Résumé

Introduction

I.

Comment sont choisis les juges de la Cour EDH ?

II.

Quel est le circuit suivi par une affaire soumise à la CourEDH ?

1.

La Cour se divise en cinq sections et chaque juge est membre d’une section

2.

La distribution des affaires entre les comités et les chambres

3.

Les différentes étapes de la procédure d’une requête après son attribution à une Chambre

4.

La saisine et le rôle de la Grande Chambre

III.

Le rôle des états parties dans les procédures qui relèvent de la CourEDH

1.

Le rôle de l’État dans le respect des stipulations de la Convention en France

2.

Dans le cadre des poursuites menées contre l’État partie, le gouvernement peut participer au processus juridictionnel et faire entendre sa voix

IV.

La CourEDH, attentive aux préoccupations de ses 802 millions de justiciables

1.

Chaque nation garde sa capacité à conserver la définition de ses concepts sociétaux

2.

L’État de droit, respectant la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), n’est pas un État désarmé

3.

La Convention ne doit pas être instrumentalisée par les ennemis des valeurs qu’elle protège

4.

La CourEDH rappelle les États à leurs responsabilités vis-à-vis des personnes les plus faibles

V.

Une stratégie de communication contestant la valeur de l’approche européenne des droits de l’Homme

Recommandations et conclusion

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Résumé

Après soixante ans d’existence, la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) est en proie aux critiques d’une opinion européenne bouleversée. Dans un contexte de menace terroriste, les Européens s’interrogent sur le caractère fondamental de la protection des droits de l’homme ; ils accusent volontiers l’institution de diluer les identités nationales ou locales, de protéger les assassins ou de désarmer les honnêtes gens.

Procédant d’une profonde méconnaissance, cet état de l’opinion prépare mentalement la sortie de l’Europe du système de « sécurité collective juridique ». Pourtant, là où certains perçoivent une institution déconnectée de la réalité et politiquement irresponsable, il faut voir au contraire les conditions d’une nécessaire indépendance et hauteur de vue afin d’échapper aux passions du moment.

La CourEDH a un rôle de « créateur d’équilibres » dans nos sociétés complexes. Les syndicats, les partis, les religions et jusqu’à la famille étaient autant d’institutions productrices de règles de vie en commun, permettant de résorber les tensions intrinsèques à toute société. Or, partout dans les démocraties libérales, nous constatons l’effondrement de ces structures. Le droit est peut-être le dernier cadre collectif de nos sociétés. Il est d’autant plus mis à l’épreuve qu’il est in fine le seul à pouvoir articuler des libertés contradictoires.

La présente étude propose de revenir sur le fonctionnement, les lacunes et le rôle de la CourEDH. Il est capital de contrer tous ces discours politiques qui, voulant ignorer la complexité et cherchant à échapper à leurs propres responsabilités, tentent de faire de l’institution un bouc émissaire, sans égard pour les conséquences.

Jean-Luc Sauron,

Conseiller d’État, délégué au droit européen, Professeur à l’Université Paris Dauphine.

Source :

Conseil de l’Europe et Cour européenne des droits de l’homme.

La photo figurant sur la couverture a été prise à Rome, le 4 novembre 1950, lors de la signature de la Convention européenne des droits de l’homme par les ministres des Affaires étrangères de treize États membres du Conseil de l’Europe.

L’auteur remercie Mme Léa Réguer-Petit d’avoir réalisé les schémas qui illustrent cette étude.

« N’écoutez pas ce qu’ils disent, regardez ce qu’ils font »

Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion.

Notes

1.

Ces juges étaient respectivement Verdross, Rolin, Ross, Cassin, McNair, Maridakis, McGonigal, Arnalds, Balladore Pallieri, Rodenbourg, Wold, Mosler, Holmbäck et Arik. Ils ont été élus pour des durées de mandat différentes : trois ans, six ans et neuf ans.

+ -

2.

Gerard Lawless avait déposé une requête devant la Commission européenne des droits de l’homme contre la République d’Irlande. Suspecté d’appartenir à une organisation illégale (l’IRA), il considérait que sa détention sans jugement, par décision du ministre de la Justice irlandais, violait les articles 5 et 6 de la Convention européenne des droits de l’homme garantissant le droit à la liberté et à la sureté, ainsi que le droit à un jugement équitable.

+ -

Prévue par la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), signée en 1950 au Conseil de l’Europe, la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) ne pouvait être créée qu’après l’acceptation de sa juridiction obligatoire par huit États membres du Conseil de l’Europe. Ce nombre de huit fut atteint le 3 septembre 1958, avec l’Autriche, la Belgique, le Danemark, l’Irlande, l’Islande, le Luxembourg, les Pays-Bas et la République fédérale d’Allemagne. Les quinze juges de la CourEDH furent élus le 21 janvier 1959 par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), dont les membres avaient été désignés par les parlements nationaux des États membres du Conseil de l’Europe. Ces juges venaient d’Autriche, de Belgique, du Danemark, de France, de Grande-Bretagne, de Grèce, d’Irlande, d’Islande, d’Italie, du Luxembourg, de Norvège, de République fédérale d’Allemagne, de Suède et de Turquie1. La CourEDH a tenu sa première réunion le 23 février 1959. Sa première audience publique, l’affaire Lawless2, s’est quant à elle déroulée le 3 octobre 1960.

Notes

3.

Afrique du Sud, Allemagne, Arabie saoudite, Argentine, Australie, Belgique, Brésil, Canada, Corée du Sud, Espagne, États-Unis, France, Hongrie, Inde, Italie, Japon, Mexique, Pologne, Royaume-Uni, Russie, Suède et Turquie.

+ -

5.

Yves Bardon, « Les droits humains, le tropisme français », ipsos.com, 26 juillet 2018.

 

+ -

6.

Voir Chloé Morin, cit.

+ -

7.

À ce propos, voir François Zimeray, « Affaire Carlos Ghosn : le Japon, archipel de l’arbitraire judiciaire » fr, 1er février 2019.

 

+ -

Les droits de l’homme sont-ils en passe d’être « déconstruits » ?

En juillet 2018, Ipsos Global Advisor a publié une enquête sur la perception des droits humains dans vingt-deux pays3. Le titre de la tribune publiée alors dans Le Monde par Chloé Morin, directrice de projets internationaux chez Ipsos, résumait bien les conclusions majeures de l’étude : « Plus les libertés fondamentales semblent acquises, moins les citoyens s’y sentent attachés4 ». Le plus inquiétant ressortait de la présentation de l’étude par Yves Bardon, directeur de programme à Ipsos : « Les Français sont même très nombreux  à penser que certaines personnes en tirent des avantages injustifiés (53%), voire abusent des droits qui leur sont reconnus : près de 30% des répondants affirment que “les seules personnes qui bénéficient des droits sont celles qui le méritent le moins, comme les criminels et les terroristes”. On relève dans ces chiffres une association construite dans les esprits depuis 2015 à la faveur des débats sur l’état d’urgence, entre État de droit et État de faiblesse, et sur les risques qui pèsent sur la société. Il y a moins de deux ans, 61% des Français […] affirmaient par exemple que des terroristes allaient se mêler aux réfugiés pour entrer dans leur pays. Les droits humains seraient, pour une partie de la population, l’une des sources de notre vulnérabilité face aux diverses menaces5 ».

C’est là une Europe bouleversée par la menace terroriste qui s’interroge sur la nécessité de maintenir un haut niveau de protection des droits de l’homme. Pourquoi faire ce lien entre la baisse d’adhésion des populations aux droits, la lutte contre le terrorisme et la vague migratoire ? Les mesures prises durant l’état d’urgence en France (et les mesures comparables prises en Europe) ont conduit les populations d’Europe à considérer l’État de droit comme un État de faiblesse6. Ce glissement est très grave. Les Européens ne se rendent peut- être plus assez compte de l’originalité, de l’exception que constitue l’Europe occidentale en matière de défense des droits7. Les libertés protégées par la CEDH (et par la CourEDH) paraissent tellement évidentes et garanties qu’elles en deviennent « invisibles ». Elles sont pourtant fragiles et doivent faire l’objet d’attention de tous les instants.

 

I Partie

Comment sont choisis les juges de la Cour EDH ?

Notes

8.

Chiffres au printemps 2018.

+ -

9.

Ce budget est abondé par des contributions volontaires des quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe.

+ -

La CourEDH est composée d’un juge au titre de chacun des quarante-sept États ayant ratifié la CEDH, élus par l’Assemblée parlementaire  du Conseil de l’Europe (APCE). À ces juges s’ajoutent au sein du greffe environ 640 personnes, dont 250 à 300 juristes8. Le budget de la Cour s’élevait pour 2018 à 71.670.500 euros9.

Les juges sont élus pour une durée de neuf ans10 et ne sont pas rééligibles11. Cette procédure comprend différentes étapes, d’abord au niveau national, puis au niveau du Conseil de l’Europe.

Au niveau national se joue la détermination des trois noms portés sur la liste de candidats proposés pour siéger à la CourEDH. Ceux-ci doivent « jouir de la plus haute considération morale et réunir les conditions requises pour l’exercice de hautes fonctions judiciaires ou être des jurisconsultes possédant une compétence notoire12 ». La liste présente les candidats par ordre alphabétique.

Selon le site du ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères, les trois candidats présentés à l’APCE par la France le sont à l’issue d’une procédure de sélection nationale faisant intervenir un comité de sélection ad hoc composé de personnalités qualifiées. Ce comité est actuellement composé de M. Gilbert Guillaume, ancien président de la Cour internationale de justice (CIJ), de Mme Edwige Belliard, conseiller d’État honoraire, de Mme Geneviève Burdeau, professeure émérite, de M. Bruno Cotte, président honoraire de la chambre criminelle de la Cour de cassation, et de M. François Alabrune, directeur des affaires juridiques du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, et agent de la France devant la CourEDH.

Notes

13.

Ce panel de sept membres, désignés par le comité des ministres à la suite de consultations avec le président de la CourEDH, est chargé d’examiner les candidatures proposées par les États parties avant qu’elles soient transmises à l’APCE.

+ -

Ce comité de sélection ad hoc établit une liste de cinq candidatures parmi lesquelles le gouvernement français en choisit trois qui seront transmises au panel consultatif d’experts du Conseil de l’Europe13 (lequel apprécie si les candidats remplissent les critères de l’article 21, §1 de la Convention susmentionné). Le panel rend son avis au vu du seul dossier écrit transmis par l’État membre. Cet avis est confidentiel. Il sera transmis à l’État au plus tard le 6 septembre 2019 et à l’APCE le 6 décembre 2019. L’élection aura lieu au début de l’année 2020. L’exécutif français gère ainsi la totalité du processus national de sélection, sans aucune transparence sur les candidats auditionnés ou retenus aux différentes étapes (personnes auditionnées par le comité ad hoc, liste de cinq noms retenus par le comité et présentés au gouvernement, liste de trois noms retenus par le gouvernement).

