calculés tels que la qualité du logement. Ainsi les balcons, alors qu’ils sont très recherchés et avec un fort bénéfice, disparaissent car ils ajoutent du carbone23.

3

La dérive anti-démocratique

La complexité normative n’est pas un simple problème de lisibilité : elle modifie la structure même du pouvoir. À mesure que le droit s’épaissit, le centre de gravité de la décision se déplace de la sphère politique soumise à l’exercice démocratique vers des juges et acteurs privés capables de défendre leurs intérêts. Le citoyen perd prise, et les réformes structurantes deviennent presque impossibles.

Notes

24.

Que l’on traduit par transition énergétique.

+ -

25.

Ministères de la Transition écologique, de l’Aménagement du Territoire, des Transports, de la Ville et du Logement, Réglementation environnementale RE 2020 [en ligne].

+ -

a. La réforme incrémentale

Une norme dense et ramifiée agit comme un système immunitaire contre les réformes de rupture. Dans un environnement où chaque secteur dépend d’une multitude d’autres, la moindre modification entraîne des effets en cascade, qu’ils soient fiscaux, sociaux, industriels ou environnementaux. Les coûts d’adaptation par les parties concernées sont élevés et cela augmente les coûts irrécupérables en cas de retour en arrière, poussant les acteurs à défendre le texte même s’il dessert leurs intérêts de long terme. Les gouvernements, craignant le coût politique d’une transition brutale, préfèrent des micro‑ajustements successifs qui laissent l’architecture intacte. Résultat : on ne refait plus un système, on le rafistole, ce qui fige les structures obsolètes et reporte indéfiniment les bénéfices d’une refonte.

L’Energiewende24 allemande, par exemple, souffre notamment d’une accumulation de dispositifs et de subventions, sans refonte complète du marché électrique, générant coûts élevés et incohérences.

La Règlementation environnementale 2020, RE 202025, finit par transformer les entreprises régulées, qui ont dépensé beaucoup d’argent pour s’adapter, en défenseurs du statu quo du système, dans la mesure où les changements bénéfiques sont trop éloignés dans le temps par rapport à l’horizon temporel d’individus et d’organisations plus court-termistes.

Notes

26.

JO, Arrêté du 13 août 2025 modifiant le facteur de conversion de l’énergie finale en énergie primaire de l’électricité relatif au diagnostic de performance énergétique [en ligne].

+ -

b. La capture de la réglementation

Quand la norme est volumineuse et technique, seuls les acteurs disposant d’un accès privilégié et de moyens d’analyse peuvent véritablement influer sur son contenu (insiders). Le processus normatif devient un champ de bataille invisible, où l’issue dépend moins du débat public que de la capacité à insérer des amendements, notes techniques ou clauses interprétatives. Plus la matière est complexe, plus la barrière à l’entrée est haute pour les nouveaux acteurs. La régulation finit par protéger ceux qui savent déjà la manipuler.

La concertation, de plus en plus présente, se transforme en sélection naturelle au profit des mieux dotés en expertise et en réseaux politiques ou des plus motivés, comme sur le projet d’arrêté modifiant le facteur de conversion de l’énergie finale en énergie primaire de l’électricité relatif au diagnostic de performance énergétique26, où une boîte mail reçoit librement des contributions. Certaines de ces consultations sont même restreintes à quelques parties prenantes. Si ces dispositifs de concertation sont intéressants, ils ne font que refléter les opinions extrêmes, peu éclairantes sur l’opinion médiane, et peuvent être ensuite utilisés pour tenter de discréditer la décision politique.

Notes

27.

Sénat, Rapport d’information n° 624 (2023-2024), Bilan annuel de l’application des lois au 31 mars 2024, déposé le 22 mai 2024 [en ligne].

+ -

28.

Loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique [en ligne].

+ -

29.

Gouvernement, Rapport Rebsamen – Commission pour la relance durable de la construction de logements – Tome 1, 22 septembre 2021 [en ligne].

+ -

30.

CAA Lyon, 28 juin 2022, n° 21LY02806.

+ -

31.

CAA Nantes, 6 octobre 2023, n° 22NT03777.

+ -

c. Le pouvoir d’interprétation

Adopter et promulguer une loi n’est que la première étape ; c’est sa traduction opérationnelle qui détermine son effet réel. Entre le texte voté, puis adopté et son application, il existe un gouffre rempli de décrets, circulaires, formulaires, normes techniques. Dans la pratique, l’essentiel du pouvoir d’application réside dans les ministères et directions techniques, qui peuvent accentuer, atténuer ou détourner l’intention initiale. Cela nourrit les critiques sur l’État profond (deep state). Au-delà des décrets en Conseil d’État, le Secrétariat général du Gouvernement reçoit les projets de décrets, vérifie qu’ils ont bien la base légale, qu’ils respectent la lettre de la loi, qu’ils ne créent pas de droits ou d’obligations non prévus, mais ce contrôle ploie face au flux normatif. Le Parlement suit de loin cette phase de mise en œuvre. Ce décalage rend le pouvoir exécutif — et parfois même l’échelon administratif subalterne — plus influent que le législateur.

La loi Climat et résilience de 2021 était par exemple largement programmatique : plus de 140 textes d’application (décrets, arrêtés, circulaires) ont été nécessaires pour la rendre opératoire27, et certains de ces textes ont, en pratique, resserré ou différé la portée de mesures pourtant votées par le Parlement. C’est le cas du décret du 2 mai 2022 sur l’expérimentation « Oui Pub » qui n’a retenu que 13 territoires, et non les 15 initialement annoncés. De même, les décrets pris pour appliquer l’article 114 sur le verdissement des plateformes de transport ont précisé la nature des données à transmettre, les échéances et les modalités de mise à disposition, resserrant de fait la latitude laissée par la loi. Enfin, la liste des communes littorales concernées par l’adaptation au recul du trait de côte a été fixée plusieurs années après la loi, par un décret de juin 2024.

