Le détournement populiste du courant libertarien (2)
Le populisme palĂ©o-libertarien de Javier MileiLâantilibĂ©ralisme des fondamentalistes palĂ©o-libertariens
LâidĂ©al-type libĂ©ral
En quoi les (paléo-) libertariens violent-ils un certain nombre de principes libéraux fondamentaux ?
La question clé des monopoles
La question de lâimmigration
Le libéralisme culturel
La question de lâavortement
Lâobsession du wokisme et la question des discriminations
Discours de Javier Milei Ă Davos (janvier 2025)
Un pays marquĂ© par lâhĂ©ritage populiste du pĂ©ronisme
JAVIER MILEI â Discours prononcĂ© Ă Davos, le 25 janvier 2025
Murray N. Rothbard, « Le populisme de droite », janvier 1992
Le contexte politique de 1992
La riche postĂ©ritĂ© dâun texte programmatique
Murray N. Rothbard, « Populisme de droite : une stratégie pour le mouvement paléo », Rothbard-Rockwell Report, Janvier 199268
Un programme populiste de droite
Résumé
Dans ce second volume, nous voudrions achever notre propos en deux mouvements successifs. Montrer dâabord, Ă partir d’exemples trĂšs concrets, combien les idĂ©es vĂ©hiculĂ©es par ces populistes libertaro-conservateurs les conduisent Ă renier certains principes pourtant cardinaux de la pensĂ©e libĂ©rale, et ce depuis ses origines.
Illustrer ensuite les dĂ©rives antilibĂ©rales dâun courant de pensĂ©e largement aveuglĂ© par sa haine de lâĂtat, avec la publication dâun long discours prononcĂ© le 25 janvier 2025 par le prĂ©sident argentin Javier Milei Ă lâoccasion du Forum de Davos, suivie de celle dâun texte-programme Ă©crit en janvier 1992 par son maĂźtre Ă penser Murray Rothbard, dans le but de thĂ©oriser la stratĂ©gie dâalliance entre palĂ©o-libertariens et palĂ©o-conservateurs, que nous avons analysĂ©e dans le premier volume de cette note.
JérÎme Perrier,
Normalien, agrĂ©gĂ© dâhistoire et docteur en histoire de lâIEP de Paris.

Le détournement populiste du courant libertarien (1)

L'individu contre l'étatisme

L'individu contre l'étatisme

Fondapol - Des idées pour la Cité - L'aventure d'un think tank

Réformer : quel discours pour convaincre ?

Gouverner pour rĂ©former : ĂlĂ©ments de mĂ©thode

L'Ătat innovant (2) : Diversifier la haute-administration

Ecologie et libéralisme

La compétence morale du peuple

LâĂtat administratif et le libĂ©ralisme : une histoire française

LâAfD : l'extrĂȘme droite allemande dans l'impasse

Le FPà au défi de l'Europe : radicalité idéologique et contrainte électorale en Autriche

Les Européens abandonnés au populisme

Victoire populiste aux Pays-Bas : spécificité nationale ou paradigme européen ?

Vox, la fin de l'exception espagnole
Javier Milei passe devant Donald Trump au gala de l’America First Police Institute, le 14 novembre 2024 Ă Palm Beach, Floride.