Une phase de sélection au niveau national

Au niveau du Conseil de l’Europe, le processus de sélection commence par un entretien avec la commission sur l’élection des juges de l’APCE. Les trois candidats de la liste nationale sont invités à présenter un curriculum vitae type favorisant une présentation identique de leurs informations. La commission sur l’élection des juges à la CourEDH, composée de vingt membres désignés par le bureau de l’Assemblée, examine les candidatures, s’entretient avec les trois candidats (pendant 30 minutes chacun) et donne des recommandations à l’APCE qui procède alors à l’élection des juges. En fonction du vote de classement des trois candidats à l’issue des auditions, il est fait mention de l’identité de la personne arrivée en tête dans le message adressé à l’APCE en vue de l’élection, assorti d’un adjectif définissant l’écart de voix entre cette personne et ses deux concurrents. Si cet écart est très grand, l’adjectif utilisé en anglais est overwhelming (« accablant »). S’il est grand, le terme est large. Enfin, si une majorité est courte ou relative, aucun adjectif n’est employé. Par définition, le résultat du vote au sein de la commission est tenu secret et les membres de la commission doivent observer le plus absolu silence sur ce résultat, y compris et a fortiori dans l’échange possible avec les autres membres de l’APCE avant le vote final en séance plénière. Cette commission peut proposer à l’Assemblée de rejeter la liste, comme elle l’a fait en 2011 pour la France.

S’agissant de la « procédure d’élection des juges », l’article 22 de la Convention indique que les juges sont élus par l’Assemblée parlementaire « au titre de chaque Haute Partie contractante, à la majorité des voix exprimées, sur une liste de trois candidats présentés par la Haute Partie contractante ». Le candidat ayant obtenu la majorité absolue des suffrages exprimés est élu juge à la Cour. En réalité, l’Assemblée vote sur la liste des candidats présentés par un État partie, sur la base des recommandations de la commission sur l’élection des juges à la CourEDH, sans que cette proposition soit automatiquement suivie par l’Assemblée lors du vote.

Une phase de sélection au niveau du Conseil de l’Europe

II Partie

Quel est le circuit suivi par une affaire soumise à la CourEDH ?

Notes

14.

Sur ce chapitre, voir également Vincent Berger, « Procédure devant la Cour européenne des droits de l’homme », JurisClasseur Procédures fiscales, 790, 3e édition, 2019, p. 17.

+ -

15.

La CourEDH n’accepte pas les photocopies.

+ -

16.

À défaut, une justification doit être apportée.

+ -

17.

Voir Jean-Luc Sauron, Procédures européennes devant la CJUE (CJ et tribunal), devant la CEDH, avec index thématique et de nombreux schémas explicatifs, Gualino, 5e édition, 2018, 208.

+ -

L’objectif de la procédure devant la CourEDH14 est de traiter les flux des requêtes irrecevables (soit 97 % des requêtes, qui passent alors par un juge unique) ou répétitives ne présentant pas de difficulté particulière (« affaires clones », qui passent devant les comités de trois juges), afin de dégager du temps pour examiner les affaires qui posent de nouvelles ou difficiles questions en matière de droits de l’homme. Depuis l’entrée en vigueur du Protocole n° 16 au 1er août 2018, la CourEDH a une compétence consultative nouvelle, réservée aux cours suprêmes des États parties ayant ratifié ledit protocole.

L’article 47 du règlement de la Cour mentionne des indications que le requérant, qui peut être une personne physique ou morale, devra suivre scrupuleusement pour introduire valablement sa requête. Toute requête incomplète est rejetée par le greffe (« clôture administrative ») qui envoie une lettre de rejet mentionnant ce qu’il manque. En 2017, 61% des requêtes terminées administrativement ont été clôturées pour défaut de conformité aux exigences de l’article 47.

Les requérants doivent impérativement veiller à :

  • (1) utiliser le dernier formulaire de requête officiel de la Cour dans lequel ils doivent exposer (a) un résumé des faits, (b) les violations alléguées (formuler leurs griefs dans l’exposé des violations tout en tentant d’identifier les articles de la Convention qu’ils allèguent violés) ainsi que les recours exercés ; signer le formulaire de requête, qui constitue un document Le formulaire peut être signé par le requérant lui-même (indiquer, lorsque le requérant est une société ou une organisation, les coordonnées et la fonction de son représentant officiel autorisé à introduire une requête devant la Cour) ou par son avocat. Le formulaire original signé doit ensuite être adressé à la Cour15 ;
  • (2) préciser le nom de l’État contre lequel la requête est dirigée ;
  • (3) apporter des preuves à l’appui des griefs invoqués (par exemple, une copie de la décision officielle contre laquelle ils formulent un grief)16 ; fournir une copie des documents attestant du respect de la règle de l’épuisement des voies de recours internes ou de la saisine de la Cour dans le délai de six mois ; fournir une liste des documents joints dans le formulaire ;
  • (4) prévoir un laps de temps raisonnable entre l’envoi du formulaire et la date d’expiration du délai de six mois afin de pouvoir renvoyer un second formulaire dans l’hypothèse où le premier serait incomplet ;
  • (5) envoyer, si le premier formulaire est incomplet, un second formulaire et non les documents En effet, aucun dossier n’est conservé17. »

Une requête acceptée n’est pas pour autant recevable. Chaque requête valablement introduite est ensuite attribuée à une section, au sein de laquelle elle est traitée par la formation judiciaire adéquate : juge unique, comité ou chambre.

 

1

La Cour se divise en cinq sections et chaque juge est membre d’une section

Notes

18.

La procédure décrite ici est celle appliquée en dehors des affaires traitées par la « section de filtrage ».

+ -

19.

Conseil de l’Europe, CEDH, cit., art. 24, p. 17.

+ -

Le président de la Cour compose les cinq sections en veillant à une répartition la plus équilibrée possible au sein de chacune d’elles entre les différents systèmes juridiques, entre les origines géographiques et les sexes. À la Cour, les juges siègent à titre individuel. Ils ne représentent aucun État. Le président de la Cour, les deux vice-présidents de la Cour et les présidents des sections sont élus pour une période de trois ans, au scrutin secret, par la Cour en formation plénière. Chaque section élit de même un vice-président de section pour trois ans. Des comités de trois juges et des chambres de sept juges sont constitués au sein des sections.

Avant d’examiner plus précisément le fonctionnement de la CourEDH, arrêtons-nous un instant sur son président. Celui-ci a une charge très lourde. Comme juge national, il siège dans toutes les affaires où son État d’origine est en cause. Il préside la Grande Chambre et le collège de la Grande Chambre (cinq juges) chargé de filtrer les demandes de renvoi, à la demande d’une partie, à la Grande Chambre d’affaires de chambre dont elle conteste l’arrêt. Ce renvoi se justifie compte tenu de ce que l’affaire concerne une question grave relative à l’interprétation ou à l’application de la Convention ou de ses Protocoles, ou une question grave de caractère général qui, selon la partie qui a demandé le renvoi, mérite d’être examinée par la Grande Chambre. Cette demande de renvoi doit être faite dans un délai de trois mois à compter de la date de son prononcé. Ledit collège ne donne un avis favorable aux demandes de renvoi que dans 5% des cas. Enfin, le président a un rôle administratif et un rôle « diplomatique » (visite aux États parties ou à des institutions internationales comparables).

La procédure d’examen des affaires devant la Cour fait intervenir les quatre types de formation de jugement de la Cour (juge unique, comités de trois juges, chambres de sept juges et Grande Chambre de dix-sept juges). Le circuit suivi devant la CourEDH débute par le tri des affaires18, au niveau des rapporteurs faisant partie du greffe19. Ces derniers renverront les affaires manifestement irrecevables au juge unique (97% en 2014). Ce juge unique ne sera pas de la nationalité des affaires qui lui sont soumises. Pour toutes les autres affaires, un juge rapporteur sera nommé pour les présenter, avec l’assistance du greffe et en fonction du problème soulevé, soit au comité de trois juges (requêtes simples répétitives bien fondées), soit à la chambre de sept juges.

Une « section de filtrage », créée au début de l’année 2011 au sein du greffe de la Cour, regroupe, en 2018, des juristes des cinq plus grands pourvoyeurs d’affaires de la Cour : Russie, Roumanie, Ukraine, Turquie et Italie. Sa composition évolue selon la répartition nationale du nombre de requêtes des cinq premiers « pourvoyeurs ». Cette section assure le filtrage de tous les courriers entrant et les répartit entre les irrecevabilités manifestes (envoyées aux juges uniques) et les autres affaires (en tenant compte pour ces dernières des critères de priorisation, voir tableau p.21) qui sont renvoyées soit à un comité de trois juges, soit à une chambre de sept juges.

Notes

20.

Citation d’une décision d’un juge unique qui a été confiée à l’auteur par un avocat.

+ -

21.

Lettre accompagnant la décision précitée d’un juge unique, confiée à l’auteur par un avocat.

+ -

22.

Conseil de l’Europe, CEDH, cit., p. 19.

+ -

Les requêtes manifestement irrecevables

Le juge unique est compétent pour prendre la décision d’irrecevabilité. Suite à un engagement pris par la CourEDH lors de la réunion de Bruxelles en mars 2015, les décisions rendues par le juge unique prennent la forme d’une décision motivée signée par le juge, et ceci depuis juin 2017. Le raisonnement est exprimé dans un langage standardisé, avec trois motifs par requête au maximum. Un texte non standardisé peut être utilisé ou ajouté si nécessaire, de même que des références à la jurisprudence pertinente relative à la Convention. Par exemple, la décision d’un juge unique peut être rédigée de la façon suivante : « La Cour, s’appuyant sur sa jurisprudence [Köksal c. Turquie (déc), n° 70478/16, 12 juin 2017], juge que, contrairement à ce qu’exige l’article 35 §1 de la Convention, les voies de recours internes n’ont pas été épuisées, faute pour la partie requérante d’avoir soulevé devant les autorités internes compétentes, que ce soit formellement ou en substance et conformément aux exigences procédurales applicables, les allégations dont elle a saisi la Cour. La Cour déclare la requête irrecevable20. »

Les décisions, rédigées en anglais ou en français, sont accompagnées d’une brève lettre explicative du greffe libellée dans la langue utilisée par le requérant pour introduire sa requête. Par exemple : « La CourEDH, siégeant en formation de juge unique, a décidé de déclarer la requête susmentionnée irrecevable. Veuillez trouver ci-joint la décision de la Cour. Cette décision est définitive et n’est susceptible d’aucun recours, que ce soit devant un comité, une chambre ou la Grande Chambre. Dès lors, la Cour n’enverra plus de courrier ayant trait à cette affaire. Conformément à la pratique de la Cour en matière d’archivage, le dossier ne sera pas conservé au-delà d’un an après la date de la décision21. »

S’il n’est pas prêt à déclarer l’affaire irrecevable, le juge unique la renverra à la chambre ou au comité. À son tour et pour la même raison, le comité pourra renvoyer l’affaire à la chambre s’il ne la considère pas satisfaire les conditions de l’article 28-1b de la CEDH22.

Les affaires recevables

L’affaire recevable sera attribuée à la section où siège le juge national. Un juriste du greffe, sur instructions du juge rapporteur, rédige une note listant les questions posées par la requête et celles à poser aux parties. Le président de la chambre envoie alors une communication aux parties, informant par là même l’État partie qu’il fait l’objet d’une requête. Dès cette communication, les parties sont interrogées sur leur demande de satisfaction équitable (pour le requérant) et leurs positions vis-à-vis d’un éventuel règlement amiable (pour le requérant et l’État partie).

Notes

23.

Comité directeur pour les droits de l’homme (CDDH), « Rapport sur l’avenir à plus long terme du système de la Convention européenne des droits de l’homme », Conseil de l’Europe-Committee of Ministers, CM(2015)176-add1final, 3 février 2016, chap. III, §76-i.