Ensuite, dans un système complexe, l’interprétation judiciaire de la loi devient décisive. Des textes imprécis, contradictoires ou trop ambitieux donnent aux juges un pouvoir discrétionnaire important : ce sont eux qui déterminent la portée réelle des règles. Parfois, la justice considère qu’une application stricte créerait des effets disproportionnés et choisit de neutraliser la sanction, même si la lettre de la loi l’impose. On peut par exemple penser à la relaxe de militants écologistes au nom de l’« état de nécessité ». Cela revient à déplacer la production normative du Parlement vers le prétoire. La loi Élan28 a ainsi durci les recours abusifs contre les autorisations d’urbanisme et la Commission Rebsamen29 pour la relance durable de la construction de logements avait proposé de les sanctionner encore plus. Néanmoins, le bilan est maigre : très peu de juridictions ont effectivement condamné des requérants pour abus. Selon les tribunaux, il ne peut pas y avoir de comportement abusif lorsque le requérant a un intérêt à agir30 et/ou lorsqu’il est un voisin immédiat du projet31.

Notes

32.

Assemblée nationale, Projet de loi pour la conservation et la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris et instituant une souscription nationale à cet effet, T.A. no 318, 16 juillet 2019 [en ligne].

+ -

33.

Arbejderen, ’’Ukrainsk våbenfabrik skal ikke overholde dansk lovgivning’’, 8 septembre 2025 [en ligne].

+ -

d. Le fait du prince : la dérégulation par l’exception

Quand la procédure ordinaire est trop lente ou trop entravée, le pouvoir exécutif recourt à un régime dérogatoire pour agir. La multiplication des lois d’exception ou ordonnances devient le seul moyen d’atteindre des objectifs dans des délais raisonnables. Cela renforce la dépendance aux arbitrages individuels, affaiblit la prévisibilité du droit et normalise la sortie des cadres démocratiques. L’exception se transforme en outil de gestion courante. C’est le cas de la reconstruction de Notre-Dame pour laquelle une loi permettant de contourner le droit de l’urbanisme et des marchés publics a été nécessaire32. L’objectif de zéro artificialisation nette de 2021 a été rapidement assorti, en 2023 puis en 2024, d’un régime dérogatoire pour des projets d’intérêt national ou européen.

Au Danemark, le ministre de la Défense a suspendu d’importantes lois environnementales relatives aux conditions de travail et à l’aménagement du territoire afin d’accélérer la construction et l’exploitation de la future usine de la société d’armement ukrainienne Fire Point à Vojens, près de la base aérienne de Skrydstrup33.

II Partie

La montée d’une société horizontale et compétente

La dynamique inverse, plus souterraine, est la montée d’une société plus informée, plus outillée, plus horizontale. Les asymétries d’information qui justifiaient jadis l’autorité unilatérale s’érodent. L’accès massif au savoir, la diffusion des outils numériques puis de l’IA générative, la hausse du niveau d’éducation et des compétences techniques, l’attente de transparence et de redevabilité et enfin la généralisation des méthodes d’itération dans le monde de l’entreprise, obligent à réviser la manière de gouverner et d’exécuter.

1

L’information accessible et traitable

Notes

34.

Fédération bancaire française, Communiqué de presse, « Étude FBF-IFOP 2024, ’’Les Français, leur banque, leurs attentes’’ : La banque acteur de confiance », 5 février 2024 [en ligne].

+ -

35.

Ifop-Talan, Baromètre 2025 – Les Français et les IA génératives, mars 2025 [en ligne].

+ -

36.

Gary S. Becker, “Crime and Punishment: An Economic Approach.”, Journal of Political Economy 76, n° 2, 1968, p.169–217 [en ligne].

+ -

37.

Emmanuel Combe et Sébastien Daziano, Lutter contre les viols et cambriolages : une approche économique, Fondapol, mai 2015 [en ligne].

+ -

38.

C’est-à-dire intervenant tardivement sur les mouvements du marché.

+ -

L’accès à Internet et aux services en ligne est devenu quasi universel en France et en Europe. En 2024, 94% des ménages de l’Union européenne disposent d’un accès à Internet ; 70% des citoyens de 16 à 74 ans déclarent avoir interagi en ligne avec une administration au cours des douze derniers mois. L’usage quotidien du mobile, la messagerie et l’achat en ligne sont devenus des pratiques majoritaires, ce qui déplace les attentes vis-à-vis des services publics et privés. 94% des Français consultent le site internet ou utilisent l’application de leur banque, principalement pour suivre l’évolution des comptes, contrôler leurs dépenses, gérer les transactions. Ils sont aujourd’hui 79% à avoir téléchargé au moins une application bancaire34.

La diffusion de l’IA générative s’ajoute à cette progression de l’accès au savoir. 45% des Français y auraient recours chaque jour35. Autrement dit, la capacité à trouver, résumer, comparer et vérifier n’est plus réservée à des professionnels de l’expertise.

Ce mouvement s’appuie sur une réalité plus profonde : le niveau d’éducation a fortement augmenté au fil des générations. En France, la part des 25-34 ans faiblement diplômés a été divisée par plus de deux par rapport aux 55-64 ans ; la proportion de diplômés du supérieur dans la jeune génération a franchi la barre des 49% en 2020. Cela change la relation à l’autorité : on demande des preuves, des données, des explications intelligibles.

Il est donc inexact de décrire le public comme peu rationnel. En économie publique, un cadre de lecture désormais classique, hérité de Gary Becker, postule au contraire que les individus arbitrent en fonction d’incitations, de coûts attendus et de probabilités. Ainsi la théorie économique de la délinquance a été formalisée dès 196836. Le délinquant, ou le criminel, calcule précisément l’espérance de gain en analysant la probabilité de se faire condamner, la perte associée (saisie et temps en prison) et les gains de l’activité illégale par rapport à une activité légale37.