LâantilibĂ©ralisme des fondamentalistes palĂ©o-libertariens
Nous allons commencer par nous demander si les anarcho-capitalistes devenus libertaro-populistes ont encore quelque chose Ă voir avec le libĂ©ralisme proprement dit. Bien sĂ»r, pour rĂ©pondre Ă cette question, il est nĂ©cessaire de donner au prĂ©alable une dĂ©finition du libĂ©ralisme, ce qui est loin dâĂȘtre simple. Nous proposerons ce que nous appellerons un idĂ©al-type du libĂ©ralisme, que lâon peut trouver formulĂ©, pour ainsi dire Ă lâĂ©tat pur, chez quelques auteurs classiques Ă lâimage de Benjamin Constant qui entendait dĂ©fendre la « libertĂ© en tout, en religion, en philosophie, en littĂ©rature, en industrie, en politique ». Nous montrerons quâun libĂ©ralisme cohĂ©rent devrait ĂȘtre Ă la fois politique, Ă©conomique et culturel, et viser Ă la dĂ©fense des droits individuels face Ă tout type de domination, mĂȘme si le conditionnel que nous employons avec prudence entend souligner combien rares sont les auteurs qui respectent cette cohĂ©rence et Ă©chappent Ă une forme dâhĂ©miplĂ©gie malheureusement trop frĂ©quente. Nous verrons que sur certaines questions comme le monopole, lâimmigration ou encore les choix de vie (avortement et droits LGBT notamment), les palĂ©o-libertariens sont en flagrante opposition avec des piliers essentiels du libĂ©ralisme.
LâidĂ©al-type libĂ©ral
Le mot peut surprendre concernant un homme dont les positions politiques ont parfois Ă©tĂ© taxĂ©es dâopportunisme, au point dâen avoir conservĂ© une solide rĂ©putation de girouette (notamment Ă cause de son attitude au moment des Cents Jours). Reste que sur le plan des principes, il est difficile de trouver un thĂ©oricien du libĂ©ralisme plus cohĂ©rent que Benjamin Constant. Voir notamment Stephen Homes, Constant et la genĂšse du libĂ©ralisme moderne, Paris, PUF, 1994.
Seuls les plus extrémistes des anarcho-capitalistes refuseraient certainement de voir en Constant un authentique libéral.
Sa compagne Germaine de StaĂ«l y aurait Ă©galement quelques titres, mĂȘme si elle occupe sans doute â injustement ? â une place moindre dans le PanthĂ©on des auteurs libĂ©raux. Sur leur libĂ©ralisme commun, voir Lucien Jaume (dir.), Coppet, Creuset de lâesprit libĂ©ral, les idĂ©es politiques et constitutionnelles du groupe de Mme de StaĂ«l, Economica/Presses universitaires dâAix-Marseille, 2000.
Comme nous avons dĂ©jĂ eu lâoccasion de le dire, le mot a alors une signification plus large quâaujourdâhui et peut ĂȘtre traduit par : « activitĂ© Ă©conomique » ou « activitĂ© productive ».
Câest nous qui voulons voir dans ces deux textes le meilleur rĂ©sumĂ© possible des axiomes fondamentaux du libĂ©ralisme, non les deux auteurs, qui nâont pas ici la prĂ©tention de nous fournir une quelconque dĂ©finition.
MĂȘme si, bien entendu, la nature mĂȘme du libĂ©ralisme Ă©conomique peut faire lâobjet de dĂ©bats.
Ceci renvoie Ă la classique distinction entre libertĂ©s nĂ©gatives et libertĂ©s positives. Voir notamment Isaiah Berlin, Ăloge de la libertĂ©, Calmann-LĂ©vy, 1988. Voir aussi LâEssai sur les libertĂ©s de Raymond Aron, disponible en poche dans la collection Pluriel.
Nous avons vu que sur la question des monopoles Ă©conomiques, les libertariens, Ă la suite de Mises notamment, ont une position minoritaire par rapport Ă la plupart des courants libĂ©raux qui font de la lutte contre ces monopoles un des piliers de la libre concurrence quâils jugent Ă la fois juste (refus des privilĂšges au nom du principe dâĂ©galitĂ© des chances) et efficace (le monopole serait un frein Ă lâinnovation). Mais la question des monopoles dĂ©passe de trĂšs loin les simples questions Ă©conomiques (que lâon pense par exemple au thĂšme du monopole de lâenseignement), et lĂ , les libertariens rejoindraient les autres courants libĂ©raux dans leur ferme condamnation.
Câest le cas dâun auteur comme Jean-Marie Guyau (Ă ne pas confondre avec Yves Guyot, dont nous avons dĂ©jĂ parlĂ©) qui, en 1878, dans son livre La Morale dâĂpicure, dĂ©fend lâidĂ©e stimulante â quoique controversĂ©e â selon laquelle la philosophie utilitariste aurait des racines dans lâĂ©picurisme antique.
Sur lâutilitarisme, on ne peut que renvoyer Ă lâouvrage classique du grand philosophe et historien libĂ©ral Ălie HalĂ©vy, La Formation du radicalisme philosophique, en trois volumes, parus initialement entre 1901 et 1904 aux Ă©ditions FĂ©lix Alcan, et rééditĂ© aux PUF.
Cf. Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis, dont les deux volumes sont initialement parus en anglais en 1945.
Karl Polanyi (1886-1964) est lâauteur de La Grande Transformation, devenu un classique de la littĂ©rature antilibĂ©rale. Son frĂšre MikaĂ«l (1891-1976), Ă©migrĂ© lui aussi de Hongrie en Angleterre dans les annĂ©es 1930, est notamment lâauteur dâun important recueil dâarticles paru en 1951 sous le titre The Logic of Liberty (traduit en français aux PUF en 1989 sous le titre La Logique de la LibertĂ©), dans lequel, avant Hayek, il explique la supĂ©rioritĂ© des ordres spontanĂ©s sur les ordres centralisĂ©s, dans le domaine scientifique autant quâĂ©conomique.
On Liberty, 1859. On peut trouver ce grand classique du libéralisme en format de poche, dans la collection Folio, sous le titre : De la Liberté.
Le libĂ©ralisme nâest pas un systĂšme sorti dâun esprit Ă©minent (comme le marxisme par exemple), mais une vaste nĂ©buleuse qui regroupe des courants divers â et mĂȘme divergents, sur certaines questions â qui sont nĂ©s Ă la sortie des guerres de religion avant de se dĂ©velopper au fil des siĂšcles qui ont suivi. Câest nĂ©anmoins au xIxe quâon en a certainement donnĂ© la formulation la plus cohĂ©rente (la plus « pure » serait-on tentĂ© de dire, comme on le dit dâun alliage dĂ©barrassĂ© de toute scorie), notamment de part et dâautre de la Manche.
Sâil y a nĂ©cessairement une part dâarbitraire dans le fait de choisir comme modĂšle tel auteur plutĂŽt que tel autre, il nous semble nĂ©anmoins que nul nâa plus de titres quâun penseur aussi consensuel1 dans la galaxie libĂ©rale que Benjamin Constant (1767-1830), Ă pouvoir prĂ©tendre servir de rĂ©fĂ©rence commune aux diverses obĂ©diences, des plus modĂ©rĂ©es Ă certaines2 des plus radicales. Qui, en effet, mieux que cet hĂ©ritier des LumiĂšres, adversaire dĂ©clarĂ© de lâautocratie napolĂ©onienne, peut rĂ©sumer ce qui forme le noyau dur, lâessence mĂȘme, de toute philosophie de la libertĂ©3 ? Quâon en juge par ces quelques lignes extraites de la prĂ©face Ă ses MĂ©langes de littĂ©rature et de politique, publiĂ©s en 1829 (un an avant sa mort) et qui mĂ©riteraient dâĂȘtre gravĂ©es au fronton du temple du libĂ©ralisme sâil en existait un :
« Jâai dĂ©fendu quarante ans le mĂȘme principe, libertĂ© en tout, en religion, en philosophie, en littĂ©rature, en industrie, en politique : et par libertĂ©, jâentends le triomphe de lâindividualitĂ©, tant sur lâautoritĂ© qui voudrait gouverner par le despotisme, que sur les masses qui rĂ©clament le droit dâasservir la minoritĂ© Ă la majoritĂ©. Le despotisme nâa aucun droit. La majoritĂ© a celui de contraindre la minoritĂ© Ă respecter lâordre : mais tout ce qui ne trouble pas lâordre, tout ce qui nâest quâintĂ©rieur, comme lâopinion ; tout ce qui, dans la manifestation de lâopinion, ne nuit pas Ă autrui, soit en provoquant des violences matĂ©rielles, soit en sâopposant Ă une manifestation contraire ; tout ce qui, en fait dâindustrie4, laisse lâindustrie rivale sâexercer librement, est individuel, et ne saurait ĂȘtre lĂ©gitimement soumis au pouvoir social ».
Pour faire pendant Ă ce texte qui pourrait prĂ©tendre donner le meilleur rĂ©sumĂ© possible de ce que nous appellerons, faute de mieux, le « noyau philosophique » du libĂ©ralisme, nous voudrions citer un autre auteur, britannique cette fois, John Stuart Mill. Il donne une autre « dĂ©finition5 », dâautant plus intĂ©ressante quâelle sâinscrit dans une perspective utilitariste, lĂ oĂč Constant sâinscrit, lui, dans celle du droit naturel. Ce faisant, nous retrouvons ainsi les deux grandes branches idĂ©ologiques dans lâhĂ©ritage desquelles sâinscrivent pour ainsi dire tous les libĂ©raux, comme nous avons dĂ©jĂ eu lâoccasion de le souligner dans le volume prĂ©cĂ©dent. Voici alors ce qui pourrait ĂȘtre une autre dĂ©finition, pour ainsi dire canonique, du libĂ©ralisme telle quâon la trouve dans le manifeste de John Stuart Mill publiĂ© en 1859, et intitulĂ© on ne peut plus simplement On Liberty :
« VoilĂ donc la rĂ©gion propre de la libertĂ© humaine. Elle comprend dâabord le domaine intime de la conscience qui nĂ©cessite la libertĂ© de conscience au sens le plus large : libertĂ© de penser et de sentir, libertĂ© absolue dâopinions et de sentiments sur tous les sujets, pratiques ou spĂ©culatifs, scientifiques, moraux ou thĂ©ologiques. La libertĂ© dâexprimer et de publier des opinions peut sembler soumise Ă un principe diffĂ©rent, puisquâelle appartient Ă cette partie de conduite de lâindividu qui concerne autrui ; mais [âŠ] ces deux libertĂ©s sont pratiquement indissociables. Câest par ailleurs un principe qui requiert la libertĂ© des goĂ»ts et des occupations, la libertĂ© de tracer le plan de notre vie suivant notre caractĂšre, dâagir Ă notre guise et de risquer toutes les consĂ©quences qui en rĂ©sulteront, et cela sans en ĂȘtre empĂȘchĂ© par nos semblables tant que nous ne leur nuisons pas, mĂȘme sâils trouvaient notre conduite insensĂ©e, perverse ou mauvaise. [âŠ] Une sociĂ©tĂ© quelle que soit la forme de son gouvernement nâest pas libre, Ă moins de respecter globalement ces libertĂ©s ; et aucune nâest complĂštement libre si elles nây sont pas absolues et sans rĂ©serve. La seule libertĂ© digne de ce nom est de travailler Ă notre propre avancement Ă notre grĂ©, aussi longtemps que nous ne cherchons pas Ă priver les autres du leur ou Ă entraver leurs efforts pour lâobtenir ».
On remarquera que lâĂ©conomie nâoccupe pas une place Ă part dans ces deux « dĂ©finitions », mĂȘme si elle dĂ©coule en toute logique des principes quâils Ă©noncent. Ce qui nous conduit au cĆur mĂȘme de notre propos, Ă savoir quâun libĂ©ralisme qui se veut cohĂ©rent ne peut exclure aucune dimension de sa revendication de libertĂ© : ni la politique (un despotisme libĂ©ral est un oxymore et nâa rigoureusement aucun sens) ; ni les mĆurs (oĂč lâon voit que le libĂ©ralisme conservateur est un libĂ©ralisme hĂ©miplĂ©gique) ; ni lâĂ©conomie (oĂč lâon voit que ceux qui, Ă gauche notamment, se rĂ©clament du libĂ©ralisme en matiĂšre politique et culturelle, pour mieux le rejeter en matiĂšre Ă©conomique, sont tout autant pris en flagrant dĂ©lit dâincohĂ©rence que les conservateurs6). Câest la raison pour laquelle un populisme palĂ©o-libertarien, qui allie une dĂ©fense intransigeante de la libertĂ© Ă©conomique Ă un conservatisme culturel mĂȘlĂ© dâune pratique politique faisant fi de lâidĂ©e mĂȘme de sĂ©paration des pouvoirs, constitue une mutilation de lâidĂ©al libĂ©ral qui conduit Ă le dĂ©naturer complĂštement. Dâune philosophie fondĂ©e sur la modĂ©ration et la dĂ©fense de lâindividu contre toutes les formes de domination ne reste plus quâune caricature de la libertĂ© : celle du renard dans le poulailler.
Pour le montrer, nous devons dâabord essayer de dĂ©finir les axiomes fondamentaux qui sont nĂ©cessaires pour pouvoir parler de libĂ©ralisme « cohĂ©rent ». Et en premier lieu, comme nous y invitent nos deux auteurs, il convient de souligner que le libĂ©ralisme est dâabord une forme dâindividualisme (quâil ne faut pas confondre avec lâĂ©goĂŻsme, qui est une notion morale, pour ne pas dire moralisatrice) puisquâil entend dĂ©fendre lâindividu et son droit (ou sa capacitĂ©, selon les sensibilitĂ©s7) Ă choisir librement son projet de vie, sans ĂȘtre contraint par une quelconque autoritĂ© (politique, religieuse, voire Ă©conomique) Ă lâabandonner ou Ă en changer. De lĂ dĂ©coule nĂ©cessairement un nombre de libertĂ©s trĂšs concrĂštes :
– libertĂ© de pensĂ©e/de conscience (dimension politique et culturelle du libĂ©ralisme) ;
– libertĂ© dâexpression (dimension politique) ;
– libertĂ© dâentreprendre (dimension Ă©conomique).
Autant de libertés qui coïncident avec un certain nombre de valeurs et de droits :
– lâĂ©galitĂ© des droits et le respect des minoritĂ©s (puisque lâindividu nâest jamais que la plus petite des minoritĂ©s possibles) ;
– le pluralisme, quâil soit politique, idĂ©ologique ou religieux, mais aussi Ă©conomique, puisque la lutte contre les monopoles, quels quâils soient8, est un des piliers de tout libĂ©ralisme cohĂ©rent ;
– le respect de la propriĂ©tĂ©, dont le principe mĂȘme ne peut ĂȘtre remis en cause, mĂȘme si des discussions sont lĂ©gitimes sur sa possible limitation (que les libertariens refuseront lĂ oĂč une majoritĂ© de libĂ©raux lâaccepteront Ă condition quâelle reste limitĂ©e et justifiĂ©e de maniĂšre rigoureuse) ;
– la limitation des pouvoirs, quâils soient politiques (lâĂtat dâabord, qui fait figure de LĂ©viathan redoutable), religieux (les Ăglises qui entendent imposer une vĂ©ritĂ© rĂ©vĂ©lĂ©e nĂ©cessairement liberticide) ou Ă©conomique (les grandes entreprises dâautant plus redoutables pour la libertĂ© quâelles sont inĂ©vitablement liĂ©es, dâune maniĂšre ou dâune autre, Ă la puissance publique). Bien sĂ»r, les divergences pourront ĂȘtre considĂ©rables entre les divers courants libĂ©raux qui se focaliseront contre un type de pouvoir plutĂŽt quâun autre : les conservateurs mettront surtout lâaccent sur le danger Ă©tatique, les libĂ©raux « culturels » sur les « Ăglises », et les libĂ©raux « sociaux » sur les dangers du grand capitalisme de connivence. Reste que le libĂ©ral qui entend rester cohĂ©rent devra rester vigilant Ă lâĂ©gard de tous ces lĂ©viathans, qui reprĂ©sentent, Ă des degrĂ©s divers, des menaces pour la libertĂ©.
Encore une fois, on trouve des diffĂ©rences considĂ©rables entre les auteurs qui se proclament libĂ©raux, dâautant quâil y a, comme nous lâavons vu, plusieurs maniĂšres de justifier idĂ©ologiquement les revendications de libertĂ©. Il existe en effet une tradition qui se rĂ©clame du droit naturel, et qui a notamment â mais pas seulement â les faveurs des courants les plus radicaux du libĂ©ralisme, Ă commencer par les libertariens qui en donnent une dĂ©finition intransigeante Ă travers lâidĂ©e de souverainetĂ© « absolue » de lâindividu. Une telle idĂ©e ne peut que conduire Ă lâanarchisme puisquâelle dĂ©nie Ă toute autoritĂ© politique la moindre lĂ©gitimitĂ©, mĂȘme si, comme nous le verrons, ses partisans sont souvent moins vigilants vis- Ă -vis des pouvoirs Ă©conomiques et religieux. Face Ă cette tradition libĂ©rale fondĂ©e sur le droit naturel sâest dĂ©veloppĂ©e une conception utilitariste du libĂ©ralisme, dans le sillage de Jeremy Bentham et de John Stuart Mill, mĂȘme si certains nâhĂ©sitent pas Ă en chercher les origines lointaines jusque dans la pensĂ©e antique9. Cette tradition libĂ©rale dâorigine utilitariste se veut du reste pragmatique puisque, recherchant « le plus grand bonheur du plus grand nombre » (tel est lâaxiome de base de lâutilitarisme10), elle admet comme lĂ©gitime une certaine intervention de lâĂtat, au point que John Stuart Mill sera considĂ©rĂ© Ă la fin de sa vie comme un socialiste libĂ©ral, et jugĂ© par nombre de libertariens comme un traĂźtre Ă la cause. Reste quâil est peu dâauteurs qui aient davantage que Mill insistĂ© sur les vertus du pluralisme, y voyant lĂ la grande supĂ©rioritĂ© de ce que Karl Popper (un autrichien naturalisĂ© britannique qui deviendra lâune des grandes figures du libĂ©ralisme europĂ©en du xxe siĂšcle) appellera les « sociĂ©tĂ©s ouvertes11 ». On peut en effet lire dans On Liberty une telle ode au pluralisme, dessinant lâun des piliers les plus vitaux de tout lâĂ©difice libĂ©ral. On le retrouvera dans lâĆuvre d’Hayek ou de MickaĂ«l Polanyi (Ă ne pas confondre avec son frĂšre Karl12) dĂ©fendant tous deux les ordres sociaux polycentriques et spontanĂ©s, en les jugeant infiniment plus efficaces que toute forme de planification (dans le domaine Ă©conomique, mais Ă©galement en matiĂšre de recherche scientifique). Pour John Stuart Mill, guide sĂ»r pour les dĂ©fenseurs des libertĂ©s :
« Pourquoi la famille des nations europĂ©ennes continue-t-elle de progresser ? Pourquoi nâest-elle pas une partie stationnaire de lâhumanitĂ© ? Ce nâest certes pas grĂące Ă leurs prĂ©tendues qualitĂ©s supĂ©rieures, car lĂ oĂč elles existent, câest Ă titre dâeffet, et non de cause ; mais câest plutĂŽt grĂące Ă leur remarquable diversitĂ© de caractĂšre et de culture. En Europe, les individus, les classes, les nations sont extrĂȘmement dissemblables : ils se sont frayĂ© une grande variĂ©tĂ© de chemins, chacun conduisant Ă quelque chose de prĂ©cieux ; et bien quâĂ chaque Ă©poque ceux qui empruntaient ces diffĂ©rents chemins aient Ă©tĂ© intolĂ©rants les uns envers les autres, et que chacun eĂ»t prĂ©fĂ©rĂ© obliger tous les autres Ă suivre sa route, leurs efforts mutuels pour freiner leur dĂ©veloppement ont rarement eu un succĂšs dĂ©finitif. Et, peu Ă peu, chacun en est venu Ă accepter bon grĂ© mal grĂ©, le bien quâapportaient les autres. Selon moi, câest Ă cette pluralitĂ© de voies que lâEurope doit son dĂ©veloppement variĂ©. Mais dĂ©jĂ elle commence Ă perdre considĂ©rablement cet avantage. Elle avance dĂ©cidĂ©ment vers lâidĂ©al chinois de lâuniformisation des personnes13 ».
Ă lâheure de la concentration des outils numĂ©riques et autres rĂ©seaux sociaux entre les mains de quelques acteurs gĂ©ants aux visĂ©es monopolistiques, cet Ă©loge du pluralisme comme cĆur mĂȘme de la philosophie libĂ©rale mĂ©rite dâĂȘtre rappelĂ© inlassablement.
En quoi les (paléo-) libertariens violent-ils un certain nombre de principes libéraux fondamentaux ?
Nous laisserons de cĂŽtĂ© la question du libre-Ă©change, que Javier Milei, contrairement Ă Donald Trump, se garde bien de remettre en cause, tant lâĂ©conomiste argentin sait pertinemment quâil sâagit lĂ dâun dogme intangible pour la quasi-totalitĂ© des libĂ©raux, libertariens et autres anarcho-capitalistes.
Une fois Ă©numĂ©rĂ©s ce que nous pensons pouvoir affirmer ĂȘtre les piliers dâun libĂ©ralisme « cohĂ©rent », il sera plus facile de montrer, Ă travers quelques exemples concrets, comment certains libertariens radicaux alliĂ©s au conservatisme religieux (en Argentine avec Milei ou aux Ătats-Unis avec Trump) trahissent Ă nâen pas douter des valeurs pourtant au cĆur de toute philosophie authentiquement libĂ©rale. Nous prendrons successivement des exemples Ă©conomiques (la question des monopoles14), politiques (avec la question de lâimmigration) et « culturels » (avec notamment le droit Ă lâavortement, les droits LGBT et plus largement la question des discriminations). Ces dĂ©bats nous permettront de voir si le libĂ©ralisme dont ils se revendiquent fiĂšrement, au point de prĂ©tendre en reprĂ©senter la seule version orthodoxe ou pure, incorpore bien les trois dimensions que nous estimons insĂ©parables â politique, Ă©conomique et culturelle â, ou si au contraire lâidĂ©ologie quâils dĂ©fendent nâest pas fonciĂšrement hĂ©miplĂ©gique.
La question clé des monopoles
Pour reprendre le titre dâune cĂ©lĂšbre intervention dâĂlie HalĂ©vy, lors dâune sĂ©ance de la SociĂ©tĂ© française de Philosophie du 28 novembre 1938.