 

+ -

Le rôle des comités de trois juges

Le comité de trois juges traite les « affaires clones », requêtes recevables qui correspondent à des affaires couvertes par une jurisprudence clairement et anciennement affirmée par la Cour. Pour ces affaires, « la Cour a mis en place, depuis l’automne 2014, de nouvelles méthodes de travail qui lui permettent de traiter desdites affaires de manière simplifiée et rapide (procédure dite “de la jurisprudence bien établie” ; WECL [« Well Established Case Law »]23 ». Le comité prend ses décisions à l’unanimité de ses trois membres, sinon la requête est renvoyée à une chambre.

2

La distribution des affaires entre les comités et les chambres

Notes

24.

Conseil de l’Europe, CEDH, cit., art. 39, p. 24.

+ -

25.

Conseil de l’Europe, CEDH, cit., art. 37-1 in fine, p. 24 ; CourEDH, Règlement de la Cour, op. cit., art. 62-3, p. 35.

+ -

27.

CourEDH, Règlement de la Cour, cit., art. 62A-1-a-b, p. 35.

+ -

Pour la CourEDH, une affaire va devant les chambres :

  • si elle peut conduire à un développement, à un revirement ou à une clarification de la jurisprudence ;
  • si elle présente un contexte factuel nouveau à l’aune duquel les principes jurisprudentiels existants doivent être appliqués ;
  • si l’affaire est tangente entre le comité et la chambre ;
  • si elle revêt une importance particulière pour l’État défendeur.

Depuis 2018, les affaires de jurisprudence bien établie (JBE) sont prioritairement renvoyées devant un comité, alors qu’auparavant certaines auraient été jugées par une chambre. Mais une décision d’un comité (c’est-à-dire jugeant la requête irrecevable) est définitive et aucun renvoi en chambre ou en Grande Chambre n’est possible. Des précautions ont cependant été prises : lorsque la CourEDH communique des affaires, elle indique s’il est envisagé d’appliquer la nouvelle politique en matière de JBE et de renvoyer l’affaire à un comité. Si les parties estiment que l’affaire appelle un examen en chambre, elles peuvent le signaler à la Cour, qui examinera cette objection.

Par ailleurs, les juges nationaux (à la CourEDH) doivent toujours recevoir une copie de l’ordre du jour des comités contenant les projets d’arrêts et de décisions concernant leur pays et doivent avoir la possibilité de donner au comité leur avis quant aux projets. À la suite de la décision de la Cour plénière, le greffier a informé tous les gouvernements par écrit de la nouvelle politique. Cette dernière a également été exposée aux agents de gouvernement et discutée avec eux lors de leur réunion avec la Cour le 4 décembre 2017.

Pour ces affaires, au-delà de la gestion par les comités de trois juges, la Cour coopère avec les États pour faciliter les règlements amiables et les déclarations unilatérales.

Dans le cadre du règlement amiable, l’État n’est pas forcé de reconnaître la méconnaissance de la Convention qui lui est reprochée. Il suffit qu’il assure au requérant une réparation jugée satisfaisante par la Cour24 (par exemple : « La Cour prend acte du règlement amiable auquel sont parvenues les parties »). Or l’acceptation du règlement amiable doit préalablement être soumise à la validation des juges rapporteurs de la Cour. Celle-ci s’assure que ce règlement s’inspire du respect des droits de l’homme tels que les reconnaissent la Convention ou ses Protocoles25. Partant, il y a lieu de rayer le restant de l’affaire du rôle26. Le comité des ministres surveille la bonne exécution du règlement amiable.

La procédure de « déclaration unilatérale » tend à être utilisée de manière plus fréquente, comme l’atteste son intégration dans le règlement de la Cour, lequel précise les modalités d’application de la déclaration unilatérale :

« 1. a) Dans les cas où le requérant refuse les termes d’une proposition de règlement amiable faite en vertu de l’article 62 du présent règlement, la Partie contractante concernée peut saisir la Cour d’une demande de radiation du rôle sur le fondement de l’article 37 §1 de la Convention. b) Pareille demande est accompagnée d’une déclaration reconnaissant clairement qu’il y a eu violation de la Convention à l’égard du requérant ainsi que d’un engagement de la Partie contractante concernée de fournir un redressement adéquat et, le cas échéant, de prendre les mesures correctives nécessaires27. »

Les modalités de traitement des affaires devant les chambres de sept juges

Concernant les affaires n’ayant pas été renvoyées directement au juge unique ou au comité, la Cour applique depuis juin 2009 une politique de priorisation des affaires. Revenant sur la pratique ancienne de traitement des affaires dans leur ordre d’arrivée au greffe, la Cour a établi un ordre de priorité tenant compte de l’importance et de l’urgence des questions soulevées. La Cour a ainsi distingué les catégories d’affaires suivantes classées selon un ordre décroissant d’importance (voir tableau ci-contre).

La politique de priorisation de la CourEDH

Source : CourEDH, « La politique de priorisation de la Cour ». www.echr.coe.int/Documents/Priority_policy_FRA.pdf

Notes

28.

Communiqué de presse de la CEDH, cité in Nicolas Hervieu, « Politique de “prioritisation” », La Revue des droits de l’homme (en ligne), 15 novembre 2010.

 

+ -

29.

CourEDH, Règlement de la Cour, cit., art. 61-6, p. 34.

+ -

Après avoir dressé un bilan de cette politique, elle a apporté un certain nombre de modifications aux catégories de priorité. Ces modifications ont pris effet le 22 mai 2017. Selon la Cour, « le but est clairement de faire en sorte que les affaires les plus graves ou les affaires révélant l’existence de problèmes à grande échelle de nature à générer un grand nombre de requêtes supplémentaires soient traitées plus rapidement28 ».

Concernant les requêtes qui concernent un nombre très important de plaignants (plusieurs milliers) et qui sont relatives à un dysfonctionnement structurel de la pratique ou de la législation d’un État, depuis 2004 la Cour   a mis en place la procédure de l’« arrêt pilote ». En quoi consiste cette procédure ? La CourEDH juge une affaire où elle explicite les difficultés rencontrées et les mesures qu’elle suggère à l’État concerné de prendre pour mettre fin à cette difficulté systémique : « a) La Cour peut ajourner l’examen de toutes les requêtes procédant du même motif dans l’attente de l’adoption des mesures de redressement indiquées dans le dispositif de l’arrêt pilote. b) Les requérants concernés sont informés de la décision d’ajournement sous la forme qui convient. S’il y a lieu, tout élément nouveau intéressant leur affaire leur est notifié. c) La Cour peut à tout moment examiner une requête ajournée si l’intérêt d’une bonne administration de la justice l’exige29. »

En fonction de la bonne volonté de l’État condamné et des mesures prises par ce dernier pour traiter les requêtes (indemnisation, réformes de structure permettant d’accélérer les délais de traitement des affaires devant les juridictions nationales ou de conduire une réforme pénitentiaire pour accorder des conditions de détention conformes à la Convention…), la Cour radiera les affaires auparavant « gelées » ou, au contraire, recommencera à les traiter et à prononcer des condamnations assorties d’indemnisations des parties pour les dommages occasionnés.

3

Les différentes étapes de la procédure d’une requête après son attribution à une Chambre

Notes

30.

« Note relative à la défense de la France devant la CourEDH », ministère des Affaires étrangères et du Développement international, mars Pas de diffusion publique.

+ -

Du côté des parties, la procédure devant la CourEDH comprend les étapes suivantes :

« (1) lorsqu’une requête a passé le filtre de l’examen rapide de sa recevabilité, le greffe de la CourEDH communique au Gouvernement un “exposé des faits”, contenant les griefs de la partie requérante et appelant les observations du Gouvernement sous la forme de questions ;

(2) un délai de seize semaines est alors, en règle générale, laissé au Gouvernement pour formuler, en réponse à ces questions, ses observations en défense sur la recevabilité et le bien-fondé des griefs […] ;

(3) ces observations en défense du Gouvernement sont portées à la connaissance de la partie requérante qui peut formuler des observations en réplique et exposer ses demandes indemnitaires au titre de la “satisfaction équitable” ;

(4)il est d’usage qu’un délai de quatre semaines soit par la suite laissé au Gouvernement pour répondre au requérant et formuler ses observations sur les demandes faites au titre de la satisfaction équitable30. »

Les étapes avec les parties de la procédure devant la CourEDH

Notes
+ -

32.

Jean-Paul Costa, La Cour européenne des droits de l’homme. Des juges pour la liberté, 2013, Dalloz, 144, 171 et 172.

+ -

En juin 2018, une chambre (cinquième section de la CourEDH) a par exemple demandé au gouvernement français de faire connaître ses intentions sur l’anonymat des donneurs de gamètes dans le cadre de la révision de la loi en discussion début 2019 à l’Assemblée nationale, ceci dans le cadre d’une affaire ouverte à la demande d’une requérante française se plaignant d’une méconnaissance de son droit à la connaissance de ses origines et de l’impossibilité d’accéder à ses antécédents médicaux familiaux31.

Du côté de la Chambre, Jean-Paul  Costa, président  de la CourEDH  de 2007 à 2011, décrit la procédure comme suit : « Quand une affaire relève de la compétence d’une Section, il faut qu’elle soit confiée à un juge rapporteur, que désigne en principe son président de Section, en pratique le greffier de la Section, encore que, pour la Grande Chambre, ce soit toujours  le président de la Cour qui désigne lui-même le rapporteur, choix qui demande du doigté. […] Au sein des sections, les délibérations durent en général une demi-journée, parfois plus si l’ordre du jour est chargé. Pour chacune des affaires, les juges reçoivent une quinzaine de jours à l’avance le dossier, en anglais ou en français selon les affaires – mais pas dans les deux langues, la traduction étant réservée aux affaires de Grande Chambre –, assorti d’un projet de décision (recevabilité de la requête, irrecevabilité, radiation du rôle) ou d’arrêt (violation ou non- violation), dans la même langue. Tous les juges doivent avoir une connaissance au moins passive des deux langues officielles de la Cour, au moins à l’écrit. Le rapporteur de l’affaire présente sa position, plus ou moins brièvement selon la complexité des faits et la difficulté des questions. Puis le président donne la parole au juge national s’il n’est pas le rapporteur, et ensuite à tous les juges de la Chambre qui la demandent. Chacun parle dans la langue de son choix, mais des interprètes […] assurent la traduction simultanée. […] Chaque juge indique s’il est d’accord ou non avec les propositions du rapporteur. À la fin du tour de table, le président fait procéder au vote, et c’est la majorité (ou l’unanimité) qui adopte le projet. Si celui-ci est repoussé, il faudra présenter l’affaire, avec un projet en sens opposé, généralement deux semaines plus tard. Lorsque le projet d’arrêt (et non de décision, car il n’y a d’opinions séparées possibles que pour les arrêts) est adopté à la majorité, la porte s’ouvre aux opinions séparées des juges, soit dissidentes soit concordantes. […] Les délibérations se déroulent à huis clos ; seuls y assistent les greffiers et greffiers adjoints de Section, le ou la secrétaire, et, dans chaque affaire, le juriste qui a étudié ladite  affaire et qui a aidé le rapporteur. […] Les réunions de Section sont donc  animées et la “fabrication” de la décision (le decision-making process) est tout à fait collective. Enfin, la Section peut prendre des décisions de procédure, comme celle d’ajourner l’affaire, ou d’organiser une audience publique avant toute décision, ou encore de se dessaisir au profit de la Grande Chambre32. »

4

La saisine et le rôle de la Grande Chambre

Notes

33.