Dans le monde feutré des marchés financiers, émerge ainsi un populisme actionnarial. Hier, la hiérarchie était claire : investisseurs institutionnels long terme d’abord, fonds d’investissement ensuite, investisseurs particuliers en queue38 car coûteux à toucher et peu décisifs. Désormais, les particuliers, organisés en communautés en ligne, déplacent les cours, financent des levées de fonds et tolèrent une volatilité plus importante. Les directions d’entreprises arbitrent en leur faveur et cultivent un registre politique : clins d’œil médiatiques, proximité avec le pouvoir, récit identitaire. Parce que ces investisseurs sont moins sensibles aux valorisations, le marché augmente l’offre qui leur plaît. Au total, c’est une forme de démocratie actionnariale : l’allocation du capital reflète davantage la volonté agrégée du public des particuliers, quitte à rogner le rendement moyen.

2

Le refus de la verticalité

Notes

39.

OCDE, Rapport Governement at a Glance, 19 juin 2025 [en ligne].

+ -

40.

Selon le livre d’Albert Hirschman, Exit, Voice and Loyalty, Harvard University Press, 1970.

+ -

41.

France Inter, « “Deux claques et au lit !“ : le conseil du préfet de l’Hérault aux parents des jeunes émeutiers », 3 juillet 2023 [en ligne].

+ -

42.

Alexandre Brugère, Combattre l’islamisme sur le terrain, Fondapol, mai 2025 [en ligne].

+ -

43.

Eurostat, ’’Job autonomy and pressure at works statistics’’, septembre 2020 [en ligne].

+ -

44.

Inspection générale des affaires sociales (IGAS), « Pratiques managériales dans les entreprises et politiques sociales en France. Les enseignements d’une comparaison internationale (Allemagne, Irlande, Italie, Suède) », Rapport n° 2023-128R, tome II, mars 2025 [en ligne].

+ -

45.

The new voice of Ukraine, “Ukrainian Defense Ministry launches transfer feature in Army+ app’’, 15 novembre 2024 [en ligne].

+ -

La verticalité descendante perd de sa force d’évidence. Les données comparatives de l’OCDE montrent que la confiance n’est plus une condition ; elle se gagne sur des livrables concrets et sur la lisibilité des décisions. La demande de participation, de traçabilité et de contrôle ex post s’impose, tout comme l’usage des canaux numériques pour interagir avec l’administration. Le rapport de l’OCDE Government at a Glance 202539 insiste sur trois leviers pour soutenir la confiance : associer les parties prenantes, renforcer les compétences d’exécution et protéger l’intégrité de l’action publique.

Cette confiance conditionnelle réactive une grammaire analytique ancienne : Exit, Voice and Loyalty40. Quand la qualité perçue baisse, les citoyens alternent entre la sortie (choix d’un autre service, abstention, délocalisation), la voix (réclamation, recours, mobilisation) et la loyauté. Le numérique abaisse les coûts d’entrée de la voix et diversifie les formes d’exit, d’où une sensibilité accrue à la transparence, à la redevabilité et aux voies de recours.

Parallèlement, les institutions doivent s’incarner pour rendre des décisions plus lisibles. Le rôle public tenu par des magistrats du Parquet national antiterroriste (PNAT) lors d’affaires majeures illustre cette personnalisation : conférences de presse, explications procédurales, points d’étape. Il en est de même pour l’émergence médiatique récente de certains préfets également, prenant la parole au sujet des mineurs délinquants41 ou sur la montée de l’islamisme42. Ce n’était pas la norme il y a vingt ans, et cela répond à une exigence de pédagogie en temps réel plutôt qu’à une logique d’apparat.

D’ailleurs, il n’est pas impossible de relier la récente perte de productivité du travail au fait que la France est l’un des pays d’Europe où les employés sont les plus nombreux à déclarer ne pas être autonomes dans leurs tâches au travail : 60% contre 46% dans le reste de l’Europe, selon une étude menée par Eurostat en 201943. Un rapport récent de l’Inspection générale des affaires sociales soulignait qu’en France, les pratiques managériales apparaissent plus verticales et plus hiérarchiques que chez ses voisins européens, la reconnaissance au travail y est plus faible et la formation des managers plus académique44.

Alors que l’institution militaire était présentée comme l’un des bastions de résistance de la verticalité, la guerre russo-ukrainienne permet d’illustrer le refus. Recruter l’infanterie change de nature : accepter des semaines de tranchées sous la menace de drones tueurs rebute des citoyens occidentalisés, qui valorisent plutôt des rôles à forte autonomie, comme les pilotes de drones FPV devenus des figures héroïques. L’Ukraine, dépendante du volontariat et dotée d’un appareil coercitif limité, doit donc restaurer la confiance et desserrer la chaîne de commandement. Outre la formation et l’amélioration des conditions de vie, elle a créé des soupapes qui contournent la bureaucratie : une amnistie a notamment permis en 2024 à des déserteurs de revenir sous délai et Army+, plateforme numérique de mobilité, autorise des passages d’une unité à l’autre sans l’aval du supérieur45. Les chefs d’unités se retrouvent mis en concurrence, affichant publiquement les plus tyranniques dont les unités se vident.

3

Une économie d’expérimentation

Dans le secteur productif, l’itération rapide a cessé d’être un slogan. La méthode agile issue du logiciel – cycles courts, tests sur utilisateur, déploiements progressifs, mesures d’impact – se diffuse dans l’industrie et la production matérielle. L’automobile illustre ce basculement : plateformes électriques modulaires, intégration verticale des composants, généralisation des mises à jour réduisent les temps de développement et déplacent une partie de la valeur vers le logiciel. Des analyses convergentes estiment que les constructeurs chinois sont en moyenne 30% plus rapides que les acteurs occidentaux pour amener un modèle sur le marché, et certains viseraient désormais des cycles de 18-24 mois, étant 60% plus rapides.

Cette culture ne se limite pas au privé. L’État français a intégré, à petite échelle toutefois, des pratiques de prototypage rapide et de tests utilisateurs avec l’incubateur beta.gouv.fr : services publics numériques développés en petits lots, mesures d’impact, ouverture de code et de données, extinction des produits non conformes. La logique est simple : refuser l’abstraction, aller sur le terrain, observer, essayer soi-même, ajuster, documenter.