Tel est le terme alors employĂ©, dans un sens parfaitement contraire Ă celui que le mot a pris dans les dĂ©cennies suivantes, et tel quâil est aujourdâhui couramment utilisĂ©, au risque de semer la confusion en substituant parfois la polĂ©mique idĂ©ologique au strict respect des nuances et de la rigueur historiques. Pour une premiĂšre approche de cet important moment de lâhistoire du libĂ©ralisme de lâavant-Seconde Guerre mondiale, on peut se reporter utilement Ă Serge Audier, Le Colloque Lippmann : aux origines du nĂ©o-libĂ©ralisme, Ă©ditions Le Bord de lâEau, 2008.
Il participa au colloque avant de faire partie aprĂšs-guerre de la SociĂ©tĂ© du Mont PĂšlerin. Ce haut fonctionnaire issu de lâĂ©cole Polytechnique et de lâinspection des Finances exercera des responsabilitĂ©s importantes dans lâadministration française puis au sein des institutions europĂ©ennes, mĂȘme si la postĂ©ritĂ© a surtout retenu le fameux « plan Rueff » mis en Ćuvre avec Antoine Pinay au moment du retour du gĂ©nĂ©ral de Gaulle au pouvoir en 1958. On sait moins quâil a Ă©crit de nombreux livres et quâil joua un rĂŽle non nĂ©gligeable dans la dĂ©fense des idĂ©es libĂ©rales. Voir notamment Christopher S. Chivvis, The Monetary Conservative. Jacques Rueff and Twentieth-century Free Market Thought, Northern Illinois University Press, 2010.
Nous renvoyons Ă lâintroduction de Xavier MĂ©ra au troisiĂšme tome de la traduction française du livre, paru en 2007, et que lâon peut librement trouver [en ligne].
Pablo Stefanoni, « Javier Milei en 10 phrases choc. Le palĂ©olibertarien qui veut prendre lâArgentine », Le Grand Continent, 18 septembre 2023.
Nous avons vu que câest par la lecture dâun texte de Rothbard relatif Ă la question des monopoles que Javier Milei a connu en 2013 une subite conversion aux thĂšses libertariennes les plus radicales. Câest lĂ une question clĂ©, mĂȘme si elle ne saurait se limiter Ă une stricte querelle dâĂ©conomistes. En effet, la dĂ©fense du pluralisme est un principe fondamental du libĂ©ralisme, et câest la raison pour laquelle lâidĂ©e mĂȘme de monopole heurte tous les auteurs libĂ©raux, quel que soit le domaine oĂč il sâapplique, que lâon pense par exemple Ă la question du monopole de lâenseignement qui a longtemps mobilisĂ© une partie des libĂ©raux contre les visĂ©es monopolistiques de lâĂtat ou de lâĂglise.
Sur le plan strictement Ă©conomique, la dĂ©nonciation des monopoles privĂ©s sâincarne dans la lutte antitrust, dont les Ătats-Unis ont donnĂ© une illustration fameuse avec le Sherman Anti-Trust Act du 2 juillet 1890, la premiĂšre tentative du gouvernement amĂ©ricain pour limiter les comportements anticoncurrentiels des grandes entreprises, signant par lĂ -mĂȘme la naissance du droit de la concurrence moderne. Le principe de cette lutte antitrust est soutenu par un grand nombre de penseurs libĂ©raux, comme lâillustre par exemple le cĂ©lĂšbre Colloque Lippmann qui a rassemblĂ© Ă Paris, en aoĂ»t 1938, 26 Ă©conomistes et intellectuels libĂ©raux afin de rĂ©flĂ©chir Ă la maniĂšre de sauver un libĂ©ralisme alors en butte Ă la double offensive idĂ©ologique du communisme et du fascisme, durant ce que lâhistorien libĂ©ral Ălie HalĂ©vy a appelĂ© « lâĂšre des tyrannies15 ». Dans lâesprit de lâinitiateur de cette rencontre, le journaliste amĂ©ricain Walter Lippmann (comme dans celui de la grande majoritĂ© des participants au colloque), cette entreprise de rĂ©novation du libĂ©ralisme devait passer par une remise en cause du libĂ©ralisme laissez-fairiste dâantan, au profit dâun « nĂ©o-libĂ©ralisme16 » qui acceptĂąt une intervention plus importante de lâĂtat dans la vie Ă©conomique et sociale. Lâun des piliers de ce nouveau libĂ©ralisme devait notamment rĂ©sider dans la lutte contre les monopoles : la dĂ©fense de la concurrence Ă©tait lâun des domaines oĂč cette intervention de lâĂtat paraissait parfaitement lĂ©gitime Ă bon nombre de libĂ©raux patentĂ©s, comme le Français Jacques Rueff17, ou encore les ordolibĂ©raux allemands qui, aprĂšs la guerre, thĂ©oriseront lâespace Ă©conomique europĂ©en comme un marchĂ© institutionnel oĂč la concurrence devait ĂȘtre garantie et promue par une autoritĂ© de rĂ©gulation puissante.
Si la concurrence reflĂšte des valeurs fonciĂšrement libĂ©rales comme la diversitĂ© et le pluralisme, câest aussi un gage dâĂ©mulation, condition mĂȘme de lâinnovation, lĂ oĂč les rentes de situation ne peuvent conduire quâĂ la sclĂ©rose et Ă la stagnation. Il nâen reste pas moins, comme nous lâavons vu, que la notion mĂȘme de monopole a Ă©tĂ© remise en cause par les franges les plus radicales du libĂ©ralisme, en particulier du cĂŽtĂ© de lâĂ©cole autrichienne. Câest le cas de Ludwig von Mises, qui Ă©crit ainsi dans son opus magnum, LâAction humaine, quâĂ lâexception de certains marchĂ©s de matiĂšre premiĂšre, le monopole nâexiste pas en tant que capacitĂ© quâauraient certaines entreprises privĂ©es Ă supprimer la concurrence, câest-Ă -dire la « souverainetĂ© du consommateur » quâest censĂ©e Ă©tablir lâĂ©conomie de marchĂ©. En effet, Ă©crit-il :
« Le domaine du monopole apparaĂźt comme extrĂȘmement vaste. Les produits des industries de transformation sont plus ou moins diffĂ©rents lâun de lâautre. Chaque usine fabrique des produits diffĂ©rents de ceux des autres Ă©tablissements. Chaque hĂŽtel a le monopole de la vente de ses services sur le site de ses immeubles. Les services professionnels dâun mĂ©decin ou dâun juriste ne sont jamais parfaitement Ă©gaux Ă ceux que rend un autre mĂ©decin ou juriste. Ă part certaines matiĂšres premiĂšres, denrĂ©es alimentaires et autres produits de grande consommation, le monopole est partout sur le marchĂ©. Pourtant, le simple phĂ©nomĂšne de monopole est sans signification ou importance dans le fonctionnement du marchĂ© et la formation des prix. Il ne donne au monopoliste aucun avantage pour la vente de ses produits. [âŠ] Il y a toujours concurrence catallactique sur le marchĂ©. [âŠ] Il y a des gens qui soutiennent que la thĂ©orie catallactique des prix nâest dâaucun usage pour lâĂ©tude de la rĂ©alitĂ© parce quâil nây a jamais eu de ââlibreââ concurrence et quâĂ tout le moins aujourdâhui il nâexiste plus rien de tel. Toutes ces thĂšses sont fausses. Elles comprennent le phĂ©nomĂšne de travers et ignorent tout simplement ce que la concurrence est rĂ©ellement. Câest un fait que lâhistoire des derniĂšres dĂ©cennies est un rĂ©pertoire de mesures politiques visant Ă restreindre la concurrence. Câest lâintention manifeste de ces plans que de confĂ©rer des privilĂšges Ă certains groupes de producteurs en les protĂ©geant contre la concurrence de rivaux plus efficaces. Dans de nombreux cas, ces politiques ont créé la situation requise pour lâapparition de prix de monopole. [âŠ] La compĂ©tition catallactique a Ă©tĂ© considĂ©rablement limitĂ©e, mais lâĂ©conomie de marchĂ© fonctionne toujours, bien que sabotĂ©e par les immixtions du pouvoir politique et des syndicats. [âŠ] Lâobjectif ultime de toutes ces politiques anticoncurrentielles est de substituer au capitalisme un systĂšme socialiste de planification dans lequel il nây aurait plus du tout de concurrence. Tout en versant des larmes de crocodile Ă propos du dĂ©clin de la concurrence, les planificateurs visent Ă lâabolition de ce systĂšme concurrentiel ââinsensĂ©ââ ».
En dâautres termes, le monopole en tant que tel, câest-Ă -dire en tant que phĂ©nomĂšne susceptible dâannihiler la concurrence et de mettre fin Ă la souverainetĂ© du consommateur, ne saurait ĂȘtre lâĆuvre dâentreprises privĂ©es, mais uniquement de lâĂtat. MĂȘme si Mises admet toutefois une exception, Ă savoir la possible Ă©mergence de prix de monopole dans le cas oĂč un monopole ou un cartel ferait face Ă une demande inĂ©lastique au-dessus du prix concurrentiel. Câest cette exception que Rothbard entend pour sa part dĂ©monter dans son grand traitĂ© de thĂ©orie Ă©conomique, LâHomme, lâĂconomie et lâĂtat, paru en 196218. Sans rentrer dans le dĂ©tail dâune argumentation serrĂ©e, il nous suffit toutefois de comprendre quâil sâagit lĂ pour Rothbard, une fois de plus, de poursuivre le combat engagĂ© par son ancien maĂźtre autrichien en radicalisant encore ses positions. En lâoccurrence, en dĂ©montrant que la notion de monopole ne saurait « en aucune circonstance » ĂȘtre conçue comme une entrave au bon fonctionnement de lâĂ©conomie de marchĂ©, sauf bien entendu si elle est lâĆuvre de lâĂtat. Un Ătat qui reste plus que jamais le grand ennemi Ă abattre. Ce faisant, Rothbard prend le contrepied dâune longue tradition dâĂ©conomistes libĂ©raux patentĂ©s, ralliĂ©s sur cette question prĂ©cise Ă lâopinion de lâimmense majoritĂ© de leurs confrĂšres, toutes sensibilitĂ©s confondues. Câest prĂ©cisĂ©ment la raison pour laquelle, la lecture du chapitre 10 de LâHomme, lâĂconomie et lâĂtat, consacrĂ© au dĂ©boulonnage dâune des statues apparemment les plus solides de la science Ă©conomique, a pu exercer sur lâĂ©conomiste Javier Milei la fascination propre Ă toute entreprise iconoclaste â pour ne pas dire sacrilĂšge. Le futur prĂ©sident argentin en a alors conclu que tout ce quâil avait pu enseigner jusque-lĂ Ă ses Ă©tudiants Ă©tait fallacieux : « Quand jâai fini de lire Rothbard, je me suis dit : âPendant plus de 20 ans, jâai trompĂ© mes Ă©tudiants. Tout ce que jâai enseignĂ© sur les structures de marchĂ© est faux. Câest complĂštement erronĂ© !â19 ».
La question de lâimmigration
Dans son introduction au recueil de tribunes publiées par Rothbard dans le Rothbard-Rockwell Report entre 1990 et 1994. Cf. Llewellyn H. Rockwell Jr (eds), The Irrepressible Rothbard, The Center For Libertarian Studies, 2000, p. 268-269 [en ligne].
Jean-Baptiste Say, Cours complet dâĂ©conomie politique pratique, 1828.
Bien quâil existe, nous lâavons dit, une frange de libertariens qui se rĂ©clament dâune philosophie utilitariste, Ă lâimage dâun David Friedman par exemple.
Benjamin Constant, Commentaire sur lâouvrage de Filangieri, Paris, Les Belles Lettres, 2004. Cette réédition est la premiĂšre depuis la parution initiale en 1824.
Benjamin Constant, Ćuvres complĂštes, volume 3, Ăcrits littĂ©raires (1800-1813), De Gruyter Mouton, 1995, p. 346.
Jean-Baptiste Say, TraitĂ© dâĂ©conomie politique, 1803, t. I.
Gustave de Molinari, La Viriculture, ralentissement du mouvement de la population, dégénérescence, causes et remÚdes, Paris, Guillaumin, 1897.
Il est vrai que sur certaines questions il est minoritaire au sein de la mouvance libĂ©rale, comme par exemple sur la question coloniale, quâil approuve Ă la diffĂ©rence de nombre dâautres libĂ©raux.
Force est de constater que la dĂ©nonciation de lâimmigration nâoccupe pas chez Javier Milei la place centrale quâelle occupe chez Donald Trump, car lâĂ©conomiste argentin sait pertinemment que la libre circulation des personnes est un dogme intangible des libĂ©raux de toute obĂ©dience. Il le reconnaĂźt du reste lui-mĂȘme dans le discours que nous publions Ă la fin de cette note, puisquâil affirme : « La libre circulation des biens et des personnes Ă©tant Ă la base du libĂ©ralisme, nous le savons bien, lâArgentine, les Ătats-Unis et bien dâautres pays ont Ă©tĂ© rendus grands par ces immigrants qui ont quittĂ© leur patrie Ă la recherche de nouvelles opportunitĂ©s ». Pour tenir un discours critique Ă lâĂ©gard du phĂ©nomĂšne migratoire, Milei est contraint dâopĂ©rer une acrobatie intellectuelle en arguant que « le wokisme a Ă©galement dĂ©naturĂ© la cause de lâimmigration », puisque, Ă lâentendre, « de la tentative dâattirer des talents Ă©trangers pour promouvoir le dĂ©veloppement, nous sommes passĂ©s Ă une immigration de masse motivĂ©e non pas par lâintĂ©rĂȘt national mais par la culpabilitĂ© ». Ce faisant, Milei nâinnove guĂšre en rĂ©alitĂ©, puisque le courant palĂ©o-libĂ©rtarien lui a ouvert la voie trente ans plus tĂŽt aux Ătats-Unis.
De fait, dans leur volontĂ© de rapprochement avec la droite populiste, Rothbard et Lew Rockwell, les concepteurs de la stratĂ©gie « fusionniste » dont nous avons abondamment parlĂ© dans le volume prĂ©cĂ©dent, ont cherchĂ© bien avant Javier Milei (et de maniĂšre plus argumentĂ©e que dans le discours que nous publions) Ă justifier le refus de lâimmigration, sans pour autant paraĂźtre renier leurs principes libertariens. Câest ce dont tĂ©moigne parfaitement Lew Rockwell, le compagnon de route de Rothbard, lorsquâil Ă©crit cinq ans aprĂšs la mort de ce dernier20 :
« Mais comment un anarchiste peut-il soutenir les restrictions Ă lâimmigration ? Comme il lâĂ©crit dans The Ethics of Liberty (1982), ââil ne peut y avoir aucun droit humain Ă immigrer, car quelle propriĂ©tĂ© quelquâun dâautre a-t-il le droit de fouler aux pieds [to trample] ? En bref, si âPrimusâ souhaite migrer maintenant dâun autre pays vers les Ătats-Unis, nous ne pouvons pas dire quâil a le droit absolu dâimmigrer sur cette terre ; car que dire de ces propriĂ©taires qui ne veulent pas de lui sur leur propriĂ©tĂ© ?ââ Je cite ce passage pour dĂ©montrer lâinanitĂ© dâune autre accusation contre Murray : il aurait changĂ© sa position sur lâimmigration ouverte en une position âânativisteââ Ă cause de sa nouvelle amitiĂ© avec les palĂ©oconservateurs. Comme le montre ce volume, ses derniĂšres opinions sur le sujet Ă©taient une consĂ©quence de sa position gĂ©nĂ©rale en faveur de droits de propriĂ©tĂ© stricts. Ainsi, il ne restreindrait pas lâimmigration dans laquelle les gens contractent pour travailler (la citoyennetĂ© Ă©tant une question entiĂšrement diffĂ©rente) ».
Ce faisant, les libertariens nâen renient pas moins ouvertement une libertĂ© (celle de circuler librement) considĂ©rĂ©e comme naturelle par lâimmense majoritĂ© des penseurs libĂ©raux, dont un bon nombre ont eux-mĂȘmes Ă©tĂ© des immigrĂ©s (que lâon pense, pour le seul xxe siĂšcle, Ă Ayn Rand, Hayek, Mises, Popper, MickaĂ«l Polanyi, et tant dâautres encore). Il serait trop long et fastidieux de faire une revue des positions de tous les courants du libĂ©ralisme sur cette question, et nous nous contenterons dâĂ©voquer ici cette Ă©cole française laissez-fairiste dont les anarcho-capitalistes se sont souvent proclamĂ©s avec fiertĂ© les hĂ©ritiers. Son fondateur Jean-Baptiste Say explique par exemple que la libertĂ© de circulation est une consĂ©quence directe du respect du droit de propriĂ©tĂ©, comme sâil rĂ©pondait directement Ă Rothbard. On peut en effet lire dans son Cours complet dâĂ©conomie politique pratique, publiĂ© en 1823 :
« La facultĂ© locomotive, cette facultĂ© de pouvoir changer de place, et de transporter nos capacitĂ©s dans le lieu oĂč elles peuvent nous rendre le plus de services ; cette facultĂ© si merveilleuse Ă laquelle nous donnons si peu dâattention, fait partie de nos biens, de mĂȘme que toutes les autres facultĂ©s que nous tenons de la nature, et les atteintes quâon y porte, sont par consĂ©quent des atteintes Ă la propriĂ©tĂ©. Un peuple qui nâest point choquĂ© que lâon entrave sous diffĂ©rents prĂ©textes, la facultĂ© quâont les hommes de changer de lieu, nâest point animĂ© dâun vĂ©ritable respect pour la propriĂ©tĂ©, et nâest point encore assez instruit pour avoir le sentiment de tous les heureux fruits que peut produire le plein et entier usage de nos facultĂ©s. Je ne me serais pas cru obligĂ© dâinsister sur ce point, si ce nâĂ©tait quâil mâa semblĂ© utile de montrer Ă ceux mĂȘmes qui conviennent que les propriĂ©tĂ©s doivent ĂȘtre respectĂ©es, combien ils sont sujets Ă dĂ©mentir leur doctrine par les actes auxquels ils prennent part, ou quâils approuvent21 ».
Ce texte est dâautant plus remarquable quâil semble rĂ©pondre, comme par anticipation, aux arguments des palĂ©o-libertariens comme Rothbard invoquant le droit de propriĂ©tĂ©, sacrĂ© Ă leurs yeux, et en ce quâil parle le langage du droit naturel, dont nous avons vu Ă maintes reprises quâil Ă©tait le fondement philosophique sur lequel sâappuyaient la grande majoritĂ© des libertariens les plus radicaux pour lĂ©gitimer leurs positions, Ă la diffĂ©rence des utilitaristes, volontiers accusĂ©s dâĂȘtre mous et/ou inconsĂ©quents22.
Jean-Baptiste Say nâest dâailleurs pas isolĂ© parmi les libĂ©raux français lorsquâil dĂ©fend une telle position. Pour Benjamin Constant, « si, dans un pays, les efforts dâun travailleur sont inutiles, il peut chercher ailleurs un ciel plus propice et des circonstances plus favorables », tout en prĂ©cisant quâil regrette les « lois prohibitives » qui dĂ©nient aux plus pauvres ce droit dâaller tenter leur chance ailleurs. « Avec une lĂ©gislation pareille, ajoute Constant, il nây a aucun excĂšs quâon ne doive attendre, il nây a pas de dĂ©sordre qui nous puisse Ă©tonner23 ». De fait, le dĂ©veloppement mĂȘme des passeports au xIxe siĂšcle est unanimement blĂąmĂ© par les penseurs libĂ©raux qui, Ă lâunisson de leur pĂšre spirituel quâest en quelque sorte Benjamin Constant, regrettent le temps bĂ©ni oĂč chacun pouvait jouir de « cette libertĂ© complĂšte dâaller et de venir, sans quâĂąme qui vive sâoccupe de vous, et sans que rien rappelle cette police dont les coupables sont le prĂ©texte, et les innocents le but24 ».
Lâargument fondĂ© sur le droit naturel nâest du reste pas le seul Ă ĂȘtre mobilisĂ© pour dĂ©fendre la libre circulation des personnes. Des arguments de type utilitariste sont aussi utilisĂ©s, afin de dĂ©montrer que lâimmigration est bĂ©nĂ©fique pour le pays dâaccueil, et pas uniquement pour le migrant. Ainsi Jean-Baptiste Say Ă©crit-il en 1803 : « Une acquisition vraiment profitable pour une nation, câest celle dâun Ă©tranger qui vient sây fixer en transportant avec lui sa fortune. Il lui procure Ă la fois deux sources de richesses : de lâindustrie [entendre : du travail] et des capitaux. Cela vaut des champs ajoutĂ©s Ă son territoire ; sans parler dâun accroissement de population prĂ©cieuse quand il apporte en mĂȘme temps de lâaffection [lire : une reconnaissance envers le pays dâaccueil] et des vertus25 ». Lâargument mis ici en avant consiste Ă dĂ©montrer que lâimmigrant, quâil retourne au bout de quelques annĂ©es dans son pays dâorigine ou bien quâil demeure dans sa nouvelle patrie, a quoi quâil en soit accompli pour cette derniĂšre une Ćuvre productive, et donc accru sa richesse. Câest pourquoi quelquâun comme Gustave de Molinari, en qui les anarcho-capitalistes amĂ©ricains du xxe siĂšcle verront le libĂ©ral le plus consĂ©quent du Groupe de Paris et le plus proche de leurs idĂ©es, Ă©crira en son temps que lâimmigration est « toujours avantageuse », dans la mesure oĂč « lâimmigration nâapporte gĂ©nĂ©ralement que les individus les plus entreprenants et les plus vigoureux26 ».
Bien sĂ»r, les libĂ©raux du xIxe siĂšcle ne prĂŽnent pas une abolition pure et simple des frontiĂšres, pas plus quâils ne dĂ©nient Ă lâĂtat le droit dâinterdire lâentrĂ©e sur son territoire Ă des personnes quâil estimerait reprĂ©senter une menace pour lâordre public. Mais Ă leurs yeux lâinterdiction doit demeurer lâexception ; en aucun cas la rĂšgle. En effet, comme lâĂ©crit Paul Leroy-Beaulieu, lâune des figures les plus Ă©minentes de lâĂcole de Paris27, si lâĂtat ne lui paraĂźt pas lĂ©gitime pour empĂȘcher un Ă©tranger dâacquĂ©rir une propriĂ©tĂ©, de prendre un emploi qui lui est proposĂ©, ou encore de fonder une famille et de sâemployer Ă la nourrir, il peut en revanche tout Ă fait repousser des populations quâil estimerait indĂ©sirables car reprĂ©sentant une menace pour lâordre social. Il dĂ©veloppe par exemple, en juillet 1887, un plaidoyer en faveur dâune immigration libre â quoique maĂźtrisĂ©e â, en utilisant une argumentation Ă la fois utilitariste et jusnaturaliste, comme en attestent ces lignes :