Conseil de l’Europe, CEDH, cit., art. 30, p. 20.

+ -

34.

CourEDH, Règlement de la Cour, cit., art. 72-2, p. 38.

+ -

35.

Ibid., art. 72-1.

+ -

37.

Conseil de l’Europe, CEDH, cit., art. 43, p. 25.

+ -

La Grande Chambre comprend dix-sept juges. Elle est composée du président et des vice-présidents de la Cour, des présidents de section et du juge national. Les autres juges sont tirés au sort selon la règle du deux pour trois, c’est-à-dire que les juges qui ont siégé dans les deux dernières Grandes Chambres sont retirés de la liste des juges à choisir. À ces dix-sept juges sont ajoutés quatre à cinq suppléants (également tirés au sort) et qui siègent au délibéré en lieu et place du juge empêché.

La saisine de la Grande Chambre peut s’opérer de deux façons :

  • – soit par dessaisissement33 : suite à une modification de l’article 72 du règlement de la Cour, entrée en vigueur le 6 février 2013, une chambre est tenue, tant qu’elle n’a pas rendu son arrêt, de se dessaisir à destination de la Grande Chambre « lorsque la solution d’une question dont une chambre est saisie dans une affaire pendante peut conduire à une contradiction avec la jurisprudence de la Cour34 » et peut le faire si « une question grave relative à l’interprétation de la Convention ou de ses Protocoles35 » est soulevée (maintien de la solution antérieure). Toutefois, l’une des parties peut s’opposer à ce dessaisissement dans un délai d’un mois à compter de la notification à cette dernière de l’intention de la Chambre. Cette opposition empêche le dessaisissement36 ;
  • soit par renvoi : lorsqu’un arrêt de Chambre est rendu, les parties peuvent demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre, demande qui sera acceptée dans des cas exceptionnels37. En effet, c’est le collège de la Grande Chambre qui décide, par une décision non motivée, s’il y a lieu ou non de renvoyer l’affaire devant la Grande Chambre pour un nouvel examen.

Les juges de la Grande Chambre ont un dossier très complet qui comprend : l’arrêt de la chambre en cas de renvoi, les observations des parties, les décisions d’autres cours suprêmes et la doctrine sur la matière objet de l’affaire de Grande Chambre, l’analyse du juge rapporteur et l’analyse du juge national. Parfois, un rapport de recherche sur le droit comparé est ajouté.

Immédiatement après l’audience de Grande Chambre se déroule un premier délibéré où les juges s’expriment dans l’ordre suivant : le juge rapporteur, le juge national, les autres juges et le président de la Cour. Le greffe qui a assisté à ce délibéré rédige un avant-projet d’arrêt. Une seconde délibération a lieu plusieurs mois après sur le projet d’arrêt. Dans la plupart des cas, un comité de rédaction (composé du juge rapporteur, du juge national et de trois juges choisis par le président de la Cour parmi ceux qui ont le plus participé aux débats) travaille sur ledit avant-projet.

L’arrêt de Grande Chambre est rédigé en français et en anglais, à la différence des décisions et arrêts des autres formations de la Cour. Une fois cette seconde délibération effectuée sur le projet d’arrêt examiné paragraphe par paragraphe et après le vote officiel, un délai est nécessaire pour la rédaction des opinions séparées, également rédigées et traduites en français et en anglais.

Tout ceci explique pourquoi il peut exister une durée de temps assez longue entre l’audience de Grande Chambre et la publication de son arrêt.

III Partie

Le rôle des états parties dans les procédures qui relèvent de la CourEDH

Notes

38.

Interlaken (2010), Izmir (2011), Brighton (2012), Bruxelles (2015) et Copenhague (2018).

+ -

« La réponse à l’engorgement de la Cour, c’est une responsabilité partagée entre celle-ci et les États membres. C’est aux États qu’il revient de prévenir les violations des droits de l’homme, d’exécuter correctement et rapidement les arrêts de la Cour, et voilà pour moi un point de vigilance fondamental. Il relève de notre responsabilité directe, il est politique et pragmatique et je souhaite que la question des moyens permettant d’assurer la pérennité du fonctionnement de la Cour mais aussi celle de l’exécution correcte de ses arrêts soient au cœur de la future présidence française du Comité des ministres du Conseil de l’Europe en 2019. »

Discours du président Emmanuel Macron à la CourEDH,

31 octobre 2017.

 

Très souvent, ceux qui contestent le rôle de la CourEDH, voire demandent de la quitter, renvoient l’image d’une cour internationale très éloignée des réalités concrètes connues par les populations des États parties. La situation réelle est tout autre. Depuis 2010, les États parties réunis en conférence de haut niveau examinent les améliorations à apporter au mécanisme de la CourEDH. Ces conférences tenues régulièrement38 ont remis en selle les États comme acteurs de la mise en œuvre de la CEDH et de la jurisprudence de la Cour.

Comme pour les engagements pris dans le cadre de l’Union européenne, l’État a à répondre devant une cour internationale du respect desdits engagements. En revanche, la « contrainte » juridictionnelle est plus forte dans le cadre de l’Union européenne – qui vise à construire et à conforter un espace intégré

  • que dans le cadre de la CEDH, où le niveau national reste prioritaire par rapport à un contrôle juridictionnel des juges de Strasbourg qui a vocation à rester subsidiaire. En effet, « la Cour rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il appartient d’interpréter la législation Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, sa tâche se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention (Radomilja et autres, précité, §149)39. »

Dans cet écosystème autour de la CEDH, l’État partie reste un intervenant plus ou moins dominant selon une graduation qui varie suivant les phases : central lors du traitement du contentieux national, engagé lors des procédures devant la Cour et coresponsable lors de l’exécution des décisions de la Cour le concernant.

L’État, comme auteur de la mise en œuvre de la CEDH et de la jurisprudence de la Cour

1

Le rôle de l’État dans le respect des stipulations de la Convention en France

Il est presque ridicule de rappeler que chaque État a les moyens d’éviter de se retrouver poursuivi devant la CourEDH : il n’a qu’à prendre les dispositions utiles pour une application rigoureuse de la Convention sur son territoire. C’est bien être souverain que d’appliquer pleinement les engagements conventionnels auxquels il a librement souscrit. La situation française est satisfaisante, puisque la France est fort peu condamnée par la CourEDH (voir graphique).

Condamnations des États parties par la CourEDH en 2017

Source : Marie-Perrine Tanguy, « La France fait-elle partie des pays les plus condamnés par la CourEDH ? », liberation.fr, 22 juin 2018.
www.liberation.fr/checknews/2018/06/22/la-france-fait-elle- partie-des-pays-les-plus-condamnes-par-la-cour-europeenne-des-droits-de-l-homme_1660617

Notes

40.

Sur ce sujet, voir Jean-Luc Sauron et Anna Stepanova, Guide pratique de procédure devant la Cour européenne des droits de l’homme, LGDJ, 2018.

+ -

41.

Voir à ce propos Conseil de l’Europe, CEDH, cit., Protocole n° 16, p. 58-62.

+ -

42.

Voir Jean-Luc Sauron, « La contribution des formations consultatives du Conseil d’État à l’élaboration et l’application du droit communautaire », Gazette du Palais, n° 43, 12 février 2009.

+ -

43.

Voir à ce propos, sur le site Légifrance, le signet « Statistiques de la norme ». Ainsi, la variation en% du nombre d’articles entre le dépôt et la promulgation a été de 112 % en 2015, de 137 % en 2016 et de 157 % en 2017.

+ -

Les juridictions françaises (judiciaires et administratives) veillent à respecter lesdites obligations conventionnelles. Chaque ordre de juridiction diffuse à toutes ses juridictions les jurisprudences de la Cour pour que les décisions juridictionnelles nationales les prennent en compte. La CourEDH tient le plus grand compte de la motivation des jugements et arrêts nationaux : celle-ci témoigne de la bonne application de la Convention par les juges nationaux, d’une pleine compréhension des enjeux liés aux droits fondamentaux par ces derniers. La CourEDH n’est pas un quatrième niveau de jugement (après la première instance, l’appel et la cassation). Cette motivation permet à la CourEDH de vérifier que le juge national, qui est le juge de droit commun d’application de la Convention, a rempli son office. Elle conduit la CourEDH  à juger que les décisions juridictionnelles nationales prises rentrent bien dans la marge de manœuvre laissée aux États parties pour appliquer la Convention, et, par la suite, à rejeter la requête. Une responsabilité majeure pèse ainsi sur les juges nationaux.

Toutefois, ce moyen (celui de l’éventuelle non-conformité des règles nationales avec la CEDH) doit être soulevé par les avocats des parties dans l’instance nationale, les juges ne pouvant se substituer aux avocats si ceux-ci ne le font pas. Il convient de relever à ce sujet que la connaissance des droits de la Convention est de mieux en mieux établie, les écoles de formation des avocats visant à faire naître chez ces derniers un véritable réflexe d’invocation de la Convention40. La CourEDH veille à nourrir et à entretenir le dialogue avec les juridictions nationales (par le biais du réseau des cours suprêmes41) pour les accompagner dans l’application de la Convention. Les magistrats judiciaires et administratifs reçoivent également une formation en la matière. Des grands progrès ont été réalisés durant les dix dernières années dans ce domaine. Si ce moyen n’est en revanche pas soulevé, alors la requête sera déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies nationales de recours.

Moins connue mais tout aussi importante est la veille organisée par le Conseil d’État dans son rôle de conseil du gouvernement42 pour que ces préoccupations de bonne intégration de la conformité à la Convention soient prises en compte au sein des textes législatifs ou réglementaires nationaux. Lorsqu’un ministère désire proposer un texte de loi, il doit, après avoir fait son travail de rédaction et après avoir obtenu l’accord des autres ministères concernés, saisir le Conseil d’État en application de l’article 39 de la Constitution. La section administrative compétente (en fonction du ministère à l’origine du texte) commence alors un travail de légistique (clarté et lisibilité du texte), et de conformité au droit existant (autres lois, Constitution et engagements conventionnels de la France). En tant que délégué au droit européen au Conseil d’État et, par suite, interlocuteur de mes collègues sur ces questions, je peux attester de la très grande attention à cette veille européenne de l’institution à toutes les étapes du processus, tant en section administrative du mardi qu’en assemblée générale du jeudi.

Il peut cependant y avoir des « carences de conventionalité » dans le texte finalement publié au Journal officiel. En effet, le Conseil d’État n’examine que le projet de loi que le gouvernement lui soumet. Mais ce même projet de loi peut, lors du débat parlementaire, doubler de volume du fait de l’adoption d’amendements sans qu’il y ait toujours un contrôle systématique de la conformité des dispositions votées dans le cadre d’amendements aux stipulations conventionnelles43. Sans alourdir le travail parlementaire, une veille en ce sens pourrait être organisée par les services des assemblées avec le concours ponctuel du Conseil d’État. Son actuelle absence est regrettable, car cette éventuelle instabilité de la norme, après condamnation par une juridiction nationale ou par la CourEDH, affaiblit la crédibilité même de la loi.

2

Dans le cadre des poursuites menées contre l’État partie, le gouvernement peut participer au processus juridictionnel et faire entendre sa voix

Notes

44.