Le domaine militaire valide encore empiriquement cette accélération du cycle innovation-usage. La guerre en Ukraine a vu l’industrialisation de micro-innovations, notamment avec les drones. L’armée ukrainienne et les startups de défense locales entretiennent une interconnexion particulièrement avancée. L’Ukraine dispose même de lignes mobiles de production de circuits imprimés directement sur le champ de bataille.

Cette capacité permet aux unités de produire des cartes électroniques adaptées chaque jour et ainsi d’éviter les fréquences du brouillage électronique ennemi. En complément, plusieurs régiments ukrainiens disposent de leur propre budget innovation dédié spécifiquement à la collaboration avec les startups locales. Cette proximité entre militaires sur le front et concepteurs industriels permet de travailler en mode essai‑erreur et confère aux startups un avantage décisif pour affiner des solutions pragmatiques. Ainsi, les sondes vibratoires semblaient une bonne idée pour repérer les pièces d’artillerie, mais ne fonctionnant que sur batterie, elles exposaient inutilement les soldats pour leur recharge.

En somme, la société devient plus horizontale parce qu’elle est plus équipée cognitivement, mieux connectée, plus exigeante sur la preuve et plus familière des itérations rapides. Les institutions qui persisteraient à raisonner en logique descendante et en cycles longs se heurteraient à cette réalité. La réponse n’est pas de substituer la communication à l’exécution, mais de rendre l’action publique plus falsifiable au bon sens du terme : objectifs clairs, métriques stables, dispositifs testés, doctrine versionnée, système de remontée de l’information (feedback loop) ouverte aux usagers.

III Partie

La compétence du peuple en pratique

1

Une véritable démocratie participative nationale

a. Le vote au-delà de la pétition

Tout devient soumis à consultation. Depuis 2022, la plateforme de participation citoyenne de la Cour des comptes et des chambres régionales et territoriales des comptes (CRTC) permet à chacun de proposer des thèmes de contrôle ou d’enquête répondant aux enjeux et préoccupations actuelles de notre société. Dans le domaine législatif, les dispositifs participatifs introduits ces dernières années au niveau national deviennent plus opérants, même si leur parcours institutionnel reste long. L’épisode le plus révélateur est récent. La pétition hébergée par l’Assemblée nationale contre la proposition de loi, dite Duplomb, visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur a atteint des niveaux inédits – franchissant successivement les seuils de 100.000, 500.000, puis plus d’un million et, selon les derniers décomptes publics, de plus de deux millions de signatures certifiées – rejoignant les pétitions « Pour la dissolution de la BRAV-M », classée par la commission des Lois en 2023 ; « Mehdi Bassit : pour que les réseaux ne soient plus une arme », renvoyée à la commission des Affaires économiques ; « Demande de destitution du président de la République en vertu de l’article 68 de la Constitution », renvoyée à la commission des Lois en avril 2026. Son effet juridique direct demeure limité à la possibilité d’un débat, à la discrétion des instances parlementaires, celui-ci s’étant tenu en commission des Affaires économiques le 17 septembre 2025.

Cette modalité, bourgeonnante, de démocratie participative est toutefois extrêmement dangereuse. Alors qu’elle a été créée pour faire remonter des préoccupations citoyennes au niveau du Parlement, la pétition populaire devient un moyen de pression sur le juge constitutionnel ou le président de la République, leur demandant soit de censurer, soit de ne pas promulguer. Pour la loi Duplomb, le Conseil constitutionnel a reçu un nombre record de 19 contributions extérieures, parmi lesquelles associations de médecins, d’apiculteurs, syndicats de l’agriculture biologique, juristes etc., et toutes appuyant la censure du texte. Pour autant, deux millions de pétitionnaires, en étant sûr de la fiabilité de l’outil, restent un échantillon réduit du corps électoral. Or la complexification des sociétés fait que l’échantillon ne reflète pas nécessairement la position de l’électeur médian. En Suisse, 50.000 signatures déclenchent un référendum facultatif sur une loi, 100.000 une initiative constitutionnelle : dans les deux cas, un vote a systématiquement lieu et il est décisoire, dans 89% de cas, 26 sur 235, avec une décision contraire au souhait des promoteurs du référendum.

Notes

46.

Convention sur l’accès à l’information, participation du public et accès à la justice en matière d’environnement. La Convention d’Aarhus donne aux membres du public (les personnes physiques et les associations qui les représentent) le droit d’accès à l’information et de participation au processus décisionnel en matière d’environnement, ainsi que d’exiger réparation si ces droits ne sont pas respectés [en ligne].

+ -

47.

CEDH, Arrêt Biao c. Danemark, Requête no 38590/10, 24 mai 2016 [en ligne].

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48.

Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement Nouvelle-Aquitaine, Projet d’interconnexion électrique France-Espagne « Golfe de Gascogne » [en ligne].

+ -

49.

Eli Dourado et Raymond Russell, ’’Airport Noise NIMBYism: An Empirical Investigation’’, Mercatus Center, Georges Mason University, octobre 2016 [en ligne].

+ -

b. Le piège de la contestation judiciaire

L’élargissement de la capacité d’ester en justice est souvent présenté comme une amélioration de nos démocraties. C’est d’ailleurs une obligation européenne, la Convention d’Aarhus46 et son droit dérivé appelant à une participation et un large accès à la justice. La contestation devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) s’est largement répandue. Elle a été rejointe par la question prioritaire de constitutionnalité, sorte de jugement en ultime recours. La peur de l’État d’être condamné finit par être intégrée. Le politique construit la camisole dans laquelle il prétend être entravé. Sur la politique migratoire, le Danemark est ainsi soumis aux mêmes règles exactes que la France, mais il a une approche très différente qui consiste à faire voter une loi qui a de fortes chances d’être sanctionnée et si c’est le cas l’amoindrir, plutôt que de se censurer au préalable47.