« La vieille maxime que lâĂ©tranger est lâennemi tend Ă ressusciter dans presque tous les pays du monde, tellement il est vrai que les progrĂšs dont se targue le genre humain dans lâordre moral ne sont jamais dĂ©finitivement acquis, quâil faut sans cesse les dĂ©fendre, et quâun retour offensif de la barbarie primitive menace toujours notre prĂ©caire et fragile civilisation. [âŠ] Le retour Ă la politique dâisolement national est malheureusement le trait le plus caractĂ©ristique des dix derniĂšres annĂ©es. On commence par prohiber les produits ; lâon finit par vouloir prohiber les personnes. Quand on nâinterdit pas Ă lâĂ©tranger de rĂ©sider dans le pays, on lui dĂ©fend dây devenir propriĂ©taire. [âŠ] Si nous dĂ©nonçons cette tendance, câest quâelle nous paraĂźt conduire Ă des embarras Ă©conomiques et, un jour plus ou moins Ă©loignĂ©, Ă des catastrophes politiques. Rien nâest plus opposĂ© au droit des gens, ou du moins Ă son interprĂ©tation moderne. [âŠ] Nous tenons, quant Ă nous, quâun peuple nâa ni intĂ©rĂȘt ni droit Ă proscrire en masse de son territoire les Ă©trangers ou Ă leur y rendre par des taxes spĂ©ciales la rĂ©sidence impossible ; quâun peuple nâa Ă©galement ni intĂ©rĂȘt ni droit Ă interdire aux Ă©trangers lâachat de propriĂ©tĂ©s. Nous soutenons, en outre, quâun peuple est suffisamment armĂ© quand il impose aux Ă©trangers qui sont sur son territoire la reconnaissance de toutes les lois du pays, et quâil les naturalise Ă partir de la seconde gĂ©nĂ©ration. Lâusage habile et rĂ©solu de la naturalisation suffit pour quâun peuple tourne Ă son profit lâimmigration des Ă©trangers. [âŠ] LâĂtat nâa quâĂ se rĂ©server le droit de prohiber individuellement les Ă©trangers dangereux, et mĂȘme en masse les bandes de mendiants ou de bohĂ©miens, de saltimbanques et de vagabonds, les seules immigrations qui nuisent Ă un pays28 ».
Pour conclure, il est donc manifeste que pour les libĂ©raux français du xIxe siĂšcle (dont, une fois encore, les libertariens amĂ©ricains du siĂšcle suivant aimeront tant se rĂ©clamer), le droit de libre circulation des personnes doit ĂȘtre la rĂšgle, pour des raisons tenant Ă la fois aux principes (il sâagit Ă leurs yeux dâun droit naturel) et Ă des considĂ©rations utilitaristes (lâimmigration est bĂ©nĂ©fique pour le pays dâaccueil). Le refus de laisser des populations Ă©trangĂšres sâinstaller dans une autre contrĂ©e pour y travailler â en respectant bien entendu le pays hĂŽte â ne peut se justifier que par des considĂ©rations relatives Ă lâordre public, et certainement pas pour flatter les sentiments xĂ©nophobes ou les craintes irrationnelles Ă lâĂ©gard de lâĂ©tranger entretenues par des discours dĂ©magogiques.
Le libéralisme culturel
Murray N. Rothbard, For a New Liberty. The Libertarian Manifesto, op. cit.
David Friedman, The Machinery of Freedom. Guide to a Radical Capitalism, 1973 (traduit en français en 1992 par Les Belles Lettres, sous le titre : Vers une SociĂ©tĂ© sans Ătat).
Murray Rothbard, The Religious Right. Toward a Coalition, février 1993.
On connaĂźt la place que la critique de lâenvironnement occupe dans le discours du climatosceptique Donald Trump mais que reprend volontiers Javier Milei lorsquâil dĂ©nonce par exemple en janvier 2021 dans son discours Ă Davos, le « sinistre Ă©cologisme radical et la banniĂšre du changement climatique ». Notons que cette critique Ă©tait dĂ©jĂ mise en avant par quelquâun comme Rothbard dĂšs le dĂ©but des annĂ©es 1990, puisquâil sâen prend alors à « lâinterminable litanie des postulats hystĂ©riques et pseudo-scientifiques des derniĂšres annĂ©es », Ă lâimage du discours Ă©cologiste sur le « rĂ©chauffement de lâatmosphĂšre ». Cf. Murray Rothbard, postface Ă lâĂ©dition française de LâEthique de la libertĂ©, octobre 1990.
Ibid.
Comme chacun sait, les catholiques, pourtant minoritaires aux Ătats-Unis, ont Ă©tĂ© aux avant-postes du combat de longue haleine contre lâavortement, qui a remportĂ© une victoire dĂ©cisive en 2021 avec la remise en cause par la Cour suprĂȘme de lâarrĂȘt Roe v. Wade qui remontait Ă 1973.
Selon la tradition libĂ©rale classique, Ă laquelle se rattache in fine le courant libertarien, la loi nâa pas Ă se substituer Ă la morale en se prononçant sur les comportements individuels, dĂšs lors que ces derniers ne portent pas atteinte aux droits dâautrui. En effet, la fonction exclusive de la loi â câest-Ă -dire la justification du pouvoir politique, dĂ©tenteur du monopole de la violence lĂ©gitime â est dâassurer le strict respect des droits individuels en punissant les atteintes Ă ces mĂȘmes droits. Nous avons vu que Rothbard lui-mĂȘme, dans les annĂ©es 1960, pouvait Ă©crire que « le libertarien approuve sans rĂ©serve ce quâon appelle gĂ©nĂ©ralement les ââlibertĂ©s civilesââ : libertĂ© dâexpression, de publication, dâassociation, libertĂ© de se livrer Ă des ââcrimes sans victimesââ tels que la pornographie, les dĂ©viations sexuelles et la prostitution29 ». Câest cette mĂȘme conception quâexprime David Friedman (fils de Milton, et libertarien affirmĂ©, contrairement Ă son pĂšre), lorsquâil Ă©crit : « LâidĂ©e centrale du libertarisme, câest quâon doit laisser les gens mener leur propre vie comme ils lâentendent. Nous rejetons totalement lâidĂ©e quâil faille protĂ©ger les gens eux-mĂȘmes par la force. Une sociĂ©tĂ© libertarienne nâaurait pas de lois contre la drogue, le jeu, la pornographie â et pas de ceinture de sĂ©curitĂ© obligatoire30 ». On pourrait ainsi multiplier Ă lâenvi les dĂ©clarations du mĂȘme acabit, mais le meilleur rĂ©sumĂ© de cette cohĂ©rence libertarienne est le canadien Tim Moen, qui lors de sa candidature aux Ă©lections lĂ©gislatives de 2014, a choisi comme slogan de campagne : « Je veux que les couples gays mariĂ©s puissent dĂ©fendre leurs plants de marijuana avec leurs fusils ».
Force est pourtant de constater quâun tel point de vue, qui peut au moins se targuer dâune forme de logique, est loin de reflĂ©ter le positionnement de la grande majoritĂ© des libertariens aujourdâhui. Beaucoup, Ă lâimage de Javier Milei, prĂ©fĂšrent abandonner le libĂ©ralisme culturel Ă la gauche pour mieux surfer sur les tendances conservatrices de la sociĂ©tĂ© selon cette stratĂ©gie dâalliance avec la droite populiste, dont nous avons longuement explorĂ© la gĂ©nĂ©alogie dans le premier volume de cette note. Dans un article-fleuve, intitulĂ© âThe Religious Right. Toward a Coalitionâ, et rĂ©digĂ© juste aprĂšs lâĂ©lection du DĂ©mocrate Bill Clinton Ă la Maison-Blanche, Rothbard, une fois de plus, a reconnu sans ambages son alignement sur la droite chrĂ©tienne en matiĂšre culturelle :
« Comment se fait-il que moi, un libĂ©ral pro-choice, je me sois levĂ© et jâaie applaudi lorsque le rĂ©vĂ©rend Falwell a annoncĂ©, aprĂšs lâĂ©lection, quâil pourrait ressusciter la MajoritĂ© morale ? [âŠ] La plupart des libertariens pensent aux conservateurs chrĂ©tiens dans les mĂȘmes termes sinistres que les mĂ©dias de gauche, sinon plus : leur objectif est dâimposer une thĂ©ocratie chrĂ©tienne ; dâinterdire lâalcool et dâautres moyens de plaisir hĂ©donique, et dâenfoncer les portes des chambres pour imposer une police des mĆurs dans le pays. Rien nâest plus faux : les conservateurs chrĂ©tiens tentent de riposter contre une Ă©lite de gauche libĂ©rale qui a utilisĂ© le gouvernement pour attaquer et pratiquement dĂ©truire les valeurs, les principes et la culture chrĂ©tiens31 ».
Comment mieux dire que la stratĂ©gie de fusion avec la droite religieuse prend ici clairement le pas sur la cohĂ©rence idĂ©ologique, et que dans le combat contre lâhydre Ă©tatiste, lâalliance avec la droite la plus conservatrice et la plus illibĂ©rale en matiĂšre culturelle est une tactique dâautant plus assumĂ©e quâelle paraĂźt indispensable, aux yeux de ses instigateurs, Ă une conquĂȘte des masses populaires. Il nâest mĂȘme plus question de faire semblant de rester fidĂšle aux traditions de pensĂ©e que lâon a pourtant mises en avant pendant de longues annĂ©es, Ă lâĂ©poque oĂč lâon entendait fonder une « science libertarienne » cohĂ©rente et solide comme lâairain. Il ne sâagit plus dĂ©sormais que dâĂȘtre efficace dans un combat idĂ©ologique sans merci destinĂ© Ă conquĂ©rir lâhĂ©gĂ©monie culturelle en faisant feu de tout bois dans le but explicite de rassembler la coalition la plus large. En usant pour ce faire dâune propagande manichĂ©enne qui ne sâembarrasse plus ni de dĂ©tails ni de logique. Car lâheure nâest plus Ă la biensĂ©ance des colloques universitaires ou Ă la rigueur argumentative des joutes acadĂ©miques. Il sâagit dĂ©sormais, ni plus ni moins, dâopĂ©rer une « rĂ©volution populiste par la base » (celle « des hommes blancs dâascendance europĂ©enne »), contre « les Ă©lites dirigeantes Ă©galitaristes, collectivistes et internationalistes », ce qui suppose de « se concentrer sur leurs dolĂ©ances et leurs prĂ©occupations » en sâappropriant leurs revendications : « des impĂŽts Ă©levĂ©s, trop de rĂ©gulation gouvernementale (y compris la victimologie, les politiques de discrimination positive, lâenvironnementalisme antihumain32) ; le systĂšme de protection sociale et lâĂtat-providence ; la violence criminelle », sans oublier, bien entendu, « lâimmigration par des hordes dâĂ©trangers non assimilĂ©s Ă la culture amĂ©ricaine », ou encore « lâattaque du sĂ©cularisme contre la religion chrĂ©tienne33 ».
Comment mieux dire que ce sont bien les nĂ©cessitĂ©s de cette coalition populiste et de la propagande propre Ă la souder qui lâemportent dĂ©sormais clairement sur la cohĂ©rence des idĂ©es de libertĂ© ? Câest ce quâillustre parfaitement la question de lâavortement, dont on sait Ă quel point elle est cardinale dans les obsessions de la droite religieuse, notamment amĂ©ricaine34.
La question de lâavortement
Murray Rothbard, âThe Religious Right. Toward a Coalitionâ, The Rothbard-Rockwell Report, IV n°2, fĂ©vrier 1993 [en ligne].
Une position que dĂ©fend Javier Milei. Cf. Pablo Stefanoni, « Javier Milei en 10 phrases-choc : le palĂ©olibertarien qui veut prendre lâArgentine », op. cit.
Murray Rothbard, LâĂthique de la libertĂ©, op. cit.
Selon le titre de lâune de ses chroniques, parue dans The Rothbard-Rockwell Report en aoĂ»t 1994, Rothbard affirmait dâailleurs, non sans provocation, que les fumeurs Ă©taient « la minoritĂ© la plus persĂ©cutĂ©e dâAmĂ©rique » !
âThe Religious Right. Toward a Coalitionâ, op. cit. Le DixiĂšme Amendement stipule que « Les pouvoirs non dĂ©lĂ©guĂ©s aux Ătats-Unis par la Constitution, ni refusĂ©s par elle aux Ătats, sont conservĂ©s par les Ătats respectivement, ou par le peuple. »
Rothbard lui-mĂȘme reconnaĂźt que « la question de lâavortement est plus difficile », et lâon comprend aisĂ©ment pourquoi. Le problĂšme nâest pas tant quâil se reconnaisse lui-mĂȘme comme pro-choice, mais tient Ă ce que la plupart des arguments pro-life sont faciles Ă rĂ©futer selon une logique strictement libertarienne35. En effet, Ă ceux qui crieront au pĂ©chĂ© en invoquant leurs convictions religieuses, il suffira de leur rĂ©pondre que la loi ne saurait se mĂȘler de morale, et que ce sont lĂ des questions qui relĂšvent des convictions intimes et des choix de vie de chacun, lâĂtat- LĂ©viathan ne pouvant en aucune maniĂšre sâen mĂȘler. Mais ce qui est plus problĂ©matique encore pour les libertariens comme Rothbard, câest quâils ne cessent de proclamer sur tous les tons que le droit de propriĂ©tĂ© ne souffre aucune exception, Ă commencer par la propriĂ©tĂ© sur soi et sur son propre corps. Câest par exemple au nom de ce principe que les libertariens dĂ©fendent le droit pour un individu Ă faire commerce de ses organes36 ou bien quâils dĂ©noncent de longue date le « puritanisme de gauche » lorsquâil sâen prend à « toutes les formes de plaisir, dĂ©clarĂ©es Ă quelque degrĂ© que ce soit ââdangereuses pour la santĂ©37ââ », Ă lâimage de ce quâils appellent « lâhystĂ©rie anti-tabac38 ». De la mĂȘme maniĂšre, lorsquâen 2021, avec lâĂ©pidĂ©mie de Covid, des autoritĂ©s dĂ©cideront des confinements, les libertariens invoqueront le droit de propriĂ©tĂ© sur son corps (donc sur sa santĂ©) pour dĂ©noncer les restrictions de circulation imposĂ©es au nom dâimpĂ©ratifs de santĂ© publique. Comment les mĂȘmes peuvent-ils dĂ©nier aux femmes la propriĂ©tĂ© absolue sur leur corps ?
De fait, Rothbard ne tente mĂȘme pas de donner une justification thĂ©orique digne de ce nom Ă une position philosophique anti-avortement, mais il oriente habilement le dĂ©bat vers le domaine institutionnel, voyant dans cette diversion une ruse destinĂ©e Ă dĂ©samorcer un conflit apparemment sans issue, lui fournissant, par lĂ -mĂȘme, de maniĂšre providentielle, cette « marge considĂ©rable pour une coalition entre les libertariens pro-choice et la droite religieuse pro-life ». Marge cruciale car un dĂ©saccord sur cette question, absolument vitale aux yeux de la droite religieuse, ruinerait sa stratĂ©gie « fusionniste ». Câest ainsi quâil explicite ce qui a tout lâair dâun subterfuge :
« Une interdiction nationale ne fonctionnera tout simplement pas, en plus dâĂȘtre politiquement impossible Ă faire passer en premier lieu. Les palĂ©o-libertariens pro-choice peuvent dire aux pro-life : ââĂcoutez, une interdiction nationale est sans espoir. ArrĂȘtez dâessayer de faire passer un amendement sur la vie humaine dans la Constitution. Au lieu de cela, pour cette raison et bien dâautres, nous devrions dĂ©centraliser radicalement les dĂ©cisions politiques et judiciaires dans ce pays ; nous devrions mettre fin au despotisme de la Cour suprĂȘme et du systĂšme judiciaire fĂ©dĂ©ral ; et ramener les dĂ©cisions politiques aux niveaux Ă©tatique et localââ. Les partisans du droit Ă lâavortement devraient donc espĂ©rer que lâarrĂȘt Roe v. Wade sera un jour renversĂ© et que les questions dâavortement seront renvoyĂ©es aux niveaux Ă©tatique et local â plus la dĂ©centralisation sera grande, mieux ce sera. Que le Kentucky et le Missouri restreignent ou interdisent lâavortement, tandis que la Californie et New York conservent le droit Ă lâavortement. EspĂ©rons quâun jour, des localitĂ©s de chaque Ătat prendront de telles dĂ©cisions. Le conflit sera alors largement dĂ©samorcĂ©. Celles qui veulent avorter ou pratiquer lâavortement pourront dĂ©mĂ©nager ou voyager en Californie (ou dans le comtĂ© de Marin) ou Ă New York (ou dans le West Side de Manhattan) ».
En dâautres termes, en renvoyant la question de la lĂ©galitĂ© de lâavortement Ă lâĂ©chelon local, on dĂ©samorce une querelle qui pourrait ĂȘtre un obstacle majeur Ă lâalliance entre les anarcho-capitalistes et cette « droite chrĂ©tienne [qui] compte de nombreuses personnes merveilleuses », alliance Ă laquelle Rothbard Ćuvre depuis tant dâannĂ©es. LâhabiletĂ© est double. Outre quâelle Ă©vite la gageure de devoir fonder sur des principes libertariens lâinterdiction de lâavortement, elle renvoie Ă un courant puissant au sein de la droite amĂ©ricaine, Ă savoir le rejet de lâĂtat fĂ©dĂ©ral et la dĂ©fense des Ătats fĂ©dĂ©rĂ©s. Ces derniers semblent Ă tout prendre moins dangereux que « Washington D.C. » Ă un ennemi dĂ©clarĂ© de tout pouvoir politique comme lâest Rothbard. Câest pourquoi il ne cesse de dire quâil faut en « revenir au dixiĂšme amendement oubliĂ©39 », en attendant bien entendu que toute forme Ă©tatique puisse ĂȘtre dĂ©finitivement annihilĂ©e. Ce faisant, il rejoint le combat de la puissante Federalist Society, dont nous avons dĂ©jĂ eu lâoccasion de rappeler le rĂŽle crucial quâelle joue au sein de la droite amĂ©ricaine, puisquâelle travaille depuis sa crĂ©ation en 1982 Ă la victoire des idĂ©es conservatrices parmi les juristes amĂ©ricains, par le biais notamment dâune lecture « originaliste » de la Constitution.
Lâobsession du wokisme et la question des discriminations
âThe Religious Right. Toward a Coalitionâ, op. cit.
Womanâs Own, 31 octobre 1987.
SĂ©bastien CarĂ©, Les libertariens aux Ătats-Unis. Sociologie dâun mouvement asocial, op. cit.
Voir [en ligne]. On peut aussi se reporter Ă Matthew Hongoltz-Hetling, Chacun pour soi ! Libertariens, survivalistes, pro-armes… ours ! Lâhistoire vraie dâune citĂ© idĂ©ale, Ăditions Arthaud, 2023 ; et Ă TimothĂ©e Demeillers, Voyage au Liberland : gloire et dĂ©boires dâune aventure libertarienne au cĆur de lâEurope, Ăditions Marchialy, 2022.
Câest, dans le cĂ©lĂšbre roman dâAyn Rand, la petite vallĂ©e, situĂ©e quelque part dans les montagnes du Colorado, oĂč les grĂ©vistes emmenĂ©s par John Galt se sont regroupĂ©s, faisant sĂ©cession vis-Ă -vis dâune sociĂ©tĂ© quâils ne supportent plus parce quâelle heurte leurs principes individualistes radicaux.
âOn Resisting Evilâ, The Rothbard-Rockwell Report, septembre 1993.
Câest aussi le nom donnĂ© Ă lâun des chapitres de lâanthologie de ses tribunes parues dans le The Rothbard- Rockwell Report. Rothbard intitule significativement une de ses chroniques de 1992 âKulturkampf !â.
Si lâavortement occupe une place absolument centrale dans le combat de la droite religieuse amĂ©ricaine et constitue pour les palĂ©o-libertariens une hypothĂšque quâils ne peuvent pas ne pas lever sâils veulent concrĂ©tiser leur alliance stratĂ©gique avec les conservateurs, il est tout Ă fait intĂ©ressant de noter que les thĂšmes qui constituent aujourdâhui ce que lâon appelle la mouvance « woke » et que les courants populistes ont choisie comme leur ennemi prĂ©fĂ©rĂ© (le discours de Milei que nous publions en tĂ©moigne Ă lâenvi), Ă©taient dĂ©jĂ prĂ©sents il y a quarante ans. Ainsi, dĂšs la publication, en 1982, de son Ăthique de la libertĂ©, Rothbard sâen prend au « Nouveau Puritanisme » qui fait selon lui « bon mĂ©nage avec la Victimologie Officielle, puisquâil sâaccompagne dâune censure sociale, et mĂȘme lĂ©gale, contre certaines recherches scientifiques, ou lâexpression dâopinions qui pourraient, dans la terminologie officielle, ââheurterââ ou simplement âânĂ©gligerââ la sensibilitĂ© des CommunautĂ©s de victimes ». Il entend donc, dĂšs cette Ă©poque, mener un combat sans merci contre ce quâil appelle « la Nouvelle PensĂ©e Officielle », y mettant une « rudesse » et une « verve », dont il regrette quâelle ne soit « dĂ©sormais socialement permises que si elles ont pour cible le mĂąle blanc chrĂ©tien ». Soit la base mĂȘme de ce qui est devenu aujourdâhui lâĂ©lectorat de Donald Trump. Un Ă©lectorat blanc, masculin et chrĂ©tien que Rothbard reprochait dĂ©jĂ Ă la gauche libĂ©rale amĂ©ricaine de prĂ©senter comme le grand « Oppresseur » des Noirs, des natives, des femmes, des gays, ou mĂȘme tout simplement de « lâenvironnement ».
On le voit : tous les thĂšmes des contempteurs du « wokisme » sont dĂ©jĂ prĂ©sents, et Rothbard multiplie dans de trĂšs nombreux textes les attaques contre les mesures antidiscriminatoires, quâelles concernent les minoritĂ©s raciales aussi bien que sexuelles. Lâargument invoquĂ© est toujours celui de la libertĂ©, quâil sâagisse de la libertĂ© dâexpression pour justifier les propos racistes ou homophobes, ou de la libertĂ© de contrat pour condamner les mesures pĂ©nalisant les discriminations Ă lâembauche.