Sauf si l’affaire pose des questions nouvelles pas encore traitées par la Cour, ou bien si l’affaire ne relève pas de cette procédure compte tenu des questions posées.

+ -

45.

CourEDH, « Conférence de presse du président Guido Raimondi », Strasbourg, 24 janvier 2019, p. 3.

 

+ -

46.

Conseil de l’Europe, CEDH, cit., art. 37, p. 23.

+ -

47.

Pour tout le passage qui suit, voir Jean-Luc Sauron, « L’exécution des arrêts de la CEDH, un processus sous le contrôle politique du Comité des ministres du Conseil de l’Europe en voie d’échapper aux seuls exécutifs », La Semaine juridique Administrations et Collectivités territoriales, n° 2, 18 janvier 2016 ; et Procédures européennes devant la CJUE (CJ et tribunal), devant la CEDH, avec index thématique et de nombreux schémas explicatifs, op.cit.

+ -

48.

Une affaire passe de la procédure soutenue à la procédure standard lorsque le Comité des ministres est satisfait du plan d’action présenté et/ou de sa mise en œuvre ; lorsque les obstacles à l’exécution n’existent plus ; lorsque les mesures individuelles urgentes ont été Une affaire passe de la procédure standard à la procédure soutenue : si aucun plan/bilan d’action n’a été reçu dans un délai de six mois à compter de la date à laquelle un arrêt est devenu définitif, le Secrétariat enverra un rappel à l’État partie concerné. Si un État partie n’a toujours pas présenté de plan/bilan d’action dans un délai de trois mois après le rappel du Secrétariat, ce dernier proposera que l’affaire soit examinée dans le cadre de la procédure soutenue (voir Conseil de l’Europe, « Surveillance de l’exécution des arrêts et décisions de la Cour européenne des droits de l’homme : mise en œuvre du plan d’action d’Interlaken – Modalités d’un système de surveillance à deux axes », document d’information CM/Inf/DH(2010)37, 6 septembre 2010.

https://search.coe.int/cm/Pages/result_details.aspx?ObjectID=09000016804a3d87

+ -

Lorsqu’une requête est jugée recevable, c’est-à-dire dans seulement 4 à 5% des cas, elle est communiquée à l’État contre laquelle elle est dirigée. Ses services préparent alors leur défense.

Il y a deux possibilités d’éviter la condamnation publique. La CourEDH propose aux États, lorsque cela semble pouvoir être utile, d’envisager un règlement amiable avec la personne l’ayant attaquée, lors de la communication de l’affaire à l’État défendeur44. Il s’agit pour l’État de proposer une légitime indemnisation du préjudice subi par ladite personne. L’État n’a pas à reconnaître la violation ainsi commise. Le 18 décembre 2018, la CourEDH a proposé, pour un lancement le 1er janvier 2019, une amélioration de ce mécanisme pour en accroître encore l’utilisation : une phase non contentieuse spécifique pour tous les États contractants. « Cette nouvelle pratique se caractérise essentiellement par deux éléments. Premièrement, le greffe de la Cour fera, en général, une proposition de règlement amiable lorsque la requête sera communiquée à l’État défendeur. Deuxièmement, la procédure se scinde désormais en deux phases distinctes : une phase de règlement amiable (non contentieuse) d’une durée de douze semaines, puis une phase d’observations (contentieuse, avec échange d’observations) d’une durée de douze semaines aussi. Cette nouvelle procédure vise évidemment à augmenter sensiblement les solutions non contentieuses de manière à désengorger la Cour45. »

Si la partie poursuivante refuse cette proposition de règlement amiable, l’État peut procéder à une déclaration unilatérale qui prévoit également une indemnisation du dommage mais comporte, pour cette voie, la reconnaissance de la méconnaissance de la stipulation de la Convention invoquée. Dans les deux cas, la requête est radiée du rôle de la Cour et l’affaire s’arrête là46. Si aucune de ces voies non contentieuses n’est possible (soit parce que ni l’État ni la partie n’en veulent, soit parce que l’affaire pose des questions nouvelles ou sérieuses), l’affaire suit la voie contentieuse habituelle et aboutit à un arrêt reconnaissant ou non la méconnaissance d’une ou plusieurs stipulations de la Convention et la condamnation de l’État à indemniser ladite méconnaissance.

Lors de l’exécution de l’arrêt de la CourEDH, l’État concerné retrouve, sous  le contrôle des autres États parties à la Convention, sa pleine liberté pour tirer les conséquences juridiques et pratiques de sa condamnation. L’exécution d’un arrêt implique que l’État condamné adopte soit:

  • des mesures à caractère individuel au profit du requérant (indemnisation et/ou remise des choses en l’état, c’est-à-dire comme elles auraient dû être sans la méconnaissance de la Convention telle que jugée par la Cour) ;
  • soit des mesures à caractère général afin de prévenir de nouvelles violations semblables à celles déjà constatées (par exemple, la modification de la législation à l’origine de la condamnation ou la prise de mesures pratiques pour modifier in concreto tel ou tel point de la vie carcérale). Ces mesures sont communiquées aux autres États parties à la Convention, réunis au sein du comité des ministres du Conseil de l’Europe. Depuis 2007, ce comité des ministres, chargé du suivi de l’exécution des arrêts de la Cour, publie un rapport annuel sur « la surveillance de l’exécution des arrêts » de la Cour européenne des droits de l’homme.

Depuis 2011, les décisions et interventions du comité des ministres pour chaque affaire peuvent se présenter sous plusieurs formes47:

  • décisions spécifiques du comité des ministres ou résolutions intérimaires adoptées en vue de soutenir le processus d’exécution en cours ;
  • transferts de la surveillance soutenue à la surveillance standard48 ou vice versa ;
  • résolutions finales clôturant le processus de surveillance, lorsque le comité des ministres a estimé que des mesures d’exécution adéquates ont été adoptées, tant pour remédier à la situation des requérants individuels que pour prévenir des violations similaires ;

Les États parties contribuent au bon déroulement de cette procédure par des :

  • plans d’action : un plan présentant les mesures que l’État défendeur entend prendre pour exécuter un arrêt de la CourEDH, y compris un calendrier indicatif. Le plan présentera, si possible, toutes les mesures requises en exécution de l’arrêt. Lorsqu’il n’est pas possible de définir toutes les mesures immédiatement, le plan indiquera les actions à entreprendre pour déterminer les mesures requises, y compris un calendrier indicatif pour ces Ce plan est l’expression du principe de subsidiarité, en vertu duquel la responsabilité d’exécuter les arrêts et le choix des moyens pour le faire incombent aux États ;
  • bilans d’action : un rapport de l’État défendeur présentant les mesures adoptées pour exécuter un arrêt de la CourEDH et/ou les raisons pour lesquelles aucune mesure additionnelle n’est requise ;
  • informations fournies ou attendues sous d’autres

En ce qui concerne la France, ces plans et bilans sont préparés en associant les principales organisations concernées de la société civile : « Dans le cadre du suivi de la Déclaration de Bruxelles, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères transmet également à la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), au Défenseur des droits (DDD) et, pour les contentieux relevant de sa compétence, au Contrôleur général des lieux  de privation de liberté (CGLPL) les arrêts constatant une violation de la Convention, afin de recueillir leurs observations sur les mesures générales d’exécution à prendre, en vue de l’élaboration des plans et bilans d’action. Sur la base des différentes contributions reçues, la direction des affaires juridiques du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères rédige les plans et bilans d’action, destinés à justifier des mesures prises en vue de l’exécution des arrêts de la Cour auprès du Comité des ministres49. »

IV Partie

La CourEDH, attentive aux préoccupations de ses 802 millions de justiciables

Notes

50.

Ce chiffre correspond à la population des quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe et signataires de la Convention, sans oublier tous les résidents au sein de ces États, même s’ils n’ont pas la nationalité d’un de ces quarante-sept États parties.

+ -

Au travers de ses arrêts, la CourEDH dessine un espace civilisationnel dans lequel ses justiciables peuvent se reconnaître. Quatre grandes directions s’affirment, illustrées par un certain nombre d’arrêts présentés ci-dessous. Tout ceci est d’autant plus important que la même approche des droits de l’homme n’est pas partagée dans le monde entier. En confortant une approche européenne très argumentée des droits de l’homme, la CourEDH protège ses justiciables de visions très extérieures à sa culture qui pourraient affaiblir la cohérence des valeurs vécues sur tout le continent européen.

Les quatre lignes de force de l’espace civilisationnel dessiné par la jurisprudence de la CourEDH

1

Chaque nation garde sa capacité à conserver la définition de ses concepts sociétaux

Notes

54.

La burqa est un habit qui couvre entièrement le corps et inclut un tissu à mailles au niveau du Le niqab est un voile couvrant le visage à l’exception des yeux.

+ -

55.

« La requérante se plaint du fait que, dès lors que le port dans l’espace public d’une tenue destinée à dissimuler le visage est interdit par la loi sous peine d’une sanction pénale, revêtir le voile intégral dans l’espace public l’exposerait à un risque non seulement de sanctions mais aussi de harcèlement et de discrimination, constitutif d’un traitement dégradant. Elle invoque l’article 3 de la Convention, aux termes duquel : « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. », paragraphe 69 de l’arrêt.

+ -

La CourEDH veille à ce qu’un équilibre s’établisse dans une société européenne qui est déjà multiculturelle, même si ses différentes populations ne le perçoivent pas encore. Elle participe ainsi à l’émergence d’une sociabilité européenne complexe car soucieuse d’une bonne articulation entre des droits qui peuvent devenir antagonistes : liberté de conscience, de religion, de respect de la vie privée, de l’information, etc.

CourEDH, troisième section, Osmanoğlu et Kocabaş c. Suisse, 10 janvier 2017, n° 29086/1251

Dans cette affaire, la Cour juge qu’une amende infligée à des parents et le refus d’octroyer une dispense à leurs filles en raison de leur opposition, pour des motifs religieux, à ce qu’elles suivent les cours de natation mixtes obligatoires à l’école primaire constitue une ingérence dans leur droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Cette ingérence est toutefois proportionnée au but poursuivi : l’intégration des enfants étrangers de différentes cultures et religions, le bon déroulement de l’enseignement, le respect de la scolarité obligatoire et l’égalité entre les sexes pouvant s’analyser sous l’angle de la protection des droits et libertés d’autrui. Les autorités nationales, qui ont offert aux requérants des aménagements significatifs, n’ont pas outrepassé leur « marge d’appréciation considérable ». La Cour déclare irrecevable la requête des parents.

CourEDH, cinquième section, Ebrahimian c. France, 26 novembre 2015, n° 64846/1152

Dans cet arrêt, la Cour juge que le non-renouvellement d’un contrat de travail d’une assistante sociale dans un centre hospitalier en raison de son refus de s’abstenir de porter le voile musulman ne violait pas l’article 9 de la Convention (liberté de croyance). La Cour relève certes que le non-renouvellement, motivé par le refus d’enlever le voile, expression de son appartenance à la religion musulmane, est bien une ingérence dans le droit à la liberté de manifester sa religion tel qu’il se trouve garanti par l’article 9 de la Convention. Néanmoins, la Cour note que l’ingérence était prévue par la loi (l’article 1er de la Constitution française et la jurisprudence du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel ainsi que la publication de l’avis du Conseil d’État du 3 mai 2000, rendu plus de 6 mois avant la décision litigieuse constituaient la base légale) et poursuivait le but légitime de protection des droits et libertés d’autrui.