La notion d’intérêt à agir devient la clé de tout. Or certaines associations se retrouvent ainsi avec un avantage extraordinaire d’un intérêt à agir général. Le chantier de la ligne à très haute tension qui doit relier les villes de Cubnezais, en Gironde, et de Gatika, dans le Pays basque espagnol, a été suspendu dans une ordonnance du tribunal de Bayonne, à la suite de la plainte déposée par plusieurs associations, le collectif Stop THT 40 et Sea Sheperd et Défense des milieux aquatiques (DMA). Et ce, alors qu’une concertation facultative avec le public, les élus, les associations et les services de l’État avait été menée dès 2017 puis qu’une enquête publique avait été conduite en 2022, complétée par un avis de l’Autorité environnementale en 2023 qui avait associé des associations à son comité de suivi48.

Dans le cadre de la justice nationale, l’élargissement de la capacité d’ester en justice donne des armes puissantes à des individus déterminés mais parfois très éloignés de la position du citoyen ordinaire. On le constate aussi dans des mécanismes alternatifs à la procédure judiciaire comme les médiateurs. Une étude américaine a ainsi montré qu’en 2015, 84% des 1 223 plaintes enregistrées contre l’aéroport Washington Dulles, 78% des 8.760 enregistrées contre l’aéroport Ronald Reagan de Washington et 73% des 4.870 contre l’aéroport international de Denver émanaient à chaque fois d’un seul domicile49. L’intelligence artificielle va drastiquement abaisser les coûts liés aux procédures judiciaires et il nous faut nous préparer à une saturation des recours juridiques pour bloquer des décisions prises démocratiquement au nom de l’intérêt général.

2

Le principe de subsidiarité radicale

Notes

50.

Charles M. Tiebout, “A Pure Theory of Local Expenditures”, Journal of Political Economy, volume 64, numéro 5, 1956, p. 416-424 [en ligne].

+ -

51.

Caroline Haskins et Vittoria Elliott, “’Startup City’ Groups Say They’re Meeting Trump Officials to Push for Deregulated ’Freedom Cities’”, Wired, 7 mars 2025 [en ligne].

+ -

52.

LegiScan, California Legislature, Senate Bill 53, Transparency in Frontier Artificial Intelligence Act, chapiter 138, version amendée du 29 septembre 2025 [en ligne].

+ -

a. La décentralisation pour la concurrence

La Constitution française, en son article 72, consacre la libre administration des collectivités ; le paysage institutionnel offre un maillage dense – près de 35.000 communes, 101 départements, 18 régions – mais l’essentiel des choix structurants reste capté par le niveau central. Retrouver la compétence du peuple consisterait à rapprocher l’arbitrage des citoyens de leurs externalités réelles : donner aux communes et intercommunalités, pour les écoles maternelles et élémentaires, les collèges, les hôpitaux, une totale latitude d’organisation, et laisser jouer la concurrence horizontale entre territoires, conformément à l’intuition de Tiebou50 : des préférences locales s’agrègent mieux quand les individus peuvent « voter avec leurs pieds ». Cela suppose des marges de manœuvre réelles – sur les standards de service, les formats d’expérimentation et, au besoin, sur la fiscalité locale – et des voies de sortie visibles pour l’usager. Dans cette logique, il faut offrir la possibilité d’accepter ou refuser la norme nationale : des règles ajustables, qui peuvent être remplacées par d’autres en cas de preuve d’un effet équivalent, plutôt que des obligations uniformes. Le droit français offre quelques leviers d’expérimentation, un pouvoir préfectoral de dérogation, des cadres d’essai sectoriels, mais ils restent extrêmement ténus face au besoin d’adaptation au local.

Dans cet esprit, voici deux exemples récents venus des États‑Unis.

D’une part, le mouvement soutenu par le Président Trump qui propose de créer des villes libres51 sur le modèle des zones économiques spéciales chinoises (ZES). Elles ont été l’un des principaux laboratoires de la réforme chinoise : à partir de 1980, Shenzhen, Zhuhai, Shantou et Xiamen obtiennent des régimes fiscaux, fonciers et douaniers dérogatoires pour attirer les investissements étrangers et tester des règles de marché avant généralisation. Une de ces ZES a même été confiée à un État étranger, celle de Suzhou, à Singapour.

D’autre part, la règlementation californienne SB 5352 relative à l’intelligence artificielle : l’État de Californie pourra dire qu’un cadre fédéral (loi, règlement, même simple guidance) est équivalent ou plus strict que la norme californienne de sécurité IA. Dans ce cas, l’entreprise pourra choisir de se conformer à ce cadre fédéral et sera réputée conforme au droit californien tant que ce cadre reste valable. On n’est donc ni dans la préemption fédérale classique, ni dans le chacun-pour-soi fédéré, mais dans une dévolution conditionnelle : l’État ouvre une porte aux entreprises, tout en conservant son pouvoir de contrôle.

Notes

53.

Que l’on traduit par conseil paroissial.

+ -

54.

Yankel Fijalkow, « Une recomposition sociale », Le Paris Haussmann, TDC N°1075, p.22-23 [en ligne].

+ -

b. Les référendums ultra locaux

En France, les référendums locaux reposent sur l’article 72-1 de la Constitution par le biais de deux modalités :

– le référendum local décisionnel (CGCT, art. LO1112-1 et suivants), dans lequel l’assemblée délibérante soumet au vote un projet de délibération ou d’acte relevant strictement de sa compétence, la participation devant dépasser 50% des inscrits ;

– la consultation locale, que 10% des inscrits dans une commune et 5% dans les autres collectivités peuvent déclencher. L’État peut également organiser, depuis 2016, une consultation locale sur des projets d’infrastructures ayant une incidence sur l’environnement — mécanisme utilisé pour Notre-Dame-des-Landes.

Ces outils s’apparentent plus à un veto informel de dernière minute qu’à des architectures où la voix locale est structurée et anticipable. Pour contenir le réflexe d’opposition aux nouveaux projets Not in My back Tard (NIMBY) sans recentraliser, la décision d’urbanisme pourrait être sécurisée par des référendums locaux bien dessinés : dossier rendu public en amont, seuil de participation, transparence des contreparties et, surtout, vote sur des options concrètes (tracé, gabarit, étape de réalisation) plutôt que sur un oui/non abstrait.