« La bataille se joue aujourdâhui sur un terrain trĂšs diffĂ©rent. Elle porte sur les lois ââanti-discriminatoiresââ, qui rendent illĂ©gaux le travail, l’embauche ou l’association en fonction de lâorientation sexuelle ou de lâanti-orientation sexuelle. Dans le cas des homosexuels, comme dans le cas des Noirs, des femmes, des hispaniques, des ââhandicapĂ©sââ et dâinnombrables autres groupes victimologiques visĂ©s par les mesures ââanti-discriminatoiresââ, on dĂ©couvre de nouveaux ââdroitsââ Ă©galitaires qui sont censĂ©s ĂȘtre appliquĂ©s par la majestĂ© de la loi. En premier lieu, ces ââdroitsââ sont inventĂ©s aux dĂ©pens des droits rĂ©els de chaque personne sur sa propre propriĂ©tĂ© ; en second lieu, tout ce discours sur les ââdroitsââ nâa aucune pertinence, puisque le problĂšme de lâembauche, du licenciement, de lâassociation, etc. est une question qui doit ĂȘtre rĂ©solue par les personnes et les institutions elles-mĂȘmes, sur la base de ce qui convient le mieux Ă lâorganisation concernĂ©e. Les ââdroitsââ nâont rien Ă voir avec cette affaire. TroisiĂšmement, la Constitution a Ă©tĂ© systĂ©matiquement pervertie pour abandonner un gouvernement minimal strictement limitĂ© au profit dâune croisade menĂ©e par les tribunaux fĂ©dĂ©raux pour multiplier et faire respecter ces faux droits jusquâau bout. Sur la faussetĂ© des discours sur les droits dans ces domaines : supposons que je dĂ©cide dâouvrir un restaurant chinois. Je prends la dĂ©cision commerciale consciente de nâembaucher que des serveurs chinois qui parlent chinois et anglais, car je veux attirer une clientĂšle majoritairement chinoise. Ne devrais-je pas avoir le droit dâutiliser ma propriĂ©tĂ© pour nâembaucher que des serveurs chinois ? Le mĂȘme type de dĂ©cision commerciale devrait ĂȘtre juste et ne pas ĂȘtre contestĂ© si je souhaite embaucher uniquement des hommes, uniquement des femmes, uniquement des Noirs, uniquement des blancs, uniquement des homosexuels, uniquement des hĂ©tĂ©ros, etc40 ».
La logique purement libertarienne de cette argumentation â que lâon retrouve dans la dĂ©fense dâune libertĂ© dâexpression absolue â peut paraĂźtre imparable, mais Ă lâunique condition quâon en accepte Ă©galement la conclusion logique. En effet, admettre que chacun puisse dire publiquement absolument tout ce quâil veut, ou bien exclure qui il entend de ses relations sociales, câest oublier que lâhomme, quâil le veuille ou non, vit en sociĂ©tĂ©, et que la question de la cohabitation entre individus nĂ©cessairement animĂ©s de valeurs et de projets de vie diffĂ©rents ne peut se rĂ©gler sur la seule base du droit Ă se dĂ©fendre en cas dâattaque physique (en vertu de lâaxiome de non-agression dĂ©jĂ Ă©voquĂ©). Admettre que chacun est libre dâexclure lâautre de sa sociabilitĂ© dĂšs lors que lâon ne porte pas atteinte Ă son intĂ©gritĂ© physique, câest entrer dans une logique de sĂ©grĂ©gation dont on ne voit pas trĂšs bien quelles sont les limites. Nous avons vu que les libertariens comme Rothbard sâaccommoderaient parfaitement de lâinterdiction de lâavortement dans certains Ătats, dĂšs lors que les femmes auraient la possibilitĂ© dâaller sâinstaller dans des Ătats ou des comtĂ©s qui continueraient de le pratiquer. Mais alors pourquoi ne pas imaginer Ă©galement que les Noirs amĂ©ricains, ou les Gays amĂ©ricains, ou les DĂ©mocrates, aillent tous sâinstaller en Californie ou Ă New York afin de pouvoir sây marier et y vivre selon les valeurs qui sont les leurs ? Selon une stricte logique libertarienne, cette sĂ©grĂ©gation de fait serait parfaitement acceptable, dans la mesure oĂč ils radicalisent la cĂ©lĂšbre dĂ©claration de Margaret Thatcher selon laquelle « la sociĂ©tĂ©, ça nâexiste pas », mais en revanche « il y a des hommes, des femmes et des familles41 ». Que le propos ait largement dĂ©passĂ© la pensĂ©e de Margaret Thatcher (qui Ă©tait plus conservatrice que libĂ©rale), câest lĂ un point qui pourrait ĂȘtre discutĂ©. Je doute en effet que lâancienne PremiĂšre ministre britannique ait jamais remis en cause le fait qu’il y eĂ»t une sociĂ©tĂ© britannique, par exemple lorsquâil sâest agi dâaller reconquĂ©rir les Malouines pour les restituer Ă la Couronne, mais lĂ nâest pas notre propos. Cette conception purement atomistique de la sociĂ©tĂ© est en revanche parfaitement conforme Ă une pensĂ©e libertarienne extrĂ©miste qui pousse jusquâau bout la logique de la souverainetĂ© absolue de lâindividu, au point dâaboutir Ă ce que SĂ©bastien CarĂ© a trĂšs justement appelĂ© un « mouvement asocial42 ». Ă ceci prĂšs quâune telle vision est purement et simplement fausse, puisque toute lâhistoire de lâhumanitĂ© la dĂ©ment. Ni plus ni moins. Nul en effet nâa jamais vu dans lâhistoire un quelconque Robinson sur son Ăźle, ni mĂȘme du reste une quelconque communautĂ© de Robinsons ayant dĂ©cidĂ© de cohabiter entre eux sur la stricte base dâun rĂšglement de copropriĂ©tĂ©. Car telle est bien lâutopie libertarienne, et comme toute utopie, elle est basĂ©e sur le rĂȘve et sur un pur dĂ©ni de rĂ©alitĂ©.
Ce qui ne veut pas dire que les fantasmagories ne puissent pas avoir de puissants effets sociaux. Sans mĂȘme parler des exotiques tentatives de militants anarcho-capitalistes pour fonder sur quelque Ăźle dĂ©serte ou territoire perdu un Liberland aux allures de Disneyland libertarien43, câest un fait que lâon voit dĂ©jĂ , çà et lĂ aux Ătats-Unis, certains citoyens quitter leur Ătat pour un autre afin de pouvoir nây cĂŽtoyer que des gens qui partagent leurs valeurs (chrĂ©tiennes conservatrices pour lâimmense majoritĂ© dâentre eux). Ils appliquent du reste lĂ une logique qui nâest pas trĂšs diffĂ©rente de celle qui a cours sur les rĂ©seaux sociaux, oĂč lâon peut choisir librement ses « amis », et exclure de son cercle social quiconque ne pense pas comme soi, crĂ©ant ainsi des bulles de filtres aux effets de radicalisation tout Ă fait redoutables. Mais comment ne pas voir quâil sâagit lĂ dâune logique terrifiante, qui contredit plusieurs principes libĂ©raux fondamentaux ? Dâabord, cette sĂ©grĂ©gation ne saurait ĂȘtre volontaire pour tout le monde, et obliger quelquâun Ă partir vivre ailleurs parce que les habitants de sa rĂ©gion dâorigine ne partagent pas ses valeurs ou ses idĂ©es et font rĂ©gner une pression morale devenue insupportable, câest violer purement et simplement un droit fondamental. De plus, entĂ©riner cette logique, câest aussi admettre pour la majoritĂ© le droit dâimposer ses idĂ©es Ă la minoritĂ©, ce qui lĂ encore est contraire au cĆur mĂȘme de la philosophie libĂ©rale, qui fait â nous lâavons dit â de la dĂ©fense des minoritĂ©s (et de la plus petite des minoritĂ©s quâest lâindividu) un principe intangible.
Enfin, comment ne pas voir que cette logique est porteuse dâun risque de guerre civile dĂšs lors que lâon renonce Ă ce qui fait lâessence mĂȘme de la loi dans un rĂ©gime de libertĂ© : permettre Ă des individus ayant des intĂ©rĂȘts et des choix de vie diffĂ©rents de cohabiter pacifiquement ?
Ce dilemme entre sĂ©grĂ©gation et guerre civile larvĂ©e est du reste parfaitement identifiĂ© et assumĂ© par Rothbard, qui a comme souvent le mĂ©rite dâaller au fond des choses. Il Ă©crit en effet dans un texte de septembre 1993, intitulĂ© : ââOn Resisting Evilââ :
« Dans les mouvements conservateurs et libertariens, il y a eu deux formes principales de capitulation, dâabandon de la cause. La forme la plus courante et la plus Ă©vidente est celle que nous connaissons tous trop bien : la capitulation. [âŠ] Dans cette forme, qui est courante dans le mouvement libertaire mais qui est Ă©galement rĂ©pandue dans certains secteurs du conservatisme, le militant dĂ©cide que la cause est sans espoir et abandonne en dĂ©cidant de quitter le monde corrompu et pourri, et de se retirer dâune maniĂšre ou dâune autre dans une communautĂ© pure et noble qui lui soit propre. Pour les Randiens, câest âle Ravin de Galt44â, tirĂ© du roman de Rand, Atlas Shrugged. Dâautres libertariens continuent de chercher Ă former une communautĂ© clandestine ; Ă ââcapturerââ une petite ville de lâOuest, Ă entrer dans la ââclandestinitĂ©ââ, dans la forĂȘt, ou mĂȘme Ă construire un nouveau pays libertaire sur une Ăźle, dans les collines, ou ailleurs. Les conservateurs ont leurs propres formes de retraitisme. Dans chaque cas, lâappel surgit dâabandonner le monde pervers et de former une petite communautĂ© alternative dans une retraite au fin fond des bois. Il y a longtemps, jâai qualifiĂ© cette vision de ââretraitismeââ. On pourrait qualifier cette stratĂ©gie de âânĂ©o-Amishââ, sauf que les Amish sont des agriculteurs productifs et que ces groupes, je le crains, nâatteignent jamais ce stade. [âŠ] Notre position devrait ĂȘtre, selon les mots cĂ©lĂšbres de Dos Passos, mĂȘme sâil les a prononcĂ©s en tant que marxiste, ââdâaccord, nous sommes deux nationsââ. LâAmĂ©rique telle quâelle existe aujourdâhui, ce sont deux nations : lâune est leur nation, la nation de lâennemi corrompu, de Washington D.C., de leur systĂšme scolaire public de lavage de cerveau, de leurs bureaucraties, de leurs mĂ©dias, et lâautre est notre nation, beaucoup plus grande, la nation majoritaire, la nation bien plus noble qui reprĂ©sente lâAmĂ©rique plus ancienne et plus vraie. Nous sommes la nation qui va gagner, qui va reprendre lâAmĂ©rique, peu importe le temps que cela prendra. Câest en effet un grave pĂ©chĂ© dâabandonner cette nation et cette AmĂ©rique sans victoire45 ».
Deux solutions, on le voit : la sĂ©cession Ă la mode John Galt, le hĂ©ros randien de La GrĂšve, ou bien lâaffrontement idĂ©ologique sans merci, avec la volontĂ© dĂ©terminĂ©e de gagner la bataille culturelle46 en imposant ses valeurs au camp minoritaire, selon une logique autoritaro-populiste parfaitement illibĂ©rale.
Discours de Javier Milei Ă Davos (janvier 2025)
Ce qui ne veut pas dire que lâArgentine n’ait pas connu des expĂ©riences Ă©conomiques que lâon peut qualifier de libĂ©rales. Mais nous avons suffisamment montrĂ© Ă quel point le libĂ©ralisme et lâanarcho-capitalisme ne peuvent en aucun cas ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme synonymes.
Juan Gonzalez, El Loco. Javier Milei, El Hombre que Obedece a su Perro, Ediciones PenĂnsula, 2024.
Pablo Stefanoni, « Javier Milei en 10 phrases choc : le palĂ©olibertarien qui veut prendre lâArgentine », op. cit.
Javier Milei, âCapitalism, Socialism, and the Neoclassical Trapâ, in D. Howden, P. Bagus, (eds), The Emergence of a Tradition. Essays in Honor of JesĂșs Huerta de Soto, Volume II. Palgrave Macmillan.
David Copello, « LâinquiĂ©tante Ă©trangetĂ© du prĂ©sident Milei », La Vie des idĂ©es, 12 dĂ©cembre 2023.
Cela nâa pas empĂȘchĂ© Javier Milei de promettre trĂšs rĂ©cemment au Simon Wiesenthal Center dâouvrir les archives liĂ©es aux rĂ©seaux clandestins qui ont permis Ă des milliers de nazis (dont Eichmann et Mengele), de fuir lâEurope aprĂšs la DeuxiĂšme Guerre mondiale et de se rĂ©fugier en AmĂ©rique latine (et notamment en Argentine).
Nous avons beaucoup insistĂ© jusquâici sur lâinfluence des idĂ©es libertariennes venues des Ătats-Unis dans lâespoir de mieux percevoir quelle est la cohĂ©rence profonde de la vision du monde et de la sociĂ©tĂ© que dĂ©veloppe Javier Milei, qui prĂ©side depuis 2023 aux destinĂ©es dâun pays dans lequel ces idĂ©es Ă©taient jusquâĂ son Ă©lection extraordinairement marginales47. Toutefois, avant de lire le discours que le prĂ©sident argentin a tenu Ă Davos en janvier 2025 et qui sâavĂšre parfaitement emblĂ©matique des thĂšses Ă©conomiques radicales et des valeurs conservatrices quâil dĂ©fend, il convient au prĂ©alable de prĂ©ciser quelques Ă©lĂ©ments de contexte, touchant Ă sa vie mĂȘme et Ă sa personnalitĂ© haute en couleurs, mais aussi Ă lâhistoire politique, si singuliĂšre, de son pays lâArgentine.
Intellectuel public connu pour ses redoutables talents de dĂ©batteur, il nâhĂ©site pas Ă recourir Ă lâinvective et Ă la grossiĂšretĂ©, multipliant les outrances au point de se forger une solide rĂ©putation dâanticonformisme, et mĂȘme dâexcentricitĂ©. Une rĂ©putation qui ne tient pas quâĂ son style provocateur, mais tout autant â sinon plus encore â aux idĂ©es disruptives quâil dĂ©fend publiquement, de la libĂ©ralisation de la vente dâarmes et dâorganes, Ă la privatisation des rues, en passant par la possibilitĂ© de crĂ©er, un jour, un marchĂ© libre pour la vente dâenfants.
SurnommĂ© El Loco48 (le fou), Milei fait figure de trublion antisystĂšme, suffisamment provocant pour oser qualifier le Pape (argentin, comme chacun sait, mais surtout contempteur des inĂ©galitĂ©s sociales engendrĂ©es par le capitalisme) dâ« idiot » et de « reprĂ©sentant du Malin sur terre49 ». Et ce, alors que lui-mĂȘme aime Ă citer la Bible pour Ă©tayer ses critiques envers lâĂtat, Ă lâimage du libertarien espagnol JesĂșs Huerta de Soto, Ă qui il a publiquement rendu hommage dans un ouvrage collectif paru en 202350. Milei a aussi exprimĂ© son dĂ©sir de se convertir au judaĂŻsme et de devenir ainsi le premier prĂ©sident juif dâArgentine. Lâhomme est par ailleurs un adepte fervent des sciences occultes, puisquâil se serait rapprochĂ© des sectateurs du paranormal Ă la suite de la mort de son chien en 2017, dĂ©cidant mĂȘme de faire cloner ce dernier, tout en essayant dâentrer en contact tĂ©lĂ©pathique avec lui51. Son animal de compagnie ne serait du reste pas son seul interlocuteur, puisquâil prĂ©tendrait entrer Ă©galement en contact avec certaines de ses idoles dĂ©cĂ©dĂ©es, comme les penseurs libertariens Ayn Rand et Murray Rothbard. De telles bizarreries pourraient Ă©videmment prĂȘter Ă sourire, si elles ne sâinscrivaient pas dans un pays, lâArgentine, oĂč les relations entre spirituel, paranormal et politique ne sont pas totalement inĂ©dites. Le pays a en effet connu un prĂ©cĂ©dent cĂ©lĂšbre en la personne du gĂ©nĂ©ral Juan PerĂłn qui, quelques semaines avant le dĂ©cĂšs de sa deuxiĂšme Ă©pouse, Eva, la fit dĂ©clarer par le CongrĂšs « Cheffe Spirituelle de la Nation », avant de faire embaumer son corps pour pouvoir lâexposer dans un mausolĂ©e public. Le coup dâĂtat militaire de 1955 empĂȘchera la rĂ©alisation de ce projet mais le mĂȘme PerĂłn, redevenu prĂ©sident aprĂšs 18 ans dâexil, prit comme secrĂ©taire personnel, JosĂ© LĂłpez Rega, un homme bien connu pour ses affinitĂ©s avec le spiritisme et lâastrologie. Celui qui Ă©tait alors surnommĂ© El Brujo (le sorcier) eut un ascendant considĂ©rable sur le chef de lâĂtat qui, comme nous allons le voir, a laissĂ© une marque indĂ©lĂ©bile sur lâhistoire de son pays.
Mais revenons-en Ă Javier Milei. Lâintellectuel mĂ©diatique et iconoclaste dĂ©cide de sâengager dans la politique active en 2020. Quelques mois plus tĂŽt, en aoĂ»t 2019, il avait rejoint le « Parti libertarien » (Partido Libertario), créé un an plus tĂŽt. En septembre 2021, Milei crĂ©e la surprise dans la province de Buenos Aires en rassemblant 13,7% des voix, lors des primaires, Ă lâissue dâune campagne durant laquelle il a inlassablement dĂ©noncĂ© une « caste politique » constituĂ©e de « politiques inutiles, parasites, qui nâont jamais travaillĂ© ». Semblant appliquer rigoureusement la stratĂ©gie populiste thĂ©orisĂ©e par son idole Rothbard, le discours de Javier Milei trouve alors un Ă©cho certain, aussi bien chez les Ă©lecteurs de la droite radicale que dans les classes populaires Ă©puisĂ©es par la crise Ă©conomique. Autant de citoyens exaspĂ©rĂ©s qui plus est par des mois de confinement, et qui se laissent volontiers sĂ©duire par cet outsider dans lequel ils veulent voir une alternative aux partis traditionnels, dont ils estiment quâils ont failli.
Devenu dĂ©putĂ© en dĂ©cembre 2021, Milei trouve une nouvelle maniĂšre de transgresser les rĂšgles du jeu politique traditionnel et de faire parler de lui en mettant en jeu chaque mois son salaire, lors dâune tombola gĂ©ante, Ă laquelle participent plus dâun million dâArgentins. En 2023, il est candidat Ă lâĂ©lection prĂ©sidentielle avec un programme radical, prĂ©voyant notamment la diminution drastique des dĂ©penses publiques. Il apparaĂźt ainsi en meeting, une tronçonneuse Ă la main, afin de symboliser sa farouche volontĂ© de tailler de maniĂšre drastique dans les dĂ©penses publiques, en commençant par supprimer certains ministĂšres inutiles (comme celui de lâĂducation et celui de la SantĂ©âŠ). Il promet Ă©galement la suppression de la Banque centrale et la dollarisation de lâĂ©conomie argentine afin de vaincre le mal endĂ©mique argentin quâest lâinflation. Il crĂ©e enfin la polĂ©mique en choisissant comme colistiĂšre Victoria Villarruel, incarnation de la droite dure, rĂ©guliĂšrement accusĂ©e de nier les crimes de la dictature militaire sanglante des annĂ©es 1976-198352.
Au soir du premier tour de lâĂ©lection prĂ©sidentielle, le 22 octobre 2023, Milei arrive en deuxiĂšme position, avec 29,99% des voix, derriĂšre le centriste Sergio Massa, soutenu par la coalition pĂ©roniste sortante. Le candidat libertarien sâallie alors avec la droite conservatrice en vue du second tour, rompant ainsi avec sa stratĂ©gie dĂ©gagiste antĂ©rieure, qui englobait droite traditionnelle et gauche pĂ©roniste dans son rejet de la « caste » politique. Cette stratĂ©gie dâalliance est alors vĂ©cue comme une trahison par une partie de ses troupes, mais elle lui permet nĂ©anmoins de lâemporter confortablement, avec plus de 55% des voix, faisant dĂ©mentir les sondages qui annonçaient un scrutin serrĂ©.
Un pays marquĂ© par lâhĂ©ritage populiste du pĂ©ronisme
Il a exercé trois mandats : 1946-1952, 1952-1955 et 1973-1974 (date de sa mort).
Il ne fut dâailleurs jamais un phĂ©nomĂšne de classe puisquâil a toujours cherchĂ© Ă rĂ©concilier les couches populaires et la bourgeoisie active en les unifiant par un discours nationaliste.
Candidat au premier tour de lâĂ©lection prĂ©sidentielle de 2003, lâancien prĂ©sident Carlos Menem propose alors un plan de dollarisation de lâĂ©conomie argentine, ce qui ne lâempĂȘche pas de recueillir plus de 24% des voix. Câest lĂ , on le sait, une idĂ©e qui sera reprise par Javier Milei, qui considĂšre que « le premier mandat de Menem a Ă©tĂ© le meilleur de toute lâhistoire argentine ». Cf. Pablo Stefanoni, « Javier Milei en 10 phrases⊠», op. cit.
Le fait est que le libéralisme et la démocratie ont toujours eu des relations compliquées, comme le montre trÚs bien le lumineux petit livre de Norberto Bobbio, Libéralisme et Démocratie, Paris, éditions du Cerf, 1996.
On ne peut ni comprendre cette victoire de Javier Milei ni la radicalitĂ© des idĂ©es qui lâont portĂ© au pouvoir, si lâon ne se souvient pas que lâArgentine est un pays dont lâhistoire politique est tout Ă fait singuliĂšre, avec un passĂ© populiste qui nâest pas sans importance, sâagissant notamment de la question centrale du rĂŽle de lâĂtat dans lâĂ©conomie. De fait, la victoire surprise de Javier Milei ne peut sâentendre si lâon ne tient pas compte du contexte Ă©conomique et politique particulier dans lequel elle a eu lieu. Le contexte immĂ©diat dâabord, avec une situation Ă©conomique dĂ©sastreuse marquĂ©e par un taux de pauvretĂ© dĂ©passant les 40%, une inflation galopante â une plaie trĂšs ancienne en Argentine, mais que le pays nâavait plus connue Ă un tel degrĂ© de gravitĂ© depuis les annĂ©es 1990 â, ainsi quâune dette publique abyssale. Le contexte politique ensuite, qui suppose de prendre un peu de recul historique. Milei succĂšde au prĂ©sident Alberto FernĂĄndez en battant au second tour Sergio Massa, soit deux hommes qui incarnent un courant politique protĂ©iforme mais essentiel dans lâhistoire politique argentine : le pĂ©ronisme.