S’agissant d’un caractère nécessaire dans une société démocratique, la Cour relève que l’obligation de neutralité des agents publics est justifiée puisque l’État qui emploie la requérante au sein d’un hôpital public peut juger nécessaire qu’elle ne fasse pas état de ses croyances religieuses dans l’exercice de ses fonctions pour garantir l’égalité de traitement des malades. De plus, la mesure était proportionnelle puisque la liberté de conscience des agents publics est totale et il leur est cependant interdit de manifester leurs croyances religieuses dans l’exercice de leurs fonctions. Or le principe de laïcité de l’État et celui de neutralité des services publics, principes fondateurs de l’État français, justifient cette exigence (§57). La Cour ajoute à ce sujet qu’il ne lui appartient pas de se prononcer, en tant que tel, sur le modèle français qui pose cette obligation stricte de neutralité, qui puise ses racines dans le rapport établi entre la laïcité de l’État et la liberté de conscience, tel qu’il est énoncé dans l’article 1er de la Constitution (§68). La Cour dit enfin que les autorités nationales sont mieux placées pour apprécier la proportionnalité de la sanction disciplinaire, qui doit être déterminée au regard de l’ensemble des circonstances dans lesquelles un manquement à l’obligation de neutralité a été constaté, ce qui a été fait par les juridictions internes sans outrepasser leur marge d’appréciation puisqu’ils ont constaté l’absence de conciliation possible entre les convictions religieuses de la requérante et l’obligation de s’abstenir de les manifester (§69).

La Cour estime en conclusion que l’ingérence dans l’exercice de sa liberté de manifester sa religion était nécessaire dans une société démocratique et qu’il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention.

CourEDH, Grande Chambre, S.A.S. c. France, 1er juillet 2014, n° 43835/1153

Le 11 avril 2011, la Cour a été saisie d’un litige opposant une ressortissante française à la République française relatif à la loi no 2010/1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public et qui instaure des sanctions pénales telles que l’amende prévue pour les contraventions de la deuxième classe (soit 150 euros au maximum) et la possibilité pour le juge de prononcer en même temps ou à la place l’obligation d’accomplir un stage de citoyenneté.

Alors que la requérante soutenait que l’interdiction de porter une tenue destinée à dissimuler le visage dans l’espace public la privait de la possibilité de revêtir le voile intégral, la burqa ou le niqab54, dans l’espace public et que, ce faisant, cette interdiction violait les articles 3 (interdiction de la torture55), 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion), 10 (liberté d’expression) et 11 (liberté de réunion et d’association) de la Convention, pris isolément et combinés avec l’article 14 de la Convention (interdiction de discrimination), la Cour a jugé que cette restriction aux libertés était bien conforme à la Convention puisqu’elle remplissait les trois critères usuels : fondement légal, buts légitimes énumérés et exhaustifs et nécessité dans une société démocratique.

Si la Cour a relevé que la sécurité publique et la sûreté publique étaient bien des buts légitimes, elle les a écartées, car la loi était disproportionnée par rapport à ces objectifs. En revanche, l’objectif relatif au « vivre ensemble », soulevé par l’État français et bien qu’il ne soit pas mentionné explicitement aux articles 8, paragraphe 2 et 9, paragraphe 2, de la Convention, a été jugé pertinent puisqu’il est compréhensible que « la clôture qu’oppose aux autres le voile cachant le visage soit perçue par l’État défendeur comme portant atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant la vie ensemble » et que, dès lors, cet objectif se rattache au but légitime de la « protection des droits et libertés d’autrui » au sens des articles 8, paragraphe 2, et 9, paragraphe 2 (§122). Enfin, la Cour a jugé la mesure nécessaire dans une société démocratique car l’interdiction est proportionnée au but de protection des droits et des libertés d’autrui en ce qu’elle n’est pas explicitement fondée sur la connotation [religieuse] des habits visés, mais sur la seule circonstance qu’ils dissimulent le visage et en tant que les sanctions pénales prévues figurent parmi les plus légères que le législateur pouvait envisager. Elle mentionne enfin que l’État disposait d’une ample marge d’appréciation puisque l’acceptation ou non du port du voile intégral est un choix de société et que, dès lors, la Cour « se doit de faire preuve de réserve dans l’exercice de son contrôle de conventionalité » (§153).

CourEDH, Grande Chambre, Parrillo c. Italie, 27 août 2015, n° 46470/1156

Dans cet arrêt de Grande Chambre, la Cour a jugé que la loi italienne interdisant de faire don d’embryons issus d’une fécondation in vitro (FIV) et non destinés à une grossesse afin d’aider la recherche scientifique ne violait pas l’article 8 (droit au respect de la vie privée) de la Convention.

La Cour a certes estimé que les embryons conçus par FIV renfermaient le patrimoine génétique de la personne en question et que, par conséquent, la possibilité de choisir l’utilisation de cette partie constitutive de son identité relevait du droit à l’autodétermination garanti par l’article 8 de la Convention. Ainsi l’interdiction posée par la loi italienne constituait une ingérence dans ce droit. Toutefois, la Cour a ensuite jugé que cette ingérence, prévue par la loi, poursuivait le but de protéger la « potentialité de vie dont l’embryon est porteur », l’embryon humain étant considéré dans l’ordre juridique italien comme un sujet de droit devant bénéficier du respect de la dignité humaine. Or cet objectif peut être rattaché au but légitime de « protection de la morale et des droits et libertés d’autrui » tel que prévu par l’article 8 de la Convention (§167). Enfin, s’agissant du caractère nécessaire dans une société démocratique, la Cour précise que l’Italie doit bénéficier d’une ample marge d’appréciation car la question litigieuse soulève des questions moralement et éthiquement sensibles (§175). La Cour relève à ce titre l’absence de consensus européen sur la question du don d’embryons non destinés à l’implantation (§176). Aussi, la Cour s’appuie sur les textes du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne qui donnent aux autorités nationales une ample marge de discrétion pour adopter des législations restrictives lorsque la destruction d’embryons humains est en jeu. En outre, elle relève que l’affaire ne porte pas sur un projet parental et que n’était pas en jeu un aspect crucial de son existence et de son identité (noyau dur de l’article 8).

La Cour dit donc que l’Italie n’a pas outrepassé l’ample marge d’appréciation dont elle jouissait. Par conséquent, il n’y a pas eu violation de l’article 8.

2

L’État de droit, respectant la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), n’est pas un État désarmé

Notes

57.

« La Cour européenne des droits de l’homme prend ce qu’il y a de meilleur dans chaque système », entretien avec Jean-Paul Costa, propos recueillis par Franck Johannès, Le Monde, 5 novembre 2011.

 

+ -

58.

CourEDH, « Audience rentrée solennelle », discours de M. Guido Raimondi », 29 janvier 2016, p. 4.

 

+ -

Jean-Paul Costa, ancien président de la CourEDH, rappelait en novembre 2011 que « l’opinion se dit parfois que la Cour a plus de tendresse pour les canailles que pour les honnêtes gens, alors qu’il ne s’agit que de protéger les libertés fondamentales57 ». Dans son discours de rentrée solennelle du 29 janvier 2016, son actuel président M. Guido Raimondi rappelait de son côté :

« La Cour est “pleinement consciente des difficultés que les États rencontrent pour protéger leur population contre la violence terroriste, laquelle constitue en elle-même une grave menace pour les droits de l’homme”. Elle considère donc qu’il est légitime que “les États contractants fassent preuve d’une grande fermeté à l’égard de ceux qui contribuent à des actes de terrorisme” sans détruire pour autant nos libertés fondamentales car l’urgence ne justifie pas tout58. »

CourEDH, première section, Seton v. The United Kingdom, 31 mars 2016, n° 55287/1059

Un ressortissant britannique, condamné pénalement, se plaignait de l’admission comme preuves au cours de son procès des enregistrements de conversations téléphoniques d’un témoin absent et voyait dans cette admission une violation de ses droits découlant de l’article 6 §1 et 3d) de la Convention (droit à un procès équitable et droit d’obtenir la convocation et d’interroger des témoins).

La Cour estime que l’admission comme preuves d’enregistrements de conversations téléphoniques d’un témoin absent n’a pas rendu le procès inéquitable dans son ensemble, compte tenu de l’existence d’autres preuves à  charge déterminantes d’une part et de l’application par le juge de garanties procédurales à même de compenser l’absence du témoin au procès d’autre part (§69). Dans cette affaire, la Cour applique les principes établis dans ses arrêts de Grande Chambre, Al-Khawaja  and Tahery  v.  The United Kindom60 et Schatschaschwili v. Germany61 concernant l’absence de témoins au cours de procès publics et rappelle qu’elle est tenue d’examiner, notamment si l’absence du témoin au procès se justifiait par un motif sérieux, si la déposition du témoin absent était la preuve « unique ou déterminante », et s’il existait des « éléments compensateurs » suffisants pour garantir une appréciation équitable et correcte de la fiabilité des preuves en question (§58). La Cour conclut qu’il n’y a donc pas eu méconnaissance des stipulations pertinentes de la Convention.

CourEDH, Grande Chambre, Roman Zakharov c. Russie, 4 décembre 2015, n° 47143/0662

Le requérant, M. Zakharov, avait engagé une procédure judiciaire contre trois opérateurs de réseaux mobiles, le ministère des Communications et la section du Service fédéral de sécurité de Saint-Pétersbourg et de la région de Leningrad, alléguant une atteinte à son droit au respect du caractère privé de ses communications téléphoniques. D’après le requérant, rédacteur en chef d’une maison d’édition, les opérateurs de réseaux mobiles en Russie étaient tenus, en vertu de la loi, d’installer un dispositif permettant aux organes d’application des lois de mener à bien des mesures opérationnelles d’investigation et, qu’en l’absence de garanties suffisantes en droit russe, ce système rendait possible l’interception généralisée des communications.

La Cour relève que l’ordre interne n’offre pas de recours effectif à la personne qui suspecte d’avoir fait l’objet d’une surveillance secrète, la simple existence de la législation incriminée constitue en soi une ingérence dans l’exercice par le requérant de ses droits découlant de l’article 8 de la Convention (droit à la vie privée). La Cour note que l’interception de communications poursuit les buts légitimes que sont la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique, la prévention des infractions pénales et la protection du bien-être économique du pays (§232). Pour autant, au regard de l’existence de garanties adéquates et effectives contre les abus, la Cour conclut que les dispositions du droit russe régissant l’interception de communications ne comportent pas de garantie adéquate et effective contre l’arbitraire et le risque d’abus inhérent à tout système de surveillance secrète, risque qui est particulièrement élevé dans un système tel que celui de la Russie, où les services secrets et la police jouissent grâce à des moyens techniques d’un accès direct à l’ensemble des communications de téléphonie mobile (§252).

CourEDH, Grande Chambre, Ibrahim and others v. The United Kingdom, 13 septembre 2016, nos 50541/08, 50571/08, 50573/08 et 40351/0963

Dans cette affaire, la Cour a décidé qu’il y avait eu non-violation de l’article 6 §1 et 3c (droit à un procès équitable et droit à une assistance juridique) de la Convention à l’égard de trois des requérants tandis qu’il y avait eu violation de ces droits à l’égard du quatrième requérant.