Le Neighborhood planning, que l’on traduit par planification de quartier, est quant à lui un dispositif britannique introduit par le Localism Act de 2011 destiné à renforcer la participation citoyenne en matière d’urbanisme local. Ce mécanisme permet aux communautés locales de proposer et d’élaborer elles-mêmes des plans d’aménagement détaillés de leur quartier ou de leur commune. Les Neighborhood plans sont ensuite soumis à un référendum local et doivent obtenir la majorité simple pour entrer en vigueur. Une fois adoptés, ces plans acquièrent une valeur juridique contraignante vis-à-vis. des autorités locales, guidant les décisions sur les nouvelles constructions, l’utilisation des terrains ou encore la préservation des espaces verts. Depuis son lancement, plus de 3.000 communautés ont engagé une démarche de Neighborhood planning, avec environ 1.300 plans validés après référendum, couvrant plus de 12 millions de personnes à travers l’Angleterre.

Dans son fonctionnement actuel, le Neighborhood planning mobilise activement les résidents dès le début du processus. Un groupe représentatif local, souvent un parish council53, conduit les consultations et élabore le projet initial en concertation avec les habitants. Ces groupes peuvent bénéficier de subventions allant jusqu’à 10.000 livres sterling afin de financer les études techniques et consultations nécessaires. Après validation locale par référendum, le plan devient juridiquement contraignant pour les autorités municipales et doit être intégré à la politique urbaine locale.

Des projets de texte, visant à améliorer le Neighborhood planning afin de le faire participer à l’effort de construction, sont en cours d’instruction. L’un d’entre eux vise à avaliser la surélévation pour toute une zone résidentielle en motivant les résidents par l’augmentation de la valeur de leur propriété. Un autre vise à permettre à des locataires d’un immeuble de logement social, logements qui sont en général peu denses au Royaume-Uni et plus particulièrement à Londres, d’initier une opération de redéveloppement avec un promoteur, l’imposant à la fois aux autorités locales et aux bailleurs sociaux. Ainsi, l’approche partant du terrain (bottom-up) permet de surmonter la capture démocratique par quelques minorités agissantes, un levier intéressant à imaginer en France également.

De son côté, pour répondre à la crise du logement, Israël avait mis en place deux programmes principaux : Pinui Binui et TAMA 38. Ces programmes visent à densifier les zones urbaines en remplaçant les anciens bâtiments par de nouvelles constructions plus résistantes aux séismes et offrant plus de logements. Les deux programmes reposent sur un accord entre les propriétaires et les promoteurs afin de surmonter le phénomène NIMBY et même transformer les propriétaires actuels en promoteurs du projet. Ces propriétaires actuels, en général d’un petit immeuble collectif, reçoivent de nouveaux appartements plus grands et mieux équipés, tandis que les promoteurs peuvent vendre les unités supplémentaires créées. La plus-value est exemptée de taxes. Pour éviter les blocages, une majorité qualifiée de deux tiers des propriétaires est nécessaire pour approuver un projet, réduisant ainsi le pouvoir des opposants. Pinui Binui, quant à lui, nécessite un processus de rezonage et s’applique généralement à plusieurs bâtiments adjacents. Ces programmes ont eu une incidence significative sur le marché immobilier israélien. En 2023, ils représentaient 37% de la production annuelle de logements en Israël, et plus de 50% des nouvelles constructions dans des zones à forte demande comme Tel-Aviv. Les propriétaires, devenus bénéficiaires directs du développement, sont désormais des moteurs politiques puissants en faveur de la densification. Malgré ces succès, des défis subsistent. Les locataires, qui n’ont pas voix au chapitre, sont souvent expulsés pour faire place aux nouveaux développements. Ce sujet n’est pas nouveau. En France, lors des travaux d’Haussmann, seuls les propriétaires expropriés étaient indemnisés. Puis le décret du 27 décembre 1858 a étendu le droit à une indemnisation aux locataires expulsés, augmentant ainsi considérablement le coût des travaux54.

3

La confiance dans les incitations individuelles

Notes

55.

Code du travail, article R4534-143 [en ligne].

+ -

a. Une conception microéconomique plutôt que macroéconomique

La plupart des politiques publiques échouent quand elles s’adressent à des agrégats désincarnés ; elles réussissent lorsqu’elles pluralisent les trajectoires, internalisent des coûts simples à comprendre, et traitent vite les exceptions.

Mettre fin à l’infantilisation, c’est rompre avec « l’État nounou » qui présume le citoyen incapable de gérer un risque ordinaire et qui répond par des microprescriptions. L’infantilisation se reconnaît à trois traits : elle substitue des règles de moyens à des objectifs simples, elle généralise des cas extrêmes à tout le monde, elle déplace la responsabilité du jugement vers des formulaires et des notices. Une relation de confiance traite les adultes en adultes, fixe des buts vérifiables, laisse des marges d’action, et n’active la coercition qu’en cas d’abus démontré. Les exemples abondent. Au Royaume-Uni, l’obsession réglementaire pour des fenêtres minuscules, au prétexte d’éviter les chutes, produit des logements médiocres plutôt que des usagers prudents. En France, un décret impose, à défaut d’eau courante, de fournir trois litres d’eau par jour et par salarié55 : la règle rassure sur le papier mais fige des situations très différentes et détourne l’attention du seul enjeu pertinent, l’accès effectif à une eau potable, fraîche et disponible quand il le faut. La bonne écriture consiste à formuler des obligations de résultat assorties de voies d’équivalence : cible d’aération et de sécurité mesurable plutôt qu’un gabarit de fenêtre, obligation d’accès continu à l’eau plutôt qu’un volume uniforme, contrôles aléatoires et sanctions proportionnées plutôt qu’un carcan. Traiter les citoyens en sujets responsables n’est pas un pari naïf, c’est une condition d’efficacité.