Il ne saurait ĂȘtre question dâen retracer lâhistoire, fĂ»t-ce de maniĂšre succincte, mais quelques rappels sont nĂ©anmoins nĂ©cessaires tant nous avons affaire ici Ă une spĂ©cificitĂ© argentine dĂ©cisive pour comprendre la rupture que reprĂ©sente la victoire de Milei. Incarnation la plus fameuse du populisme latino-amĂ©ricain, le pĂ©ronisme renvoie dâabord Ă une figure historique, Juan Domingo PerĂłn (1895-1974), un militaire devenu PrĂ©sident Ă trois reprises53 en sâappuyant sur les masses populaires face Ă une armĂ©e encline en AmĂ©rique latine Ă soutenir les intĂ©rĂȘts des classes possĂ©dantes au nom de lâordre social. Entre 1946 et 1949, Juan PerĂłn organisa une redistribution sociale massive en faveur des classes populaires, et gagna ainsi rapidement le soutien des plus modestes, et notamment des ouvriers. La revendication de justice sociale fut donc un puissant moteur du pĂ©ronisme qui a toujours cherchĂ© Ă sâappuyer directement sur le peuple, instaurant une forme de pouvoir charismatique, au point dâincarner comme nul autre le paradigme populiste latino-amĂ©ricain. Mais si Juan PerĂłn a privilĂ©giĂ© sa relation avec les masses, il a Ă©tĂ© puissamment aidĂ© dans cette entreprise par sa seconde Ă©pouse, Eva. DĂ©cĂ©dĂ©e dâune leucĂ©mie en 1952, cette derniĂšre (surnommĂ©e « Evita ») fut adulĂ©e par une partie de la population, de son vivant et aprĂšs sa mort, au point quâil nâest pas exagĂ©rĂ© de parler Ă son propos dâun vĂ©ritable culte de la personnalitĂ©. Reste que la doctrine pĂ©roniste a aussi Ă©tĂ© une modalitĂ© de la modernisation de lâArgentine, avec la promotion de lâindustrie face aux intĂ©rĂȘts des grands propriĂ©taires terriens, lâaffirmation dâun Ătat fort et centralisĂ©, et la revendication dâune neutralitĂ© internationale, puisque le pĂ©ronisme entendait reprĂ©senter une troisiĂšme voie entre capitalisme et socialisme. RenversĂ© par un putsch militaire en 1955, PerĂłn fut condamnĂ© Ă lâexil mais parvint Ă se faire réélire en 1973, avant de mourir un an plus tard. Sa troisiĂšme Ă©pouse, Isabel, lui succĂ©da alors en tant que vice-prĂ©sidente, et poursuivit son Ćuvre politique en sâappuyant sur le parti quâil avait créé en 1947 et qui prit le nom de « parti justicialiste » en 1971. LâexpĂ©rience fut interrompue par la dictature militaire qui dura de 1976 Ă 1983, faisant plus de 30.000 « disparus », sans oublier la dĂ©sastreuse guerre des Malouines qui provoqua sa chute. AprĂšs le retour de la dĂ©mocratie, le pĂ©ronisme connut une profonde transformation puisquâil sâincarna aussi bien dans des expĂ©riences Ă©conomiquement libĂ©rales (comme entre 1989 et 1999 sous la prĂ©sidence de Carlos Menem) que dans des expĂ©riences de gauche (comme entre 2003 et 2015 avec les gouvernements de Nestor et Cristina Kirchner). On le voit, le pĂ©ronisme est un phĂ©nomĂšne politique relativement complexe quâil est assez difficile de situer sur lâĂ©chiquier politique54. Reste que son hĂ©ritage populiste (qui est un phĂ©nomĂšne plus large propre Ă toute une partie de lâAmĂ©rique latine) et Ă©conomique (avec des problĂšmes endĂ©miques comme lâinflation) est essentiel pour comprendre le sens de lâĂ©lection de Milei.
De ce point de vue, il serait insuffisant de dire que ce dernier est simplement « anti-pĂ©roniste ». En effet, Milei admet volontiers ĂȘtre un admirateur du premier mandat de Carlos Menem, lorsque celui-ci a engagĂ© au dĂ©but des annĂ©es 1990 une politique « nĂ©o-libĂ©rale » destinĂ©e Ă lutter drastiquement contre lâinflation en imposant une paritĂ© fixe entre le peso argentin et le dollar55. Reste que cette cure libĂ©rale a provoquĂ© une trĂšs vive rĂ©action populaire, conduisant une partie de la gauche argentine Ă adopter le slogan dĂ©gagiste « quâils sâen aillent tous ! », montrant par lĂ -mĂȘme que la dĂ©nonciation virulente de la caste politique au pouvoir nâest, en Argentine, ni une invention de Milei, ni lâapanage de lâextrĂȘme droite.
Il est un dernier point, qui mĂ©rite dâĂȘtre signalĂ©. Câest le fait que Javier Milei a adoptĂ© une vision dĂ©cadentiste de lâArgentine, invoquant frĂ©quemment lâĂąge dâor du pays, pour le situer avant⊠1916. Câest-Ă -dire durant la pĂ©riode dite de la « RĂ©publique conservatrice » (1880-1916), pendant laquelle lâĂ©conomie du pays se dĂ©veloppa fortement, au point de figurer alors parmi les dix premiĂšres puissances mondiales en termes de PIB. Cette prospĂ©ritĂ© Ă©tait fondĂ©e sur la conquĂȘte de vastes terres agricoles encore vierges, mais aussi sur la modernisation de lâĂ©conomie Ă la faveur dâune intĂ©gration poussĂ©e dans lâĂ©conomie mondiale (câest lâĂ©poque de ce que les historiens appellent la « premiĂšre mondialisation »), avec un dĂ©veloppement substantiel des investissements Ă©trangers et des exportations (surtout agricoles). Sans oublier lâarrivĂ©e massive dâimmigrants europĂ©ens. On comprend que cette pĂ©riode puisse susciter la nostalgie dâun Javier Milei, qui juge que cette prospĂ©ritĂ© Ă©tait dâabord le rĂ©sultat dâun Ătat modeste, sachant se cantonner Ă ses missions rĂ©galiennes, laissant les acteurs privĂ©s libres dâengager la modernisation du pays. Au risque de fortes inĂ©galitĂ©s sociales, et mĂȘme si lâĂ©conomie Ă©chouait Ă prendre le chemin de lâindustrialisation, sâorientant vers lâexportation quasi exclusive de matiĂšres premiĂšres, notamment agricoles. DĂ©finir lâArgentine dâavant 1916 comme un Ăąge dâor, câest enfin oublier que cette date est aussi celle de lâinstauration du suffrage universel. Comme si la dĂ©mocratie Ă©tait une partie du problĂšme56.
JAVIER MILEI â Discours prononcĂ© Ă Davos, le 25 janvier 2025
« Bonjour Ă tous. Combien de choses ont changĂ© en si peu de temps ! Il y a un an, je me tenais ici, devant vous, dans la solitude, et jâai dit quelques vĂ©ritĂ©s sur lâĂ©tat du monde occidental qui ont Ă©tĂ© accueillies avec surprise et Ă©tonnement par une grande partie de lâestablishment politique, Ă©conomique et mĂ©diatique occidental. Et je dois admettre que, dans un sens, je comprends. Un prĂ©sident dâun pays qui, en raison dâun Ă©chec Ă©conomique systĂ©matique pendant plus de 100 ans, de positions pusillanimes dans les principaux conflits mondiaux et dâune fermeture au commerce, a perdu pratiquement toute pertinence internationale au fil des ans⊠Un prĂ©sident de ce pays monte Ă cette tribune et dit au monde entier quâils ont tort, quâils vont Ă lâĂ©chec, que lâOccident sâest Ă©garĂ© et quâil faut le remettre sur la bonne voie. Un prĂ©sident de ce pays, lâArgentine, qui nâĂ©tait pas un homme politique, qui nâavait aucun soutien lĂ©gislatif, qui nâavait aucun soutien de la part des gouverneurs, des hommes dâaffaires ou des groupes de mĂ©dias. Dans ce discours, ici, devant vous, je vous ai dit que câĂ©tait le dĂ©but dâune nouvelle Argentine, que lâArgentine avait Ă©tĂ© infectĂ©e par le socialisme pendant trop longtemps et quâavec nous, elle allait embrasser Ă nouveau les idĂ©es de la libertĂ©, un modĂšle que nous rĂ©sumons dans la dĂ©fense de la vie, de la libertĂ© et de la propriĂ©tĂ© privĂ©e. Je vous ai Ă©galement dit quâen un sens, lâArgentine Ă©tait le spectre du futur NoĂ«l de lâOccident, car nous avions dĂ©jĂ vĂ©cu tout ce que vous viviez et nous savions dĂ©jĂ comment cela se terminerait. Un an plus tard, je dois dire que je ne me sens plus si seul, je ne me sens plus si seul parce que le monde a embrassĂ© lâArgentine. LâArgentine est devenue un exemple mondial de responsabilitĂ© fiscale, de respect de nos obligations, de la façon de mettre fin au problĂšme de lâinflation et aussi dâune nouvelle façon de faire de la politique, qui consiste Ă dire la vĂ©ritĂ© en face des gens et Ă faire confiance aux gens pour quâils comprennent.
Je ne me sens pas non plus seul, car tout au long de cette annĂ©e, jâai pu trouver des camarades dans cette lutte pour les idĂ©es de la libertĂ© aux quatre coins de la planĂšte. Du merveilleux Elon Musk Ă la fĂ©roce dame italienne, ma chĂšre amie, Giorgia Meloni ; de Bukele au Salvador Ă Victor OrbĂĄn en Hongrie ; de Benjamin Netanyahou en IsraĂ«l Ă Donald Trump aux Ătats-Unis. Lentement, une alliance internationale de toutes les nations qui veulent ĂȘtre libres et qui croient aux idĂ©es de libertĂ© sâest formĂ©e. Et lentement, ce qui semblait ĂȘtre une hĂ©gĂ©monie mondiale absolue de la gauche en politique, dans les institutions Ă©ducatives, dans les mĂ©dias, dans les organismes supranationaux ou dans des forums tels que Davos, sâest fissurĂ© et lâespoir pour les idĂ©es de la libertĂ© commence Ă Ă©merger. Je suis ici aujourdâhui pour vous dire que notre bataille nâest pas gagnĂ©e, que si lâespoir renaĂźt, il est de notre devoir moral et de notre responsabilitĂ© historique de dĂ©manteler lâĂ©difice idĂ©ologique du wokisme maladif. Tant que nous nâaurons pas rĂ©ussi Ă reconstruire notre cathĂ©drale historique, tant que nous nâaurons pas rĂ©ussi Ă faire en sorte que la majoritĂ© des pays occidentaux embrasse Ă nouveau les idĂ©es de libertĂ©, tant que nos idĂ©es ne seront pas devenues la monnaie courante dans les couloirs dâĂ©vĂ©nements comme celui-ci, nous ne pouvons pas abandonner car, je dois le dire, des forums comme celui-ci ont Ă©tĂ© les protagonistes et les promoteurs du sinistre agenda du wokisme qui fait tant de mal Ă lâOccident. Si nous voulons changer, si nous voulons vraiment dĂ©fendre les droits des citoyens, nous devons commencer par leur dire la vĂ©ritĂ©. Et la vĂ©ritĂ©, câest quâil y a quelque chose de profondĂ©ment erronĂ© dans les idĂ©es qui ont Ă©tĂ© promues dans des forums comme celui-ci. Je voudrais prendre quelques minutes, aujourdâhui, pour en discuter. Peu de gens aujourdâhui nient que le vent du changement souffle sur lâOccident. Il y a ceux qui rĂ©sistent au changement, ceux qui lâacceptent Ă contrecĆur mais qui finissent par lâaccepter, les nouveaux convertis qui apparaissent lorsquâils le considĂšrent comme inĂ©vitable et, enfin, ceux dâentre nous qui se sont battus toute leur vie pour son avĂšnement. Chacun dâentre vous saura dans quel groupe il se reconnaĂźt, il y a sĂ»rement un peu de chaque dans cette assemblĂ©e, mais tous reconnaĂźtront certainement que le temps du changement frappe Ă la porte. Les moments de changement historique ont une particularitĂ© : ce sont des moments oĂč les formules en place depuis des dĂ©cennies sont Ă©puisĂ©es, oĂč les façons de faire qui Ă©taient considĂ©rĂ©es comme uniques cessent dâavoir un sens et oĂč ce qui, pour beaucoup, Ă©tait des vĂ©ritĂ©s incontestables est finalement remis en question. Câest une Ă©poque oĂč les rĂšgles sont réécrites et oĂč lâon rĂ©compense ceux qui ont le courage de prendre des risques. Mais une grande partie du monde libre prĂ©fĂšre encore le confort du connu, mĂȘme si câest la mauvaise voie, et sâobstine Ă appliquer les recettes de lâĂ©chec. Et la grande enclume qui apparaĂźt comme un dĂ©nominateur commun dans les pays et les institutions qui Ă©chouent, câest le virus mental de lâidĂ©ologie woke. Câest la grande Ă©pidĂ©mie de notre Ă©poque quâil faut soigner, câest le cancer quâil faut Ă©liminer. Cette idĂ©ologie a colonisĂ© les institutions les plus importantes du monde, depuis les partis et les Ătats des pays libres de lâOccident jusquâaux organisations de gouvernance mondiale, en passant par les institutions non gouvernementales, les universitĂ©s et les mĂ©dias, et a façonnĂ© le cours de la conversation mondiale au cours des derniĂšres dĂ©cennies. Tant que nous nâaurons pas Ă©liminĂ© cette idĂ©ologie aberrante de notre culture, de nos institutions et de nos lois, la civilisation occidentale et mĂȘme lâespĂšce humaine ne pourront pas retrouver la voie du progrĂšs quâexige notre esprit pionnier. Il est indispensable de briser ces chaĂźnes idĂ©ologiques si nous voulons entrer dans un nouvel Ăąge dâor. Câest pourquoi je souhaite consacrer quelques minutes aujourdâhui Ă briser ces chaĂźnes, mais parlons dâabord de ce pour quoi nous nous battons. LâOccident reprĂ©sente le sommet de lâespĂšce humaine, le terreau fertile de son hĂ©ritage grĂ©co-romain et de ses valeurs judĂ©o-chrĂ©tiennes a plantĂ© les graines de quelque chose dâinĂ©dit dans lâhistoire. En sâimposant dĂ©finitivement face Ă lâabsolutisme, une nouvelle Ăšre de lâexistence humaine sâest ouverte. Dans ce nouveau cadre moral et philosophique qui plaçait la libertĂ© individuelle au-dessus des caprices du tyran, lâOccident a pu libĂ©rer la capacitĂ© crĂ©atrice de lâhumanitĂ©, lançant un processus de crĂ©ation de richesses jamais vu auparavant. Les donnĂ©es parlent dâelles-mĂȘmes : jusquâen 1800, le PIB mondial par habitant est restĂ© pratiquement constant. Toutefois, Ă partir du xIxe siĂšcle et grĂące Ă la rĂ©volution industrielle, le PIB par habitant a Ă©tĂ© multipliĂ© par 20, ce qui a permis Ă 90% de la population mondiale de sortir de la pauvretĂ© alors que la population avait Ă©tĂ© multipliĂ©e par huit. Cela nâa Ă©tĂ© possible que grĂące Ă une convergence de valeurs fondamentales, le respect de la vie, de la libertĂ© et de la propriĂ©tĂ©, qui a rendu possible le libre-Ă©change, la libertĂ© dâexpression, la libertĂ© de religion et les autres piliers de la civilisation occidentale. Ă cela sâajoute notre esprit faustien, inventif, explorateur, pionnier, qui teste sans cesse les limites du possible. Un esprit pionnier qui est aujourdâhui reprĂ©sentĂ©, entre autres, par mon cher ami Elon Musk, qui a Ă©tĂ© injustement vilipendĂ© par le wokisme, ces derniĂšres heures, pour un geste innocent qui ne fait que signifier sa gratitude envers le peuple. En rĂ©sumĂ©, nous avons inventĂ© le capitalisme sur la base de lâĂ©pargne, de lâinvestissement, du travail, du rĂ©investissement et du travail acharnĂ©. Nous avons permis Ă chaque travailleur de multiplier sa productivitĂ© par 10, 100 ou mĂȘme 1000, dĂ©jouant ainsi le piĂšge malthusien. Cependant, Ă un moment donnĂ© du xxe siĂšcle, nous nous sommes Ă©garĂ©s et les principes libĂ©raux qui nous avaient rendus libres et prospĂšres ont Ă©tĂ© trahis. Une nouvelle classe politique, sous des idĂ©ologies collectivistes, et profitant des moments de crise, a vu une occasion parfaite dâaccumuler du pouvoir. Toute la richesse créée par le capitalisme jusquâalors et Ă lâavenir serait redistribuĂ©e dans le cadre dâun plan centralisĂ©, donnant ainsi le coup dâenvoi dâun processus dont nous subissons aujourdâhui les consĂ©quences dĂ©sastreuses. Poussant un programme socialiste, mais opĂ©rant insidieusement au sein du paradigme libĂ©ral, cette nouvelle classe politique a dĂ©formĂ© les valeurs du libĂ©ralisme. Elle a remplacĂ© la libertĂ© par la libĂ©ration, en utilisant le pouvoir coercitif de lâĂtat pour distribuer la richesse créée par le capitalisme. Leur justification Ă©tait lâidĂ©e sinistre, injuste et aberrante de justice sociale, complĂ©tĂ©e par des cadres thĂ©oriques marxistes visant Ă libĂ©rer lâindividu de ses besoins. Et au cĆur de ce nouveau systĂšme de valeurs, le postulat fondamental selon lequel lâĂ©galitĂ© devant la loi ne suffit pas, car il existe des injustices de base cachĂ©es qui doivent ĂȘtre corrigĂ©es, reprĂ©sente une mine dâor pour les bureaucrates qui aspirent Ă la toute-puissance. VoilĂ ce quâest fondamentalement le wokisme, le rĂ©sultat de lâinversion des valeurs occidentales. Chacun des piliers de notre civilisation a Ă©tĂ© transformĂ© en une version dĂ©formĂ©e de lui-mĂȘme par lâintroduction de divers mĂ©canismes de sa version culturelle. Des droits nĂ©gatifs Ă la vie, Ă la libertĂ© et Ă la propriĂ©tĂ©, nous sommes passĂ©s Ă un nombre artificiellement infini de droits positifs. Ce fut dâabord lâĂ©ducation, puis le logement, et de lĂ , des choses dĂ©risoires comme lâaccĂšs Ă Internet, au football tĂ©lĂ©visĂ©, au théùtre, aux soins esthĂ©tiques et Ă une foule dâautres dĂ©sirs ont Ă©tĂ© transformĂ©s en droits humains fondamentaux, des droits que, bien sĂ»r, quelquâun doit payer. Et qui ne peuvent ĂȘtre garantis que par lâexpansion infinie de lâĂtat aberrant. En dâautres termes, du concept de libertĂ© comme protection fondamentale de lâindividu contre lâintervention du tyran, nous sommes passĂ©s au concept de libĂ©ration par lâintervention de lâĂtat. Câest sur cette base que sâest construit le wokisme, un rĂ©gime de pensĂ©e unique, soutenu par diffĂ©rentes institutions dont le but est de criminaliser la dissidence. Le fĂ©minisme, la diversitĂ©, lâinclusion, lâĂ©galitĂ©, lâimmigration, lâavortement, lâenvironnementalisme, lâidĂ©ologie du genre, entre autres, sont autant de tĂȘtes dâune mĂȘme crĂ©ature dont le but est de justifier lâavancĂ©e de lâĂtat par lâappropriation et la dĂ©formation de nobles causes. Examinons-en quelques-unes. Le fĂ©minisme radical est une distorsion du concept dâĂ©galitĂ© et, mĂȘme dans sa version la plus bienveillante, il est redondant, puisque lâĂ©galitĂ© devant la loi existe dĂ©jĂ en Occident. Tout le reste nâest que recherche de privilĂšges, et câest ce que le fĂ©minisme radical vise en rĂ©alitĂ©, en opposant une moitiĂ© de la population Ă lâautre alors quâelles devraient ĂȘtre du mĂȘme cĂŽtĂ©. Nous allons mĂȘme jusquâĂ normaliser le fait que, dans de nombreux pays prĂ©tendument civilisĂ©s, si vous tuez une femme, cela sâappelle un fĂ©minicide, et que cela entraĂźne une peine plus lourde que si vous tuez un homme, simplement en raison du sexe de la victime. Inscrire de fait dans la loi que la vie dâune femme vaut plus que celle dâun homme, brandir lâĂ©tendard de lâĂ©cart de rĂ©munĂ©ration entre les hommes et les femmes⊠Lorsque lâon examine les donnĂ©es, il est clair quâil nây a pas dâinĂ©galitĂ© pour une mĂȘme tĂąche, mais que la plupart des hommes ont tendance Ă avoir des mĂ©tiers qui payent mieux que la plupart des femmes. Pourtant, ils ne se plaignent pas que la majoritĂ© des prisonniers soient des hommes, ni que la majoritĂ© des plombiers soient des hommes, ni que la majoritĂ© des victimes de vols ou de meurtres soient des hommes, et encore moins que la majoritĂ© des personnes tuĂ©es dans les guerres soient des hommes. Mais si lâon soulĂšve ces questions, nous sommes traitĂ©s de misogynes dans les mĂ©dias ou mĂȘme dans ce forum, simplement pour avoir dĂ©fendu un principe Ă©lĂ©mentaire de la dĂ©mocratie moderne et de lâĂtat de droit, Ă savoir lâĂ©galitĂ© devant la loi et les donnĂ©es. Le wokisme se manifeste en outre dans le sinistre Ă©cologisme radical et la banniĂšre du changement climatique. PrĂ©server notre planĂšte pour les gĂ©nĂ©rations futures est une question de bon sens â personne ne veut vivre dans une poubelle. Mais lĂ encore, le wokisme a rĂ©ussi Ă pervertir cette idĂ©e Ă©lĂ©mentaire de prĂ©servation de lâenvironnement pour le plaisir des ĂȘtres humains, et nous sommes passĂ©s Ă un environnementalisme fanatique oĂč lâhomme est un cancer quâil faut Ă©liminer, et oĂč le dĂ©veloppement Ă©conomique nâest rien de moins quâun crime contre la nature. Cependant, lorsque lâon affirme que la Terre a dĂ©jĂ connu cinq cycles de changements brusques de tempĂ©rature et que, dans quatre dâentre eux, lâhomme nâexistait mĂȘme pas, on nous traite de complotiste afin de discrĂ©diter nos idĂ©es, sans tenir compte du fait que la science et les donnĂ©es sont de notre cĂŽtĂ©. Ce nâest pas une coĂŻncidence si ces mĂȘmes personnes sont les principaux promoteurs de lâagenda sanguinaire et meurtrier de lâavortement, un agenda conçu sur la base du postulat malthusien selon lequel la surpopulation dĂ©truira la terre et que nous devons donc mettre en Ćuvre un mĂ©canisme de contrĂŽle de la population. En rĂ©alitĂ©, ce principe