Les requérants ont été jugés pour avoir tenté de faire exploser plusieurs bombes dans le métro londonien après les attentats de juillet 2005 et ont été reconnus coupables au Royaume-Uni de complot d’assassinat. Devant la Cour, ils ont fait valoir que les interrogatoires de sécurité auxquels ils avaient été soumis à l’occasion de la procédure pénale britannique avaient violé leurs droits protégés par l’article 6 §1 et 3c de la Convention, en ce qu’ils avaient été menés pour partie sans assistance d’un avocat. Après un premier arrêt de la Cour du 16 décembre 2014 concluant à une non-violation de l’article précité, les troisième et quatrième requérants ont demandé le renvoi de cette affaire devant la Grande Chambre, qui a fait droit à leur demande le 1er juin 2015.

La Cour a d’abord rappelé que lorsqu’elle examine un grief tiré de l’article 6§1, elle doit essentiellement déterminer si la procédure pénale a globalement revêtu un caractère équitable (§250). Aussi, la Cour a refusé de créer une exception en matière d’actes de terrorisme. La Cour a confirmé ensuite qu’il est admis que, dans des circonstances exceptionnelles, l’assistance juridique peut être reportée mais seulement si cette restriction est justifiée par des raisons impérieuses. La Cour apprécie aussi le préjudice que cette restriction a pu causer aux droits de la défense (§257). Par conséquent, « dès lors qu’un gouvernement défendeur a démontré de façon convaincante l’existence d’un besoin urgent de prévenir une atteinte grave à la vie, à la liberté ou à l’intégrité physique dans un cas donné, cette nécessité peut s’analyser en une raison impérieuse de restreindre l’accès à l’assistance juridique aux fins de l’article 6 de la Convention » (§259). La Cour rejette donc la thèse selon laquelle il y aurait une règle absolue interdisant toute utilisation au cours d’un procès de déclarations faites en l’absence d’assistance juridique (§260).

S’agissant des trois premiers requérants, la Cour a noté qu’il existait des raisons impérieuses de restreindre temporairement l’accès des requérants à l’assistance juridique (menace grave envers le public), que les décisions ont été prises individuellement par un haut fonctionnaire de police et que les éléments des interrogatoires n’ont pas privé d’équité la procédure pénale dans son ensemble puisqu’ils n’étaient que l’un des nombreux éléments à charge lors du procès. La Cour a donc conclu à une absence de violation de l’article 6 §1 et 3c de la Convention à leur égard.

S’agissant du quatrième requérant néanmoins, la Cour a relevé que « le Gouvernement n’a pas démontré de manière convaincante, sur la base d’éléments remontant à l’époque des faits, l’existence de raisons impérieuses dans le cas du quatrième requérant, et ce compte tenu de l’absence de tout dispositif légal en vertu duquel la police aurait été fondée à agir comme elle l’a fait, de l’absence de décision individuelle et consignée par écrit, fondée sur les dispositions applicables du droit interne, sur le point de savoir s’il fallait restreindre son assistance juridique, et, surtout, de la décision délibérée de la police de ne pas informer le quatrième requérant de son droit de garder le silence » (§300). Pourtant, malgré cette absence de raisons impérieuses, la Cour regarde si, exceptionnellement et au vu des circonstances particulières de l’espèce, le gouvernement a pu démontrer que cette restriction n’a pas porté une atteinte irrémédiable à l’équité de la procédure dans son ensemble. Elle note que la juridiction de jugement n’avait pas entendu oralement le haut fonctionnaire de police qui avait autorisé la poursuite de l’interrogatoire du quatrième requérant en tant que témoin, que les motifs de sa décision n’avaient pas été consignés par écrit (§304), que la déposition était la « pierre angulaire » de la thèse de l’accusation (§309), et que l’action des policiers a mené à induire le requérant en erreur quant à ses droits procéduraux fondamentaux au cours de son interrogatoire. La CourEDH juge donc « que le Gouvernement n’est pas parvenu à démontrer en quoi la décision de ne pas notifier d’avertissement à l’intéressé et de restreindre son accès à l’assistance juridique n’a pas porté une atteinte irrémédiable à l’équité du procès dans son ensemble » (§311). La Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 §1 et 3c de la Convention à l’égard du quatrième requérant.

3

La Convention ne doit pas être instrumentalisée par les ennemis des valeurs qu’elle protège

Notes

65.

« Aucune des dispositions de la présente Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite Convention » (Conseil de l’Europe, CEDH, cit., art. 17, p. 14-15).

+ -

CourEDH, cinquième section, Dieudonné M’Bala M’Bala c. France, 20 octobre 2015, n° 25239/1364

Lors de son spectacle J’ai fait l’con, le 26 décembre 2008, au Zénith de Paris, le comédien Dieudonné avait fait venir Robert Faurisson, personnage connu pour ses thèses négationnistes, afin de lui faire remettre par un comédien caricaturant un déporté juif « le prix de l’Infréquentable et de l’Insolence ». Le comédien fut condamné par les juridictions nationales du chef d’injure envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou confession. Le requérant saisit alors la Cour, invoquant une atteinte à sa liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention.

Devant la Cour, le gouvernement français invoquait l’irrecevabilité de la requête sur le fondement de l’article 17 de la Convention65 en ce que le requérant tentait « de détourner l’article 10 de sa vocation en utilisant la liberté d’expression à des fins contraires aux valeurs fondamentales de la Convention que sont la justice et la paix » (§41). Présumé agir en tant qu’artiste au regard des faits s’étant déroulés lors de la représentation de son spectacle, la Cour relève que Dieudonné avait annoncé préalablement à la scène litigieuse que l’un de ses précédents spectacles avait été qualifié par Bernard-Henri Lévy de « plus grand meeting antisémite depuis la dernière guerre mondiale » et qu’il voulait « faire mieux ». Pour la Cour, Dieudonné aurait opéré un glissement de l’artistique au politique, et ce dans l’objectif d’une prise de position antisémite. Ces propos auraient encore pu relever de « la dose d’exagération ou de provocation » habituellement attribuée à l’artiste. Mais la montée de M. Faurisson sur scène, afin que Dieudonné l’honore du « prix de l’Infréquentable et de l’Insolence » et lui laisse la parole, achève ce glissement sur le terrain politique. La Cour rappelle que M. Faurisson est un homme à la fois réputé et condamné pour ses thèses révisionnistes et négationnistes. La Cour souligne également que Faurisson est étranger au monde du spectacle et de la satire. Dès lors, l’alliance de ces deux personnages sur une même scène ne pouvait laisser présumer l’intention comique de la scène mais convergeait vers la nature politique de leur réunion.

Sur la justification de la signification antisémite et négationniste de la mise en scène, la Cour justifie l’application de l’article 17 de la Convention en ce que la mise en scène contient une « valorisation du négationnisme à travers la place centrale donnée à l’intervention de M. Faurisson et dans la mise en position avilissante des victimes juives des déportations face à celui qui nie leur extermination » (§39). Dès lors, la Cour y voit « une démonstration de haine et d’antisémitisme, ainsi que la remise en cause de l’holocauste » (§39). Elle déclare irrecevable la requête de Dieudonné.

4

La CourEDH rappelle les États à leurs responsabilités vis-à-vis des personnes les plus faibles

CourEDH, Grande Chambre, O’Keeffe v. Ireland, 28 janvier 2014, n° 35810/0966

En 1968, Mme O’Keeffe, ressortissante  irlandaise  née en 1964, commença  à fréquenter l’école nationale de Dunderrow (les écoles nationales sont des écoles primaires financées par l’État et se trouvant sous administration et patronage religieux). En 1971, la mère d’une élève se plaignit au directeur de l’établissement, le prêtre O., que le principal de l’école, un enseignant laïc, avait abusé sexuellement de sa fille. D’autres plaintes contre cet enseignant suivirent. Celui-ci démissionna de son poste en septembre 1973 et le ministère de l’Éducation et des Sciences fut informé de cette démission mais les plaintes qui avaient été dirigées contre l’enseignant ne furent pas évoquées. L’enseignant fut recruté par une autre école nationale, où il enseigna jusqu’à sa retraite en 1995.

Pendant les six premiers mois de l’année 1973, la requérante subit à plusieurs reprises des abus sexuels de la part de l’enseignant. Elle souffrit ultérieurement de problèmes psychologiques. L’enseignant fut accusé au total de 386 chefs d’abus sexuels censés avoir été commis sur 21 anciens élèves de l’école nationale de Dunderrow. En 1998, il plaida coupable et fut condamné à une peine d’emprisonnement. La Commission d’indemnisation des victimes de dommages résultant d’infractions pénales octroya à Mme O’Keeffe une certaine somme. Mme O’Keeffe engagea ensuite, contre l’enseignant, contre le ministère de l’Éducation et des Sciences ainsi que contre l’Irlande et l’Attorney General, une action civile dans laquelle elle réclamait des dommages-intérêts pour atteintes à l’intégrité de la personne à raison des violences qu’elle avait subies. La High Court octroya à Mme O’Keeffe un certain montant à verser par l’enseignant à titre de dommages et intérêts. Cependant, la  High Court et la Cour suprême rejetèrent ultérieurement le moyen relatif à la négligence directe de l’État et le moyen tiré du non-respect par l’État de ses obligations au regard de la Constitution. Elles estimèrent que la responsabilité de l’État ne se trouvait pas engagée à raison des agressions sexuelles perpétrées par l’enseignant. La Cour suprême ajouta que, si l’État assurait le financement du système, les fonctions d’administration dévolues à l’Église étaient telles que l’État ne pouvait être tenu pour responsable des actes de l’enseignant en question. Ainsi l’action en responsabilité du fait d’autrui ne pouvait aboutir.

La Cour doit déterminer si, à l’époque des faits, l’État irlandais aurait dû avoir conscience du risque pour des mineurs tels que la requérante d’être victimes d’abus sexuels dans une école nationale et si, par son système juridique, il offrait aux enfants une protection suffisante contre de tels traitements. La Cour estime que l’État devait avoir connaissance du niveau de la délinquance sexuelle touchant des mineurs, les poursuites de telles infractions s’étant maintenues à un niveau élevé avant les années 1970 selon plusieurs rapports (§162). Or, malgré les connaissances dont il disposait, l’État irlandais a continué à confier la gestion de l’enseignement primaire aux écoles nationales, sans mettre en place aucun mécanisme effectif de contrôle par l’État. Le règlement des écoles nationales de 1965 et la directive du 6 mai 1970 évoqués par le gouvernement n’indiquent pas qu’il pesât sur les autorités une obligation de surveiller la façon dont les enseignants traitaient leurs élèves, ou que fût prévue une procédure propre à inciter un enfant ou un parent à s’adresser directement à une autorité de l’État pour dénoncer des mauvais traitements. Au contraire, le texte même de la directive orientait expressément les personnes souhaitant déposer plainte vers le directeur, autrement dit une autorité non publique, généralement un prêtre local comme en l’espèce. De plus, le système des inspecteurs scolaires, également évoqué par le gouvernement, n’impliquait aucune obligation pour les inspecteurs de s’intéresser à la manière dont les enseignants traitaient leurs élèves et de mener des investigations à cet égard.