La ludification (gamification) de l’action publique, c’est transformer l’obéissance abstraite en engagement concret grâce à des règles claires, un feedback immédiat et des récompenses visibles. Le numérique aide, mais l’idée dépasse l’écran. En Suède, la Speed Camera Lottery récompensait les conducteurs respectant les limites en finançant une loterie avec les amendes des contrevenants. À Singapour, l’application Healthy 365 crédite des bons quand on marche et qu’on mange mieux. En Chine, Ant Forest convertit des gestes sobres en arbres réels plantés. Au Royaume-Uni, Beat the Street fait marcher des villes entières via des bornes RFID (Radio Frequency Identification) et des classements d’équipes. En Allemagne, Stadtradeln met les collectivités en compétition sur les kilomètres à vélo et le CO2 évité. Aux États‑Unis, des loteries vaccins montrent qu’un petit hasard maîtrisé peut servir l’intérêt général. L’Ukraine a gamifié une partie de son effort de guerre avec un système de points : chaque cible ennemie détruite et vérifiée par vidéo (soldat, drone, véhicule, artillerie) crédite une unité, convertible en drones, pièces et équipements via une place de marché militaire intitulée Brave1 avec son programme Army of Drones Bonus. Des barèmes publics circulent : environ 6 points pour un soldat, 40 pour un char, jusqu’à 50 pour un lance-roquettes multiple. La clé n’est pas la gadgetisation, mais un dessein sérieux : objectifs mesurables, opt‑in, règles antitriche, protection des données, évaluation indépendante et extinction si l’effet est nul. Bien conçue, la gamification aligne mieux les intérêts, rend la norme désirée plutôt que subie, et construit une culture de résultats partagés, à faible coût coercitif.

Notes

56.

Voir Bercy Infos Entreprise, Le RGPD mode d’emploi, 7 août 2025 [en ligne].

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57.

C’est-à-dire à la tendance des banques à influencer la vie des ménages en leur permettant d’ouvrir des comptes, afin de drainer de multiples ressources.

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58.

Voir les documents de la Direction générale des finances publiques (DGFiP) à ce propos : « Transfert d’informations entre les bailleurs sociaux et la DGFiP dans le cadre de l’automatisation de la TH », Cahier des charges [en ligne].

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59.

Tribune, « L’appel de 3000 magistrats et d’une centaine de greffiers : ’’Nous ne voulons plus d’une justice qui n’écoute pas et qui chronomètre tout’’ », Le Monde, 23 novembre 2021 [en ligne].

+ -

60.

Chaîne applicative supportant le système d’information orienté procédure pénale et enfants.

+ -

61.

À savoir le changement d’échelle d’une entreprise et sa capacité à produire plus et à réaliser ainsi plus d’économies d’échelle, selon la définition de la BPI [en ligne].

+ -

b. L’exploitation des données personnelles

Le manuel pratique suppose de réviser la doctrine de l’État sur l’usage des données : non pas collecter davantage, mais mieux relier des données utiles pour automatiser ce qui peut l’être (allocations, pénalités, bonus-malus), avec une supervision humaine là où le droit l’exige. Le Règlement général sur la protection des données (RGPD)56 encadre strictement les décisions fondées uniquement sur un traitement automatisé lorsqu’elles produisent des effets juridiques ; il n’interdit ni l’automatisation instrumentale, ni les systèmes hybrides qui laissent à l’usager un droit de contestation et de recours. L’enregistrement vidéo avec la diffusion de caméras surpuissantes en permanence dans nos poches et leur traitement automatisé grâce à l’intelligence artificielle laissent la possibilité de mesurer, dans l’espace public, les effets concrets de ces décisions.

En Inde, l’introduction d’Aadhaar (identité biométrique unique) a dopé l’accès effectif aux services publics : versements de prestations par virement direct (DBT), traçabilité des bénéficiaires et paiements via micro-guichets où l’empreinte digitale suffit pour retirer une subvention ou une pension. Le gouvernement crédite ce couplage d’économies malgré une forte montée en charge des ayants droit, en grande partie grâce au nettoyage des doublons et des fantômes dans les bases sociales. Au-delà de la distribution des aides, le système a servi à la bancarisation57 de populations rurales. À l’inverse, en France, l’administration des impôts refuse toujours de transférer aux bailleurs sociaux les données de revenus des ménages demandeurs ou occupants d’un logements social58, alors même qu’ils ont l’obligation de collecter ces informations, leur occasionnant près de 100 millions d’euros de dépenses annuelles inutiles. Les citoyens français devraient être propriétaires de leurs données fiscales et pouvoir les exporter facilement via une API, une interface de programmation, vers des systèmes tiers. Sur la santé, la production de ces données étant le fruit d’un investissement collectif, leur propriété par le citoyen pourrait être sujette à débat.

C’est ici que l’investissement informatique public n’est pas un luxe : il permet l’individualisation sans arbitraire. L’équipement logiciel de l’administration française n’est pas à la hauteur de l’exigence que nous avons pour nos services publics. L’attention qui est mise pour améliorer les processus en lien avec les citoyens, telle Justif’Adresse, permettant d’obtenir sa carte nationale d’identité ou son passeport sans produire de justificatif de domicile par comparaison automatique avec les bases de fournisseurs d’énergie, a détourné l’attention des outils à destination des fonctionnaires et contractuels. Fin novembre 2021, plus de 3.000 magistrats ont signé une tribune dans Le Monde59 sur le déploiement de Cassiopée60, le logiciel métier des services pénaux dans les tribunaux, notamment de bureau d’ordre des procédures. Les problèmes de conception de l’outil génèrent un énorme surtravail pour les personnels de justice et une impression dégradée pour les usagers. Et cet outil s’ajoute à six autres logiciels différents. Il y a aussi une façon de mener les transitions entre différents environnements logiciels qui pourrait être améliorée. Souvent, il s’agit de ruptures brutales qui ne sont pas sans impact. Winstru a peu à peu été remplacé par le logiciel Cassiopée mais les dossiers fermés n’ont jamais été transférés sur Cassiopée. Or les serveurs qui permettent le fonctionnement de Winstru sont déjà hors d’état, entraînant une perte d’informations. Il y a les grands projets confiés à des entreprises de service numérique qui deviennent des gouffres financiers avec de multiples retards comme le logiciel Louvois (logiciel unique à vocation interarmées de la solde des militaires). Mais de façon plus surprenante, il existe de nombreux processus essentiels qui dépendent de logiciels ou de bases de données vieillissants développés par des entreprises ou des associations de très petite taille dont l’avenir n’est pas assuré. Service du Premier ministre, la direction interministérielle du numérique (DINUM), créée en 2019, a pour mission d’élaborer la stratégie numérique de l’État et de piloter sa mise en œuvre. Devenue plus politique et moins technique, elle doit être encore renforcée pour devenir un vrai moteur de productivité pour l’État. Après avoir connu des start-ups d’État, il semble opportun d’encourager le développement de scale-up61 d’État, des structures de plus grosse taille tout en restant agiles, capables de produire du code avec des internes comme des externes ou d’acheter des solutions existantes.