a dĂ©jĂ Ă©tĂ© adoptĂ©, Ă tel point que le taux de croissance de la population sur la planĂšte commence aujourdâhui Ă poser un problĂšme. Quelle tĂąche ils se sont assignĂ©e avec ces aberrations de lâavortement ! Depuis ces forums est promu lâagenda LGBT, voulant nous imposer que les femmes sont des hommes et que les hommes ne sont des femmes que si câest ainsi quâils sâautoperçoivent, et ils ne disent rien lorsquâun homme se dĂ©guise en femme et tue son rival sur un ring de boxe ou lorsquâun prisonnier prĂ©tend ĂȘtre une femme et finit par violer toutes les femmes qui croisent son chemin en prison. Sans aller plus loin, il y a quelques semaines, le cas de deux homosexuels amĂ©ricains qui, en arborant le drapeau de la diversitĂ© sexuelle, ont Ă©tĂ© condamnĂ©s Ă 100 ans de prison pour avoir abusĂ© et filmĂ© leurs enfants adoptifs pendant plus de deux ans, a fait la une des journaux du monde entier. Je tiens Ă prĂ©ciser que lorsque je parle dâabus, il ne sâagit pas dâun euphĂ©misme, car dans ses versions les plus extrĂȘmes, lâidĂ©ologie du genre constitue une vĂ©ritable maltraitance des enfants. Ce sont des pĂ©dophiles, je veux donc savoir qui ose cautionner ces comportements. Ils causent des dommages irrĂ©versibles Ă des enfants en bonne santĂ© par des traitements hormonaux et des mutilations, comme si un enfant de moins de cinq ans pouvait consentir Ă une telle chose. Et sâil arrivait que leur famille ne soit pas dâaccord, il y aurait toujours des agents de lâĂtat prĂȘts Ă intervenir au nom de ce quâils appellent lâintĂ©rĂȘt du mineur. Croyez-moi, les expĂ©riences scandaleuses menĂ©es aujourdâhui au nom de cette idĂ©ologie criminelle seront condamnĂ©es et comparĂ©es Ă celles qui ont eu lieu pendant les pĂ©riodes les plus sombres de notre histoire. Et pour couvrir cette multitude de pratiques abjectes, il y a lâĂ©ternelle victimisation toujours prĂȘte Ă lancer des accusations dâhomophobie ou de transphobie et autres inventions dont le seul but est de tenter de faire taire ceux qui dĂ©noncent ce scandale duquel les autoritĂ©s nationales et internationales sont complices. Dâautre part, dans nos entreprises, dans nos institutions publiques et dans nos universitĂ©s, le mĂ©rite a Ă©tĂ© Ă©cartĂ© par la doctrine de la diversitĂ©, ce qui implique une rĂ©gression vers les systĂšmes nobiliaires dâantan. On invente des quotas pour toutes les minoritĂ©s que les politiciens peuvent imaginer, ce qui ne fait que nuire Ă lâexcellence de ces institutions. Le wokisme a Ă©galement dĂ©naturĂ© la cause de lâimmigration. La libre circulation des biens et des personnes Ă©tant Ă la base du libĂ©ralisme, nous le savons bien, lâArgentine, les Ătats-Unis et bien dâautres pays ont Ă©tĂ© rendus grands par ces immigrants qui ont quittĂ© leur patrie Ă la recherche de nouvelles opportunitĂ©s. Cependant, de la tentative dâattirer des talents Ă©trangers pour promouvoir le dĂ©veloppement, nous sommes passĂ©s Ă une immigration de masse motivĂ©e non pas par lâintĂ©rĂȘt national mais par la culpabilitĂ©. LâOccident Ă©tant la cause supposĂ©e de tous les maux de lâhistoire, il devrait se racheter en ouvrant ses frontiĂšres au monde entier, ce qui aboutirait nĂ©cessairement Ă une colonisation inversĂ©e, qui sâapparente Ă un suicide collectif. Câest ce que lâon voit aujourdâhui Ă travers les images de hordes dâimmigrĂ©s abusant, violant ou tuant des citoyens europĂ©ens qui nâont commis que le pĂ©chĂ© de ne pas avoir adhĂ©rĂ© Ă une religion particuliĂšre. Mais quand on sâinterroge sur ces situations, on est taxĂ© de raciste, de xĂ©nophobe ou de nazi. Le wokisme a imprĂ©gnĂ© nos sociĂ©tĂ©s si profondĂ©ment, promu par des institutions telles que celle-ci, que lâidĂ©e mĂȘme de sexe a Ă©tĂ© remise en question par lâinfĂąme idĂ©ologie du genre. Cela a conduit Ă une intervention encore plus importante de lâĂtat par le biais dâune lĂ©gislation absurde, lâĂtat devant par exemple financer des hormones et des opĂ©rations chirurgicales dâun million de dollars pour se conformer Ă la perception que certains individus ont dâeux-mĂȘmes. Nous ne voyons que maintenant les effets dâune gĂ©nĂ©ration entiĂšre qui a mutilĂ© son corps, encouragĂ©e par une culture de la relativitĂ© sexuelle, et qui devra passer toute sa vie en traitement psychiatrique pour faire face Ă ce quâelle sâest infligĂ©e, mais personne ne dit rien sur ces questions. Non seulement cela, mais ils ont Ă©galement soumis la grande majoritĂ© Ă lâesclavage des perceptions erronĂ©es dâune infime majoritĂ© et, en plus, le wokisme cherche Ă prendre en otage notre avenir. En occupant les chaires des universitĂ©s les plus prestigieuses du monde, il forme les Ă©lites de nos pays Ă remettre en question et Ă nier la culture, les idĂ©es et les valeurs qui ont fait notre grandeur, endommageant ainsi davantage notre tissu social. Que reste-t-il pour lâavenir si nous apprenons Ă nos jeunes Ă avoir honte de notre passĂ© ? Tout cela a Ă©tĂ© incubĂ© et sâest dĂ©veloppĂ© de maniĂšre de plus en plus notoire au cours des derniĂšres dĂ©cennies, aprĂšs la chute du mur de Berlin, curieusement les pays libres ont commencĂ© Ă sâautodĂ©truire lorsquâils nâont plus eu dâadversaires Ă vaincre. La paix nous a rendus faibles, nous avons Ă©tĂ© vaincus par notre propre complaisance. Toutes ces aberrations et dâautres encore, que nous ne pouvons Ă©numĂ©rer pour des raisons de temps, sont ce qui menace lâOccident aujourdâhui et sont, malheureusement, les croyances que des institutions comme celle-ci ont promues pendant quarante ans. Personne ici ne peut prĂ©tendre ĂȘtre innocent. Vous avez vĂ©nĂ©rĂ© pendant des dĂ©cennies une idĂ©ologie sinistre et meurtriĂšre comme sâil sâagissait dâun veau dâor et avez remuĂ© ciel et terre pour lâimposer Ă lâhumanitĂ©. Cette mĂȘme organisation, ainsi que les organismes supranationaux les plus influents, ont Ă©tĂ© les idĂ©ologues de cette barbarie. Les agences multilatĂ©rales de prĂȘt ont Ă©tĂ© un bras extorqueur et de nombreux Ătats nationaux, en particulier lâUnion europĂ©enne, en ont Ă©tĂ© et en sont un bras armĂ©. Des citoyens au Royaume-Uni dâaujourdâhui ne sont-ils pas emprisonnĂ©s pour avoir rĂ©vĂ©lĂ© des crimes aberrants, vĂ©ritablement Ă©pouvantables, commis par des migrants musulmans et que le gouvernement veut Ă©touffer ? Ou encore, les bureaucrates de Bruxelles nâont-ils pas suspendu les Ă©lections roumaines simplement parce quâils nâaimaient pas le parti qui avait gagnĂ© ? Face Ă chacune de ces discussions, le wokisme tente de discrĂ©diter ceux qui remettent ces choses en question en nous Ă©tiquetant dâabord, puis en nous censurant : si vous ĂȘtes blanc, vous devez ĂȘtre raciste, si vous ĂȘtes un homme, vous devez ĂȘtre misogyne ou membre du patriarcat, si vous ĂȘtes riche, vous devez ĂȘtre un capitaliste cruel, si vous ĂȘtes hĂ©tĂ©rosexuel, vous devez ĂȘtre hĂ©tĂ©ronormatif, homophobe ou transphobe. Pour chaque questionnement, ils ont une Ă©tiquette, quâils essaient ensuite de censurer par des moyens de facto ou de jure. Car sous le discours de la diversitĂ©, de la dĂ©mocratie et de la tolĂ©rance quâils prĂ©tendent tenir, se cache en rĂ©alitĂ© la volontĂ© manifeste de dĂ©truire la dissonance, la critique et, par essence, la libertĂ©, afin de continuer Ă faire vivre un modĂšle dont ils sont les principaux bĂ©nĂ©ficiaires. Nâavons- nous pas entendu ces jours-ci que certaines autoritĂ©s europĂ©ennes importantes, plutĂŽt rouges, pour ainsi dire, appellent ouvertement Ă la censure ; ou quâen rĂ©alitĂ©, il nây a pas de censure, mais que ceux qui pensent diffĂ©remment de lâidĂ©ologie woke doivent ĂȘtre rĂ©duits au silence. Et quel type de sociĂ©tĂ© peut rĂ©sulter du wokisme ? Une sociĂ©tĂ© qui a remplacĂ© le libre-Ă©change des biens et des services par une distribution arbitraire des richesses sous la menace dâune arme, qui a remplacĂ© les communautĂ©s libres par une collectivisation forcĂ©e, qui a remplacĂ© le chaos crĂ©atif du marchĂ© par lâordre stĂ©rile et sclĂ©rosĂ© du socialisme. Une sociĂ©tĂ© pleine de ressentiment, oĂč il nây a que deux sortes de personnes, celles qui paient des impĂŽts nets dâune part et celles qui sont les bĂ©nĂ©ficiaires de lâĂtat, de lâautre. Et je ne parle pas de ceux qui reçoivent une aide sociale parce quâils nâont pas assez Ă manger, je parle des entreprises privilĂ©giĂ©es, des banquiers qui ont Ă©tĂ© renflouĂ©s lors des crises des subprimes, de la plupart des mĂ©dias, des centres dâendoctrinement dĂ©guisĂ©s en universitĂ©s, de la bureaucratie dâĂtat, des syndicats, des organisations sociales, des entreprises publiques et de tous les secteurs qui vivent des impĂŽts payĂ©s par ceux qui travaillent. Je parle du monde dĂ©crit par Ayn Rand dans La GrĂšve, qui sâest malheureusement concrĂ©tisĂ©. Un schĂ©ma dans lequel le grand gagnant est la classe politique, qui devient Ă son tour lâarbitre et la partie de cette rĂ©partition. Je le rĂ©pĂšte : la classe politique est Ă la fois lâarbitre et la partie intĂ©ressĂ©e dans cette rĂ©partition. Et comme toujours, câest celui qui distribue qui obtient la meilleure part. LĂ oĂč, sous les diffĂ©rences cosmĂ©tiques entre les diffĂ©rents partis se cachent des intĂ©rĂȘts communs, des partenaires, des arrangements et un engagement inaltĂ©rable que rien ne changera, câest pourquoi il les a tous appelĂ©s le Parti de lâĂtat. Un systĂšme qui se cache derriĂšre un discours bienveillant oĂč, selon eux, le marchĂ© Ă©choue et ce sont eux qui sont chargĂ©s de rĂ©soudre ces Ă©checs par la rĂ©glementation, la force et la bureaucratie. Mais la dĂ©faillance du marchĂ© nâexiste pas. Je vais le rĂ©pĂ©ter encore une fois : la dĂ©faillance du marchĂ© nâexiste pas. Parce que le marchĂ© est un mĂ©canisme de coopĂ©ration sociale oĂč les droits de propriĂ©tĂ© sont Ă©changĂ©s volontairement. Les prĂ©tendues dĂ©faillances du marchĂ© sont une contradiction dans les termes, la seule chose quâune telle intervention gĂ©nĂšre, ce sont de nouvelles distorsions du systĂšme des prix, qui Ă leur tour entravent le calcul Ă©conomique, lâĂ©pargne et lâinvestissement et finissent donc par gĂ©nĂ©rer plus de pauvretĂ© ou un enchevĂȘtrement de rĂ©glementations, comme celui qui existe en Europe par exemple et qui tue la croissance Ă©conomique. Comme je le dis souvent dans mes confĂ©rences : « si vous pensez quâil y a une dĂ©faillance du marchĂ©, allez vĂ©rifier si lâĂtat nâest pas au milieu, et si vous le trouvez, ne refaites pas lâanalyse â parce quâelle est fausse ». Pour cette mĂȘme raison, puisque le wokisme nâest ni plus ni moins quâun plan systĂ©matique de lâĂtat-parti pour justifier lâintervention de lâĂtat et lâaugmentation des dĂ©penses publiques, cela signifie que notre premiĂšre croisade, la plus importante si nous voulons retrouver lâOccident du progrĂšs, si nous voulons construire un nouvel Ăąge dâor, doit ĂȘtre la rĂ©duction drastique de la taille de lâĂtat. Non seulement dans chacun de nos pays, mais aussi dans tous les organismes supranationaux. Car câest la seule façon de couper ce systĂšme pervers, de le vider de ses ressources, de rendre au contribuable ce qui lui appartient et de mettre fin Ă la vente de faveurs. Il nây a pas de meilleure mĂ©thode que dâĂ©liminer la bureaucratie de lâĂtat pour quâil nây ait pas de possibilitĂ© de vendre de telles faveurs. Les fonctions de lâĂtat devraient Ă nouveau ĂȘtre limitĂ©es Ă la dĂ©fense du droit Ă la vie, Ă la libertĂ© et Ă la propriĂ©tĂ©. Toute autre fonction que lâĂtat sâarrogerait se ferait au dĂ©triment de sa mission fondamentale et aboutirait inexorablement au LĂ©viathan omniprĂ©sent dont nous souffrons tous aujourdâhui. Nous assistons aujourdâhui Ă lâĂ©puisement global de ce systĂšme qui nous a dominĂ©s au cours des derniĂšres dĂ©cennies. Tout comme en Argentine, dans le reste du monde, le seul conflit pertinent de ce siĂšcle et de tous ceux qui lâont prĂ©cĂ©dĂ© devient plus aigu : le conflit entre les citoyens libres et la caste politique qui sâaccroche Ă lâordre Ă©tabli, redoublant dâefforts en matiĂšre de censure, de persĂ©cution et de destruction. Heureusement, dans le monde libre, une majoritĂ© silencieuse sâorganise et, dans tous les coins de notre hĂ©misphĂšre, lâĂ©cho de ce cri pour la libertĂ© rĂ©sonne. Nous sommes confrontĂ©s Ă un changement dâĂ©poque, Ă un tournant copernicien, Ă la destruction dâun paradigme et Ă la construction dâun autre, et si les institutions dâinfluence mondiale, telles que cette assemblĂ©e, veulent tourner la page et participer de bonne foi Ă ce nouveau paradigme, elles devront assumer la responsabilitĂ© du rĂŽle quâelles ont jouĂ© au cours de ces derniĂšres dĂ©cennies et reconnaĂźtre devant la sociĂ©tĂ© le mea culpa qui est exigĂ© dâelles. En conclusion, je voudrais mâadresser directement aux dirigeants du monde, Ă tous ceux qui dirigent aussi bien les Ătats nationaux que les grands groupes Ă©conomiques et les organisations internationales, quâils soient prĂ©sents ici ou quâils nous Ă©coutent depuis chez eux. Les formules politiques des derniĂšres dĂ©cennies que jâai dĂ©crites dans ce discours ont Ă©chouĂ© et sâeffondrent sur elles-mĂȘmes. Cela signifie que penser comme tout le monde pense, lire comme tout le monde lit, dire comme tout le monde dit ne peut que conduire Ă lâerreur, mĂȘme si nombreux sont ceux qui persistent Ă marcher vers le prĂ©cipice. Le scĂ©nario des 40 derniĂšres annĂ©es est Ă©puisĂ© et quand un systĂšme sâessouffle, lâhistoire sâouvre. Câest pourquoi je dis Ă tous les dirigeants mondiaux : il est temps de sortir de ce scĂ©nario, il est temps de sortir de ce scĂ©nario, il est temps dâĂȘtre audacieux, il est temps dâoser penser et dâoser Ă©crire nos propres vers parce que lorsque les idĂ©es et les textes du prĂ©sent disent tous les mĂȘmes choses et disent les mauvaises choses, ĂȘtre courageux consiste prĂ©cisĂ©ment Ă ĂȘtre extemporanĂ©, Ă aller Ă rebours, Ă ne pas se laisser Ă©blouir par les passagers, en perdant de vue lâuniversel ; il consiste Ă retrouver des vĂ©ritĂ©s qui Ă©taient Ă©videntes pour nos prĂ©dĂ©cesseurs et qui sont Ă la base du succĂšs civilisationnel quâa Ă©tĂ© lâOccident, mais que le rĂ©gime de la pensĂ©e unique des derniĂšres dĂ©cennies a perçu comme une hĂ©rĂ©sie. Comme lâa dit un jour Churchill, « plus nous regardons en arriĂšre, plus nous pouvons voir loin ». En dâautres termes, nous devons retrouver les vĂ©ritĂ©s oubliĂ©es de notre passĂ© afin de dĂ©nouer le nĆud du prĂ©sent et de faire un nouveau pas en avant en tant que civilisation vers lâavenir. Et quâest-ce que je vois quand je regarde en arriĂšre ? Que nous devons adopter, une fois de plus, les derniĂšres thĂšses qui ont fait leurs preuves en matiĂšre de rĂ©ussite Ă©conomique et sociale. Câest-Ă -dire le modĂšle de la libertĂ©, la rĂ©appropriation des idĂ©es de libertĂ©, le retour au libĂ©ralisme. Câest ce que nous faisons en Argentine, câest ce que je suis sĂ»r que le prĂ©sident Trump fera dans cette nouvelle AmĂ©rique, et câest ce que nous invitons toutes les grandes nations libres du monde Ă faire pour arrĂȘter Ă temps ce qui est clairement une voie menant Ă la catastrophe. En dĂ©finitive, ce que je vous propose, câest de rendre Ă lâOccident sa grandeur. Aujourdâhui, comme il y a 215 ans, lâArgentine a brisĂ© ses chaĂźnes et vous invite â comme le dit notre hymne â tous les mortels du monde Ă entendre le cri sacrĂ© : libertĂ©, libertĂ©, libertĂ©, libertĂ©. Que les forces du ciel soient avec nous. Merci beaucoup Ă tous et⊠vive la libertĂ©, putain ! » |
Murray N. Rothbard, « Le populisme de droite », janvier 1992
Pour mieux comprendre lâimportance de ce texte, il convient dâabord dâen prĂ©ciser le contexte politique prĂ©cis, avant dâen esquisser trĂšs briĂšvement la riche postĂ©ritĂ©.
Le contexte politique de 1992
Celui-ci est dâailleurs explicitĂ© dans la premiĂšre partie du texte, que nous avons choisi de ne pas publier Ă cette place car elle a moins dâintĂ©rĂȘt pour le sujet qui nous occupe.
Duke avait aussi Ă©tĂ© candidat Ă lâinvestiture du Parti dĂ©mocrate pour lâĂ©lection prĂ©sidentielle amĂ©ricaine de 1988. Non dĂ©signĂ©, il sâĂ©tait prĂ©sentĂ© sous lâĂ©tiquette du Parti populiste et avait obtenu 0,04% des votes.
Gouverneur de Louisiane durant trois mandats (1972â1980, 1984â1988 et 1992â1996), Edwin Edwards est restĂ© cĂ©lĂšbre pour avoir dĂ©clarĂ© que personne ne pouvait le battre, Ă moins quâil ne soit « pris en flagrant dĂ©lit au lit avec un garçon vivant ou une fille morte », ce qui rend presque anodine la cĂ©lĂšbre boutade de Donald Trump dĂ©clarant en 2016 : « Je pourrais tirer sur quelquâun en pleine 5e Avenue, et je ne perdrais aucun Ă©lecteur ».
Quâil rencontre alors et avec lequel il devient ami. Voir lâintroduction de Lew Rockwell dans The Irrepressible Rothbard, op. cit.
âPat Buchanan and the menace of anti-anti-semitismâ, The Rothbard-Rockwell Report, dĂ©cembre 1990.
La victoire de Bush aux primaires a entraßné la candidature indépendante du milliardaire populiste Ross Perot, qui remporta finalement 19% des voix et fit ainsi perdre le président sortant face à Bill Clinton
Voir Gaël Brustier, « Pat Buchanan, le prophÚte du trumpisme », Slate.fr, 31 janvier 2017.
Ce manifeste programmatique publiĂ© en janvier 1992 par Murray Rothbard, dans la newsletter libertarienne quâil publie depuis deux ans aux cĂŽtĂ©s de son ami Lew Rockwell, sous le titre de Rothbard-Rockwell Report, sâinscrit dâabord dans un contexte politique trĂšs prĂ©cis57, celui des Ă©lections au poste de gouverneur de Louisiane, en novembre 1991. Lors de ce scrutin, le candidat rĂ©publicain (finalement battu) est David Duke, ancien chef du Ku Klux Klan, nationalement connu pour sa dĂ©fense de la suprĂ©matie blanche, ainsi que pour sa promotion des idĂ©es nĂ©onazies et des thĂšses complotistes58. Lors des primaires, Duke lâavait emportĂ© contre Clyde Holloway, le candidat conservateur bon teint soutenu par lâEstablishment du parti, tandis quâĂ gauche, le populiste Edwin Edwards59 lâavait emportĂ© sur le gouverneur sortant Buddy Roemer, un DĂ©mocrate « rĂ©formateur » soutenu par le gouvernement Bush dans sa tentative de faire barrage au raciste Duke. Cette Ă©lection intĂ©resse Rothbard prĂ©cisĂ©ment parce quâelle lui semble dĂ©montrer que le populisme a le vent en poupe. Tout en dĂ©plorant par ailleurs que se soit dĂ©clenchĂ©e contre Duke « une campagne massive dâhystĂ©rie, de panique et de haine, orchestrĂ©e par tous les courants de lâĂ©lite dirigeante, de la gauche Ă la droite officielles, du prĂ©sident Bush et du parti RĂ©publicain officiel aux activistes de gauche locaux, en passant par les mĂ©dias nationaux de New York et Washington et les Ă©lites locales ». Toutefois, ce quâil qualifie de « vieilles lunes diaboliques du Ku Klux Klan ou dâAdolf Hitler » lâintĂ©ressent moins dans cette Ă©lection que le fait quâelle lui paraĂźt dĂ©montrer que le populisme (quâil va ensuite longuement thĂ©oriser dans son texte) reprĂ©sente lâavenir, dĂ©clarant mĂȘme que « 1992 est lâannĂ©e, peut-ĂȘtre le dĂ©but dâune dĂ©cennie voire dâun siĂšcle Ă venir de populisme ». De fait, durant cette annĂ©e 1992, Rothbard va ĂȘtre conduit Ă soutenir lâultraconservateur, populiste et protectionniste Pat Buchanan60 lors des primaires rĂ©publicaines, en dĂ©nonçant notamment les accusations dâantisĂ©mitisme qui sont alors profĂ©rĂ©es contre lui61. Si Buchanan est finalement battu par le prĂ©sident sortant, tout en obtenant un score inattendu de 23%62, il nâen incarne pas moins une synthĂšse idĂ©ologique, quâil dĂ©veloppera en 1998 dans un livre intitulĂ© The Great Betrayal. How American Sovereignty and Social Justice Are Being Sacrificed to the Gods of the Global Economy, qui rejoint par bien des aspects le discours trumpiste qui nous est devenu aujourdâhui familier63, mais qui nâest pas non plus sans affinitĂ©s avec certaines des thĂšses « palĂ©o-libertariennes » dĂ©veloppĂ©es par Rothbard.