En réalité, aucune autorité de l’État ne fut informée de plaintes relatives aux agissements de l’enseignant avant que celui-ci ne prît sa retraite en 1995. Pour la Cour, un mécanisme de détection et de signalement permettant la perpétration de plus de 400 incidents d’abus sur une longue période ne peut que passer pour ineffectif (§166). En somme, l’absence de toute protection contre les abus a eu pour conséquence dans ce cas que le directeur ne donna aucune suite aux premières plaintes d’abus sexuels dirigées contre l’enseignant, que ce dernier put ultérieurement abuser de la requérante et, plus largement, qu’il put se livrer pendant une longue période à des agressions sexuelles graves sur de nombreux autres élèves dans la même école nationale. Dès lors, la Cour considère que l’État irlandais a failli à son obligation positive de protéger Mme O’Keeffe en l’espèce contre les abus sexuels subis par elle en 1973 alors qu’elle fréquentait l’école nationale de Dunderrow, en violation de l’article 3 (§169).

V Partie

Une stratégie de communication contestant la valeur de l’approche européenne des droits de l’Homme

Les 16 et 17 juillet 2018, trois « constatations » adoptées par le comité des droits de l’homme (veillant à la bonne application du Pacte international relatif aux droits civils et politiques) ont attiré l’attention du public sur les divergences dans l’analyse juridique du port du voile en France entre celles suivies par le législateur, le juge français et la Cour, d’une part, et les positions prises par le comité des droits de l’homme de l’ONU, d’autre part. Ces affaires recouvrent l’affaire Baby Loup, sur l’interdiction du port du voile sur le lieu de travail (en l’occurrence la crèche du même nom) et deux cas quasiment identiques sur la répression de deux femmes portant le niqab en infraction avec la loi française.

En réalité, il convient de différencier la première affaire, où les avocats n’ont pas saisi la CourEDH avant de saisir le comité des droits de l’homme de l’ONU, et les deux autres, où les deux femmes avaient vu leur requête rejetée par un juge unique de la Cour. En effet, devant ce comité s’applique la même règle que devant la Cour : une instance internationale n’a pas à juger à nouveau ce qu’une autre instance internationale a déjà examiné.

Pour l’affaire Baby Loup, la stratégie de l’avocat a été de saisir directement  le Comité des droits de l’homme de l’ONU sans passer auparavant devant la CourEDH. Pour les deux autres affaires relatives au port du niqab, le Comité des droits de l’homme constate notamment : « Le Comité relève, à la lecture de la lettre de la Cour européenne des droits de l’homme qui invoque les articles 34 et 35 de la Convention européenne des droits de l’homme, que la requête de l’auteure ne semble pas avoir été déclarée irrecevable pour des motifs exclusivement procéduraux. Toutefois, le  Comité  note  que,  par le caractère succinct du raisonnement exposé par la Cour, il apparaît qu’aucune argumentation ou clarification quant au fondement de la décision d’irrecevabilité n’a été apportée à l’auteure pour justifier le rejet de sa requête sur le fond67. » Ce raisonnement est aujourd’hui caduc : depuis juin 2017, le juge unique de la Cour motive ses décisions d’irrecevabilité d’une manière succincte mais précisant les moyens de droit qui conduisent à cette irrecevabilité en citant également des arrêts proches de la position prise dans ladite décision.

Notes

68.

Le membre français du comité n’a pas, en application du règlement intérieur du comité, pris part à l’examen de la communication.

+ -

69.

« Opinion individuelle du membre du Comité José Manuel Santos Pais (dissidente) », in Nations unies- Comité des droits de l’homme, cit, §14 et 15, p. 21.

+ -

71.

Ibid., §157.

+ -

73.

Voir supra, chapitre III.

+ -

La lecture de ces décisions conduit à relever deux éléments :

  • la France a été condamnée aux motifs que « l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement ». Ce raisonnement considère que la procédure juridictionnelle française et la possibilité de saisir la CourEDH ne suffisent pas à établir la réalité d’un recours utile et exécutoire ;
  • une position discordante d’un des membres du comité des droits de l’homme de l’ONU est à souligner68, celle de M. José Manuel Santos Pais : « Enfin, en ce qui concerne l’allégation selon laquelle les peines ont visé en particulier des musulmanes, la raison en est évidente : ce sont elles qui ont violé l’interdiction. Pourrait-on considérer, par exemple, que les poursuites engagées pour ivresse au volant ou trafic de drogues visent de façon disproportionnée ceux qui se rendent coupables de ces infractions ? Ne faut-il pas tout simplement y voir la conséquence de l’application de la loi ? Je conclus en conséquence que les articles 18 et 26 du Pacte n’ont pas été violés. Le rejet de l’interdiction pourrait, et c’est regrettable, amener certains États à penser que l’imposition du voile intégral est en passe de devenir une politique acceptée69. »

Une récente saisine du même Comité sur le non-retour des mineurs, enfants de djihadistes ayant combattu en Syrie ou en Iraq, relève de la même stratégie de contestation de l’efficacité, voire de la portée de la jurisprudence de la CourEDH. Elle est vécue par les porteurs de cette stratégie juridictionnelle comme trop favorable aux États. Mais cette stratégie, qui rejoint celle de ceux qui souhaitent quitter la Convention et qui rejettent le rôle régulateur de la CourEDH, devrait interroger tous ceux qui la critiquent : comment pourrait- elle à la fois constituer, aux yeux de ceux qui veulent en sortir de peur de voir utiliser les droits fondamentaux pour asseoir la charia en Europe, un « cheval de Troie de l’islamisme en Europe » et une opposante décidée aux pratiques d’un islam rigoriste établissant la religion comme centre de la vie quotidienne ?

Il est très intéressant, par exemple, de constater que les commentaires qui critiquent la jurisprudence Molla Sali c. Grèce70, un cas où une femme  s’est vue privée de l’héritage de son défunt mari selon les principes de la charia, ne relèvent pas l’élément novateur de cette grande jurisprudence : le principe de la libre identification. C’est-à-dire que, selon la Cour, « refuser aux membres d’une minorité religieuse le droit d’opter volontairement pour le droit commun et d’en jouir non seulement aboutit à un traitement discriminatoire, mais constitue également une atteinte à un droit d’importance capitale dans le domaine de la protection des minorités, à savoir le droit de libre identification71 ». Par l’affirmation de ce principe, elle aide les membres des minorités à qui s’applique, en conformité avec le droit positif, un droit spécifique à la minorité à laquelle ils appartiennent, à pouvoir s’en extraire en choisissant l’application du droit commun. Elle ouvre la liberté de tout un chacun de ne pas rester enfermé dans sa minorité. C’est un principe de déconstruction du communautarisme ou, plutôt, d’aménagement d’une société multiculturelle en dehors des canons traditionnels d’un multiculturalisme à l’américaine en tenant compte des traditions européennes en la matière, dont la laïcité.

Il est également important de relever que dans son arrêt Correia de Matos c. Portugal72, la CourEDH décrit l’intégration dans ses propres raisonnements d’autres sources de droit international public (§134) et les limites de ladite intégration, compte tenu « de la liberté considérable que la jurisprudence constante de la Cour reconnaît à ces États quant au choix des moyens propres à garantir que leurs systèmes judiciaires sont conformes aux exigences du droit de “se défendre [soi]-même ou [d’]avoir l’assistance d’un défenseur”, visé à l’article 6 §3c) (paragraphes 123-126 ci-dessus), et étant donné que le but intrinsèque de cette disposition est de contribuer à préserver l’équité de la procédure pénale dans son ensemble (paragraphes 120 et 126 ci-dessus), ces normes ne sont pas déterminantes. En effet, si elles l’étaient, la liberté des États membres quant au choix des moyens et la marge d’appréciation qui leur est laissée dans l’exercice de ce choix s’en trouveraient réduites de manière excessive » (§137).

La CourEDH a un rôle de « créateur d’équilibres » dans nos sociétés complexes. Le droit tel que défini est peut-être le dernier cadre collectif de nos sociétés. Il se trouve d’autant plus mis à l’épreuve qu’il est in fine le seul à gérer les conflits de valeurs évoqués dans la présente étude. Les syndicats, les partis, les religions et jusqu’à la famille étaient autant d’institutions productrices de règles de vie en commun, permettant de résorber les tensions intrinsèques à toute société. Partout dans les démocraties libérales, nous constatons l’effondrement de ces structures. Pour éviter le conflit, il ne reste plus guère que les institutions comme la CourEDH. Or celle-ci se voit aujourd’hui justement reprocher de jouer son rôle, c’est-à-dire de contraindre (du point de vue des peuples) à une uniformisation des comportements et des règles perçue comme attentatoire aux « identités » (communautaires, nationales, etc.).

C’est là qu’il faut se rappeler le lien évoqué en introduction entre l’histoire allemande et la genèse de la CourEDH. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants des nations ont créé des instances indépendantes pour protéger les peuples d’eux-mêmes. Là où certains voient une institution déconnectée de la réalité et politiquement irresponsable, il faut voir au contraire les conditions d’une nécessaire indépendance et hauteur de vue afin d’échapper aux passions du moment. L’actuelle impopularité de la CourEDH provient de ce qu’elle joue tout simplement ce rôle historique qui lui a été assigné.

Ces reproches sont d’autant plus importants que de nombreux États ou partis politiques jouent un jeu tactique pervers et dangereux, consistant à se déresponsabiliser et faire de la CourEDH, et d’autres institutions, les boucs émissaires faciles de tout ce qui dysfonctionne. Compte tenu du fait que les gouvernements et les politiques ne savent plus créer de l’adhésion par projet, ils le construisent par défaut, en diabolisant et en ciblant des publics ou des figures

  • immigrés, assistés, Bruxelles… Là encore, rappelons-nous comment les États interagissent avec la CourEDH73, en totale contradiction avec certaines affirmations démagogiques sur l’éloignement des juges de Strasbourg de la réalité des

Dans le jeu politique européen actuel, la CourEDH gagnerait à avoir un dialogue direct, pédagogique, avec les citoyens. Bref, à communiquer encore plus qu’elle ne le fait. Aujourd’hui, dire c’est faire, mais l’inverse n’est malheureusement plus vrai. Si cette démarche de communication pédagogique n’est pas renforcée, arrivera le jour où l’opinion approuvera sans broncher une remise en cause de cette institution fondamentale, faute d’avoir compris à quoi elle servait et à force d’avoir entendu dire depuis des années qu’elle servait uniquement à diluer les identités nationales ou locales, à « protéger les assassins » et à désarmer les honnêtes gens.

Recommandations et conclusion

La France pourrait renforcer son poids au sein de la CourEDH et inscrire dans ses pratiques parlementaires une véritable appropriation de la jurisprudence de la CourEDH :

  • en chargeant l’actuelle délégation des parlementaires français à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) de la responsabilité de diffuser auprès de tous leurs collègues français de l’Assemblée nationale et du Sénat des informations sur les affaires concernant la France devant ladite Cour et d’animer une fois par an un débat général sur la prise en compte des droits de l’homme dans la législation française, notamment en réfléchissant sur le pourquoi des condamnations de la France lorsqu’il y en a et sur la manière d’y répondre dans notre droit national. Cette mesure permettrait de mettre fin à notre isolement : la France est le seul parmi les quarante-sept États du Conseil de l’Europe où aucune commission parlementaire spécifique n’est chargée de suivre les travaux de la CourEDH ;
  • en attribuant à ladite délégation le travail de sélection des candidats français au poste de juge à la CourEDH, renforçant ainsi leur légitimité démocratique dans la continuité de l’examen réalisé, par la suite, par la commission spécifique de l’APCE sur ce sujet.
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