4

La gouvernance agile de l’action publique

La fabrique classique de la norme – longue, séquentielle, peu observable – est inadaptée dès que les effets de bord sont rapides. Les administrations qui ont appris à travailler en mode produit, par itérations visibles, corrigent plus vite et surtout expliquent mieux ce qu’elles font. En France, le réseau beta.gouv.fr a démontré qu’une approche par problèmes, adossée à des expérimentations publiques, peut livrer des services utilisés à grande échelle tout en documentant coûts, usages et impacts. Au Royaume‑Uni, la Government Digital Service a installé dès 2011 une culture centrée sur le besoin utilisateur, le travail en public et des cycles courts. L’exemple de la mairie de San Francisco – communication très régulière sur les chantiers micro, démonstrations quotidiennes et retours de terrain – illustre ce que produit une narration de l’action outillée par des métriques et des corrections visibles. L’agilité, ici, n’est pas un slogan : c’est la combinaison d’une liste de tâches (backlog) partagée publiquement, d’objectifs trimestriels et d’une capacité à publier les écarts. Cette culture n’est pas neuve. Elle a des racines qui remontent à l’État bâtisseur des années 70. Il ne faut jamais oublier qu’en 1972, un observatoire spécialement aménagé permettait alors au public de suivre en direct l’avancée des travaux de la construction de la centrale nucléaire de Fessenheim.

La culture du résultat et de la remontée d’information devrait être la norme. La première hotline municipale a été créée en 1983 à Shenyang. En 1999, le gouvernement central a standardisé le numéro unique 12345 pour remplacer la diversité des numéros locaux. En juillet 2017, le gouvernement central a imposé des règles de standardisation exigeant un fonctionnement 24h/24 et une réponse aux appels dans les 15 secondes. À Beijing, qui compte plus de 1.700 opérateurs travaillant par rotation, le système a traité environ 150 millions de plaintes au cours des six dernières années. Les taux de résolution et de satisfaction atteignent près de 97%. Tous les appels sont traités dans les 15 secondes et la préoccupation, question ou plainte, doit être examinée dans les sept jours.

5

La lutte contre les normes hors de la loi

Notes

62.

Conseil d’État, Société Fairvesta International GMBH et autres, 21 mars 2016 [en ligne].

+ -

63.

Conseil d’État, GISTI, Décision n° 418142, 12 juin 2020 [en ligne].

+ -

64.

Voir les articles du RGPD, 2016 [en ligne].

+ -

La France a vu prospérer le droit souple : circulaires, guides, foires aux questions, lignes directrices des régulateurs. Le Conseil d’État en a progressivement reconnu la justiciabilité62 puis a ouvert largement le prétoire aux documents de portée générale63. C’est un progrès majeur : lorsque l’administration oriente substantiellement les comportements par la loi molle, les justiciables doivent pouvoir contester ces documents. Le bon réflexe populiste n’est pas de supprimer automatiquement les autorités indépendantes – beaucoup répondent à des engagements européens qui imposent leur existence et leur indépendance, comme la Commission nationale informatique et libertés (CNIL), au titre des articles 51 à 59 du RGPD64 – mais de soumettre leur autorité à la démocratie, notamment locale. Lorsqu’en 2019, la ville de Nice teste, pendant le carnaval, un dispositif de reconnaissance faciale sur volontaires limité dans le temps et avec un objectif de sûreté, la population locale et l’élu responsable y sont favorables. La CNIL annonce qu’un tel usage n’a aujourd’hui pas de base légale suffisante en France et qu’elle y serait défavorable. Un avis ou une prise de position de ce type est en principe inattaquable dans la mesure où il ne s’agit pas d’un acte faisant grief. Ce faisant, elle fait prévaloir une conception nationale, abstraite et très protectrice des libertés sur une préférence locale explicite. La décision ne vient pas d’un vote, ni d’un juge saisi, mais d’une autorité non élue, appliquant un standard général qui neutralise une volonté locale clairement exprimée. Autrement dit : le politique reprend la main sur les objectifs et les seuils ; l’expertise conserve sa juste place, mais dans un cadre lisible, contrôlable et contestable.

Le manuel pratique dont nous venons de parler prend au sérieux la défiance contemporaine à l’égard de la société – horizontale, informée, exigeante – sans la flatter. Il présuppose que l’on confie véritablement des choix aux échelons proches, que l’on conçoive la norme comme un contrat portant sur les résultats à atteindre, que l’on parle aux individus avec des incitations compréhensibles, et que l’on expose le travail public ainsi : petits livrables réguliers, corrections visibles, responsabilités locales.

Le résultat n’est pas une démocratie d’opinion, mais bien une démocratie d’exécution. Là où le droit mou a pris le pas sur la loi, l’expertise est ramenée devant les électeurs. Là où la pétition numérique a remplacé le vote, les référendums locaux et les options modulaires sont installés. Là où l’abstraction normative engendre l’incompréhension et l’impuissance, des métriques simples et de nouveaux systèmes d’information sont proposés.

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