La riche postĂ©ritĂ© dâun texte programmatique
Voir Ă ce sujet : Theda Skocpol, Vanessa Williamson, The Tea Party and the remaking of Republican conservatism, Oxford University Press, 2012. Parmi les publications en langue française, on renverra Ă Marion Douzou, « Du Tea Party Ă Donald Trump : la radicalisation du Parti rĂ©publicain aux Ătats-Unis », Cahiers dâhistoire. Revue dâhistoire critique, n°152, 2022, pp. 107-125. Voir aussi la note pour la Fondapol rĂ©digĂ©e en mars 2011 par Henri Hude, sous le titre : Comprendre le Tea Party [en ligne].
Si le conservatisme religieux ou la dĂ©nonciation de la pression fiscale sont des Ă©lĂ©ments qui ne varient guĂšre au fil des diffĂ©rents Ă©pisodes de cette histoire, dâautres â comme le protectionnisme par exemple â sont plus ou moins mis en avant selon le contexte et les personnalitĂ©s.
Un personnage important, dont la violence verbale a indĂ©niablement marquĂ© un tournant dans le refus croissant des RĂ©publicains dâentretenir un dialogue constructif avec certains DĂ©mocrates modĂ©rĂ©s. Voir Ă ce propos lâintĂ©ressant documentaire dâAlice Cohen rĂ©alisĂ© en 2024 et intitulĂ© Droite radicale, la conquĂȘte de Washington.
Voir sur cette question : Dominique Colas, Le Léninisme, Paris, PUF, 1982.
De fait, le texte programmatique de ce dernier dont nous publions ci-dessous la plus grande partie est plus important encore par sa postĂ©ritĂ© que par son contexte initial, mĂȘme si nous ne ferons ici que lâesquisser Ă grands traits, en Ă©voquant certains Ă©pisodes bien connus. Il ne saurait Ă©videmment sâagir pour nous de faire en quelques lignes lâhistoire du Tea Party64 durant les annĂ©es 2008-2010 ni mĂȘme dâen proposer une quelconque analyse un tant soit peu approfondie, pas plus du reste que nous nâentendons retracer dans le dĂ©tail lâĂ©mergence soudaine du trumpisme Ă partir de 2015. Nous nous contenterons de rappeler comment ces phĂ©nomĂšnes politiques de grande ampleur sâinscrivent dans une mutation de la droite conservatrice amĂ©ricaine qui, par bien des aspects, correspond Ă ce que Rothbard avait thĂ©orisĂ© dĂšs la fin des annĂ©es 1970.
Lâhistoire du Tea Party et, aprĂšs lui, du trumpisme, sâinscrit dans un mouvement long qui a consistĂ© pour lâaile la plus droitiĂšre du Parti rĂ©publicain Ă chercher Ă prendre le contrĂŽle de lâappareil tout en imposant une ligne idĂ©ologique radicale, faite dâun mĂ©lange de conservatisme culturel, dâisolationnisme et de rejet de lâĂtat fĂ©dĂ©ral spoliateur (« Washington », sorte dâhydre malfaisante). Cet alliage Ă la composition plus ou moins stable65, et que nous avons longuement Ă©tudiĂ© dans sa dimension libertarienne, a dĂ©bouchĂ© sur plusieurs Ă©pisodes saillants, avant mĂȘme lâirruption du Tea Party et du trumpisme, comme la candidature de Barry Goldwater en 1964, la candidature avortĂ©e de Pat Buchanan en 1992, ou encore la vague rĂ©publicaine au CongrĂšs en 1994, sous la houlette de Newt Gingrich66. Le Tea Party et le trumpisme sâinscrivent en effet dans cette histoire longue, mĂȘme sâils sont Ă©galement intimement liĂ©s au contexte plus immĂ©diat des deux mandats de Barack Obama. Câest en effet dâabord contre sa rĂ©forme de lâassurance maladie (lâObamacare) que le Tea Party va soudainement Ă©clore en 2009 et parvenir Ă mobiliser des masses impressionnantes dâopposants en colĂšre contre ce quâils considĂšrent ĂȘtre une menace vitale pour les valeurs traditionnelles quâils dĂ©fendent. Si le mouvement peut alors paraĂźtre surgir de nulle part, câest Ă©videmment lĂ une impression trompeuse, tant il est vrai quâil sâappuie en rĂ©alitĂ© sur une sphĂšre mĂ©diatique extrĂȘmement puissante (Ă commencer bien sĂ»r par la formidable caisse de rĂ©sonance quâest Fox News, créée en 1996), mais aussi sur un rĂ©seau serrĂ© de think tanks que nous avons dĂ©jĂ eu lâoccasion dâĂ©voquer pour certains dâentre eux. Le discours du Tea Party va atteindre un degrĂ© de violence inusitĂ© avec des dĂ©rapages racistes rĂ©currents, nombre de ses militants les plus exaltĂ©s nâhĂ©sitant pas Ă comparer le prĂ©sident Obama Ă un singe ou un putois, lorsque ce nâest pas Ă Hitler. Une violence verbale que lâon retrouve, il faut le noter, aussi bien chez Javier Milei que chez Murray Rothbard et nombre dâautres libertariens, paradoxalement hĂ©ritiers dâune rhĂ©torique hystĂ©rique de guerre civile larvĂ©e thĂ©orisĂ©e jadis par LĂ©nine67. Quoi quâil en soit, cette violence ne va pas empĂȘcher (bien au contraire ?) le Tea Party de dĂ©boucher en novembre 2010 sur une vague Ă©lectorale populiste, Ă lâoccasion des Ă©lections de mi-mandat, qui sont une dĂ©faite cuisante pour le camp dĂ©mocrate mais aussi pour bon nombre de rĂ©publicains modĂ©rĂ©s. Câest que le Tea Party a su sâappuyer, durant cette campagne, sur une culture politique populiste qui est aussi ancienne quâefficace aux Ătats-Unis, comme nous avons dĂ©jĂ eu lâoccasion de le montrer.
Ce nâest en effet pas la premiĂšre fois que les Ă©lites washingtoniennes sont prĂ©sentĂ©es comme corrompues et opposĂ©es au petit peuple blanc, parĂ© de toutes les vertus et arborant fiĂšrement son conservatisme â câest-Ă -dire sa volontĂ© de prĂ©server les principes jeffersoniens quâil considĂšre ĂȘtre Ă lâorigine de la grandeur du pays.
Si en 2008 et 2012, Ron Paul, un authentique libertarien, va Ă©chouer Ă changer le Parti rĂ©publicain de lâintĂ©rieur en se prĂ©sentant, en vain, Ă deux reprises Ă la primaire rĂ©publicaine, câest bien lâarrivĂ©e en 2016 dâun outsider charismatique en la personne de Donald Trump, qui va relancer la rhĂ©torique populiste et nationaliste, et permettre Ă lâaile extrĂ©miste de droite, dĂ©sormais totalement dĂ©complexĂ©e, de prendre enfin la tĂȘte du parti. Cette histoire est celle de notre prĂ©sent, mais le texte de Rothbard que nous publions ici nous permet de voir Ă quel point ce prĂ©sent Ă©tait annoncĂ© il y a plus de trente ans de maniĂšre quasi visionnaire.
Murray N. Rothbard, « Populisme de droite : une stratégie pour le mouvement paléo », Rothbard-Rockwell Report, Janvier 199268
Nous en proposons ici la traduction dâHervĂ© de Quengo, remaniĂ©e par François Guillaumat que lâon peut trouver [en ligne]. Nous avons dĂ©jĂ eu lâoccasion de souligner combien le site dâHervĂ© de Quengo est une ressource prĂ©cieuse pour quiconque veut avoir accĂšs Ă la traduction française de certains textes appartenant aux traditions libĂ©rale, libertarienne et anarcho-capitaliste.
Quâest-ce que le populisme de droite ?
« LâidĂ©e fondamentale du populisme de droite est que nous vivons dans un pays et dans un monde Ă©tatisĂ©s. Que lâĂ©lite dirigeante qui les domine est constituĂ©e dâune coalition comprenant les membres dâun Ătat obĂšse, les dirigeants de grandes sociĂ©tĂ©s, et divers autres lobbies influents. Plus prĂ©cisĂ©ment, la vieille AmĂ©rique de la libertĂ© personnelle, de la propriĂ©tĂ© privĂ©e et de lâĂtat minimal a fait place Ă une coalition de politiciens et de bureaucrates associĂ©s Ă des Ă©lites financiĂšres et commerciales (par exemple les Rockefeller, les membres de la TrilatĂ©rale) voire dominĂ©s par elles ; et cette nouvelle classe de technocrates et dâintellectuels, comprenant les universitaires du nord-est [de la Ivy League] et les Ă©lites mĂ©diatiques, reprĂ©sente dans la sociĂ©tĂ© la classe qui crĂ©e lâopinion. Bref, câest une moderne alliance du TrĂŽne et de lâAutel qui nous dirige, sauf que le TrĂŽne sâincarne dans divers groupes de la grande industrie et que lâAutel est fait dâintellectuels Ă©tatistes laĂŻcs, mĂȘme si, au milieu de tout ce laĂŻcisme, on peut encore trouver une dose appropriĂ©e de chrĂ©tiens partisans de lâââĂvangileââ Social. La classe dominante des hommes de lâĂtat a toujours eu besoin dâintellectuels pour justifier ce principe de gouvernement et pour tromper les masses afin quâelles se complaisent dans leur asservissement, câest-Ă -dire continuent Ă payer les impĂŽts et Ă accepter la fĂ©rule Ă©tatique. Dans les temps anciens, dans la plupart des sociĂ©tĂ©s, câĂ©tait une forme de clergĂ© ou dâĂglise dâĂtat qui tenait ce rĂŽle. Aujourdâhui, en des temps moins religieux, nous avons les technocrates, les experts en ââsciences socialesââ et les intellectuels mĂ©diatiques, qui fournissent sa justification au systĂšme Ă©tatique et peuplent les rangs de sa bureaucratie. Les libĂ©raux ont souvent observĂ© le problĂšme mais, en tant que stratĂšges du changement social, ils ont ratĂ© leur coup. Suivant ce quâon pourrait appeler le ââmodĂšle hayĂ©kienââ, ils ont cherchĂ© Ă propager la bonne parole, pour convertir Ă la libertĂ© les Ă©lites intellectuelles, en commençant par les grands philosophes, puis, en descendant lentement lâĂ©chelle intellectuelle au cours des dĂ©cennies, en persuadant les journalistes et autres faiseurs dâopinion dans les mĂ©dias. Nul doute que les idĂ©es sont la clĂ©, et que la diffusion dâune doctrine correcte constitue une part nĂ©cessaire de toute stratĂ©gie libĂ©rale. On pourrait dire que le processus prend trop de temps, mais une stratĂ©gie Ă long terme est importante et se diffĂ©rencie de la futilitĂ© tragique du conservatisme officiel, qui ne sâintĂ©resse quâau moindre des deux maux de lâĂ©lection en cours et qui perd par consĂ©quent sur le moyen terme, pour ne pas parler du long terme. Toutefois, la vĂ©ritable erreur nâest pas tant lâaccent mis sur le long terme que lâignorance de ce fait fondamental : le problĂšme ne tient pas uniquement Ă une erreur de la part des intellectuels. Il tient aussi Ă ce que les intellectuels sont des profiteurs du systĂšme en place : ils sont Ă titre crucial des membres de la classe dominante. Le processus de conversion hayĂ©kien prĂ©suppose que tout le monde, ou du moins tous les intellectuels, ne sâintĂ©resse quâĂ la vĂ©ritĂ© et que lâintĂ©rĂȘt matĂ©riel des personnes nâentre jamais en jeu. Or, quiconque a quelque connaissance des intellectuels et des universitaires devrait perdre toute illusion lĂ -dessus, et rapidement. Toute stratĂ©gie libĂ©rale doit reconnaĂźtre que les intellectuels et les faiseurs dâopinions font partie intĂ©grante du problĂšme de base, non seulement en raison de leurs erreurs, mais aussi en raison de leur propre intĂ©rĂȘt personnel, qui est liĂ© au systĂšme dominant. Pourquoi donc le communisme a-t-il implosĂ© ? Parce que le systĂšme, Ă la fin, marchait si mal que mĂȘme la nomenklatura en a eu marre et a jetĂ© lâĂ©ponge. Les marxistes ont soulignĂ© Ă juste titre quâun systĂšme social sâeffondre quand la classe dirigeante est dĂ©moralisĂ©e et a perdu sa volontĂ© de pouvoir : cette dĂ©moralisation, lâĂ©chec manifeste du systĂšme communiste lâavait finalement apportĂ©e. Cependant, ne rien faire, ne compter que sur une instruction appropriĂ©e des Ă©lites, cela veut dire que notre propre systĂšme de domination Ă©tatique ne sâarrĂȘtera pas avant que toute notre sociĂ©tĂ©, comme celle de lâUnion soviĂ©tique, soit rĂ©duite aux dĂ©combres. Il est certain que nous ne devons pas nous arrĂȘter lĂ . Une stratĂ©gie de libĂ©ration doit ĂȘtre bien plus active et plus agressive. DâoĂč lâimportance, pour les libĂ©raux et pour les conservateurs partisans de lâĂtat minimal, de disposer dâune stratĂ©gie Ă deux coups : non seulement diffuser les bonnes idĂ©es, mais aussi dĂ©noncer la corruption des Ă©lites dirigeantes, exposer Ă quel point elles profitent du systĂšme existant, et plus prĂ©cisĂ©ment comment elles nous volent, nous. Arracher leur masque aux Ă©lites constitue une ââcampagne nĂ©gativeââ des plus essentielles. Cette stratĂ©gie Ă deux coups est donc : (a) de construire un cadre pour nos propres faiseurs dâopinions antisocialistes et partisans de lâĂtat minimal, sur la base dâidĂ©es correctes ; et (b) dâatteindre directement les masses, de court-circuiter les mĂ©dias dominants et les Ă©lites intellectuelles, de soulever les masses contre les Ă©lites qui les pillent, les escroquent et les oppriment, Ă la fois socialement et Ă©conomiquement. Cependant, cette stratĂ©gie doit fusionner lâabstrait et le concret ; elle ne doit pas seulement sâen prendre aux Ă©lites sur le plan abstrait, mais doit particuliĂšrement concentrer son attention sur le systĂšme Ă©tatique en place, sur ceux qui constituent les classes dominantes. Les libĂ©raux se sont longtemps interrogĂ©s sur les personnes et les groupes quâil faudrait atteindre. La rĂ©ponse simple : ââtout le mondeââ, ne suffit pas parce que, pour peser sur la politique, il faut concentrer sa stratĂ©gie sur les groupes les plus opprimĂ©s et sur ceux ont la plus grande influence sociale. La rĂ©alitĂ© du systĂšme actuel est quâil est constituĂ© dâune alliance malsaine entre la grande entreprise dĂ©mocrate-sociale et des Ă©lites des mĂ©dias qui, par le truchement dâun Ătat obĂšse, privilĂ©gient et exaltent une sous-classe parasitaire, laquelle pille et opprime lâensemble des classes moyennes et travailleuses de lâAmĂ©rique. Par consĂ©quent, la bonne stratĂ©gie pour les libĂ©raux et les palĂ©oconservateurs est une stratĂ©gie de ââpopulisme de droiteââ, câest-Ă -dire : exposer et dĂ©noncer cette alliance maudite et inviter Ă descendre de notre dos cette alliance mĂ©diatique entre la social-dĂ©mocratie et sous-classe exploiteuse des classes moyennes et travailleuses. |
Un programme populiste de droite
Un programme populiste de droite, dĂšs lors, doit se concentrer sur deux aspects : dĂ©manteler les domaines-clefs de la domination par les hommes de Ătat et par les soi-disant Ă©lites, et libĂ©rer lâAmĂ©ricain moyen des manifestations les plus flagrantes et les plus oppressives de cette autoritĂ©. En somme :
1. Diminution radicale des impĂŽts. De tous les impĂŽts, sur les ventes, sur les entreprises, sur la propriĂ©tĂ©, etc., mais particuliĂšrement celui qui opprime le plus, politiquement et personnellement : lâimpĂŽt sur le revenu. Nous devons travailler Ă la suppression de lâimpĂŽt sur le revenu et sur lâabolition de la bureaucratie qui lâadministre. 2. Couper radicalement dans lâĂtat-providence. Ăliminer lâempire de la sous-classe par la suppression du systĂšme dâassistance ou, Ă dĂ©faut de suppression, par des coupes importantes et par sa restriction. 3. Supprimer les privilĂšges raciaux et autres privilĂšges de groupe. Supprimer, donc, la discrimination positive, les quotas racistes, etc. en soulignant que ces quotas-lĂ prĂ©tendent se fonder sur la construction des ââdroits civiquesââ, laquelle nie le Droit de propriĂ©tĂ© de tout AmĂ©ricain. 4. ReconquĂ©rir les rues : pas de quartiers pour les criminels. Et par lĂ jâentends, bien sĂ»r, les violents criminels qui courent les rues â voleurs, agresseurs, violeurs, assassins â et non les ââcriminels en col blancââ ou les auteurs de prĂ©tendus ââdĂ©lits dâinitiĂ©ââ. Les flics doivent ĂȘtre libres dâagir et autorisĂ©s Ă administrer une punition immĂ©diate, leur responsabilitĂ© Ă©tant Ă©videmment engagĂ©e en cas dâerreur. 5. Se rĂ©approprier les rues : Ă©liminer les clochards. Encore une fois : libĂ©rons les flics pour quâils nettoient les rues des clochards et des vagabonds. OĂč ces derniers iront-ils ? Mais qui sâen soucie ? On peut espĂ©rer quâils disparaĂźtront, câest-Ă -dire quâils sortiront des rangs de la classe chouchoutĂ©e et dorlotĂ©e des clochards pour rejoindre les rangs des membres productifs de la sociĂ©tĂ©. 6. Supprimer la banque centrale : Ă bas les ââbankstersââ. La monnaie et la banque sont des questions compliquĂ©es, mais on peut prĂ©senter la rĂ©alitĂ© de façon vivante : la Fed comme cartel organisĂ© de ââbankstersââ, qui crĂ©e lâinflation, ce qui dĂ©pouille la population et dĂ©truit lâĂ©pargne de lâAmĂ©ricain moyen. Les centaines de milliards volĂ©s aux contribuables pour les donner aux banksters des S&L paraĂźtront dĂ©risoires comparĂ©s Ă lâeffondrement Ă venir des banques commerciales. 7. America First. Un point clĂ©, et qui nâest pas lĂ pour ne venir quâen septiĂšme position par ordre de prioritĂ©. LâĂ©conomie amĂ©ricaine nâest pas seulement en rĂ©cession : elle stagne. La famille moyenne est moins bien lotie aujourdâhui quâil y a vingt ans. Come home, America. Cessons de distribuer des aides Ă tous ces mendiants Ă©trangers. ArrĂȘtons toute aide ââau dĂ©veloppementââ, qui nâest quâune aide aux banksters, Ă leurs titres et Ă leurs industries dâexportation. ArrĂȘtons tout ça et rĂ©solvons nos problĂšmes intĂ©rieurs. 8. DĂ©fendre les valeurs de la famille. Ce qui veut dire Ă©carter des familles les hommes de lâĂtat, supprimer le pouvoir Ă©tatique au nom du Droit des parents. A long terme, cela veut dire supprimer les Ă©coles publiques et les remplacer par des Ă©coles privĂ©es. Nous devons toutefois comprendre que les projets de ââbon solaireââ et mĂȘme de crĂ©dit dâimpĂŽts ne constituent pas, malgrĂ© ce quâen dit Milton Friedman, des progrĂšs transitoires conduisant Ă terme Ă lâenseignement privatisĂ©. Au contraire, les choses ne feront quâempirer parce que les hommes de lâĂtat y contrĂŽleraient toujours davantage les Ă©coles privĂ©es, et de plus en plus vite. La bonne solution consiste Ă dĂ©centraliser, et revenir Ă la gestion locale, communale, des Ă©coles. Un point supplĂ©mentaire : nous devons rejeter une fois pour toutes les idĂ©es des ââlibĂ©rauxââ de gauche qui affirment quâil faudrait transformer en cloaque tout ce sur quoi les hommes de lâĂtat ont mis la main : Ă dĂ©faut de privatisation, en attendant quâelle arrive, nous devons tenter de gĂ©rer les institutions Ă©tatisĂ©es de la maniĂšre la plus propice Ă leur transformation ultime en entreprises normales, ou la placer sous contrĂŽle local. Cela signifie toutefois ceci : les Ă©coles publiques doivent admettre quâon y fasse des priĂšres. Nous devons abandonner cette absurde interprĂ©tation du Premier Amendement que font les athĂ©es de gauche et selon laquelle celui-ci interdirait la priĂšre dans les Ă©coles publiques, ou une crĂšche de NoĂ«l dans les prĂ©aux dâĂ©cole ou dans les jardins publics. Nous devons revenir au bon sens et au contenu originel pour ce qui concerne la maniĂšre dâinterprĂ©ter la Constitution. Pour finir : chaque point de ces programmes populistes de droite est entiĂšrement cohĂ©rent avec une position purement libĂ©rale. Cependant, toute politique du monde rĂ©el est une politique de coalition et il y a dâautres domaines oĂč les libĂ©raux pourraient bien transiger avec leurs partenaires conservateurs, traditionalistes ou autres au sien dâune coalition populiste. Par exemple, Ă propos des valeurs familiales, prenons les sujets dĂ©licats de la pornographie, de la prostitution ou de lâavortement. Ici, les libertariens partisans de la lĂ©galisation et de la possibilitĂ© dâavorter devraient ĂȘtre prĂȘts Ă accepter un compromis sur la base dâune position dĂ©centralisĂ©e : ceci signifie mettre un terme Ă la tyrannie des tribunaux fĂ©dĂ©raux et abandonner ces questions aux divers Ătats amĂ©ricains, ou, mieux encore, aux rĂ©gions et aux quartiers. » [âŠ] |
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