Résumé
I.

L’antilibĂ©ralisme des fondamentalistes palĂ©o-libertariens

1.

L’idĂ©al-type libĂ©ral

2.

En quoi les (paléo-) libertariens violent-ils un certain nombre de principes libéraux fondamentaux ?

3.

La question clé des monopoles

4.

La question de l’immigration

5.

Le libéralisme culturel

6.

La question de l’avortement

7.

L’obsession du wokisme et la question des discriminations

II.

Discours de Javier Milei Ă  Davos (janvier 2025)

1.

Un pays marquĂ© par l’hĂ©ritage populiste du pĂ©ronisme

2.

JAVIER MILEI – Discours prononcĂ© Ă  Davos, le 25 janvier 2025

III.

Murray N. Rothbard, « Le populisme de droite », janvier 1992

1.

Le contexte politique de 1992

2.

La riche postĂ©ritĂ© d’un texte programmatique

3.

Murray N. Rothbard, « Populisme de droite : une stratégie pour le mouvement paléo », Rothbard-Rockwell Report, Janvier 199268

4.

Un programme populiste de droite

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Résumé

Dans ce second volume, nous voudrions achever notre propos en deux mouvements successifs. Montrer d’abord, Ă  partir d’exemples trĂšs concrets, combien les idĂ©es vĂ©hiculĂ©es par ces populistes libertaro-conservateurs les conduisent Ă  renier certains principes pourtant cardinaux de la pensĂ©e libĂ©rale, et ce depuis ses origines.

Illustrer ensuite les dĂ©rives antilibĂ©rales d’un courant de pensĂ©e largement aveuglĂ© par sa haine de l’État, avec la publication d’un long discours prononcĂ© le 25 janvier 2025 par le prĂ©sident argentin Javier Milei Ă  l’occasion du Forum de Davos, suivie de celle d’un texte-programme Ă©crit en janvier 1992 par son maĂźtre Ă  penser Murray Rothbard, dans le but de thĂ©oriser la stratĂ©gie d’alliance entre palĂ©o-libertariens et palĂ©o-conservateurs, que nous avons analysĂ©e dans le premier volume de cette note.

JérÎme Perrier,

Normalien, agrĂ©gĂ© d’histoire et docteur en histoire de l’IEP de Paris.

Javier Milei passe devant Donald Trump au gala de l’America First Police Institute, le 14 novembre 2024 Ă  Palm Beach, Floride.

I Partie

L’antilibĂ©ralisme des fondamentalistes palĂ©o-libertariens

Nous allons commencer par nous demander si les anarcho-capitalistes devenus libertaro-populistes ont encore quelque chose Ă  voir avec le libĂ©ralisme proprement dit. Bien sĂ»r, pour rĂ©pondre Ă  cette question, il est nĂ©cessaire de donner au prĂ©alable une dĂ©finition du libĂ©ralisme, ce qui est loin d’ĂȘtre simple. Nous proposerons ce que nous appellerons un idĂ©al-type du libĂ©ralisme, que l’on peut trouver formulĂ©, pour ainsi dire Ă  l’état pur, chez quelques auteurs classiques Ă  l’image de Benjamin Constant qui entendait dĂ©fendre la « libertĂ© en tout, en religion, en philosophie, en littĂ©rature, en industrie, en politique ». Nous montrerons qu’un libĂ©ralisme cohĂ©rent devrait ĂȘtre Ă  la fois politique, Ă©conomique et culturel, et viser Ă  la dĂ©fense des droits individuels face Ă  tout type de domination, mĂȘme si le conditionnel que nous employons avec prudence entend souligner combien rares sont les auteurs qui respectent cette cohĂ©rence et Ă©chappent Ă  une forme d’hĂ©miplĂ©gie malheureusement trop frĂ©quente. Nous verrons que sur certaines questions comme le monopole, l’immigration ou encore les choix de vie (avortement et droits LGBT notamment), les palĂ©o-libertariens sont en flagrante opposition avec des piliers essentiels du libĂ©ralisme.

1

L’idĂ©al-type libĂ©ral

Notes

1.

Le mot peut surprendre concernant un homme dont les positions politiques ont parfois Ă©tĂ© taxĂ©es d’opportunisme, au point d’en avoir conservĂ© une solide rĂ©putation de girouette (notamment Ă  cause de son attitude au moment des Cents Jours). Reste que sur le plan des principes, il est difficile de trouver un thĂ©oricien du libĂ©ralisme plus cohĂ©rent que Benjamin Constant. Voir notamment Stephen Homes, Constant et la genĂšse du libĂ©ralisme moderne, Paris, PUF, 1994.

+ -

2.

Seuls les plus extrémistes des anarcho-capitalistes refuseraient certainement de voir en Constant un authentique libéral.

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3.

Sa compagne Germaine de StaĂ«l y aurait Ă©galement quelques titres, mĂȘme si elle occupe sans doute – injustement ? – une place moindre dans le PanthĂ©on des auteurs libĂ©raux. Sur leur libĂ©ralisme commun, voir Lucien Jaume (dir.), Coppet, Creuset de l’esprit libĂ©ral, les idĂ©es politiques et constitutionnelles du groupe de Mme de StaĂ«l, Economica/Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2000.

+ -

4.

Comme nous avons dĂ©jĂ  eu l’occasion de le dire, le mot a alors une signification plus large qu’aujourd’hui et peut ĂȘtre traduit par : « activitĂ© Ă©conomique » ou « activitĂ© productive ».

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5.

C’est nous qui voulons voir dans ces deux textes le meilleur rĂ©sumĂ© possible des axiomes fondamentaux du libĂ©ralisme, non les deux auteurs, qui n’ont pas ici la prĂ©tention de nous fournir une quelconque dĂ©finition.

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6.

MĂȘme si, bien entendu, la nature mĂȘme du libĂ©ralisme Ă©conomique peut faire l’objet de dĂ©bats.

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7.

Ceci renvoie Ă  la classique distinction entre libertĂ©s nĂ©gatives et libertĂ©s positives. Voir notamment Isaiah Berlin, Éloge de la libertĂ©, Calmann-LĂ©vy, 1988. Voir aussi L’Essai sur les libertĂ©s de Raymond Aron, disponible en poche dans la collection Pluriel.

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8.

Nous avons vu que sur la question des monopoles Ă©conomiques, les libertariens, Ă  la suite de Mises notamment, ont une position minoritaire par rapport Ă  la plupart des courants libĂ©raux qui font de la lutte contre ces monopoles un des piliers de la libre concurrence qu’ils jugent Ă  la fois juste (refus des privilĂšges au nom du principe d’égalitĂ© des chances) et efficace (le monopole serait un frein Ă  l’innovation). Mais la question des monopoles dĂ©passe de trĂšs loin les simples questions Ă©conomiques (que l’on pense par exemple au thĂšme du monopole de l’enseignement), et lĂ , les libertariens rejoindraient les autres courants libĂ©raux dans leur ferme condamnation.

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9.

C’est le cas d’un auteur comme Jean-Marie Guyau (Ă  ne pas confondre avec Yves Guyot, dont nous avons dĂ©jĂ  parlĂ©) qui, en 1878, dans son livre La Morale d’Épicure, dĂ©fend l’idĂ©e stimulante – quoique controversĂ©e – selon laquelle la philosophie utilitariste aurait des racines dans l’épicurisme antique.

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10.

Sur l’utilitarisme, on ne peut que renvoyer Ă  l’ouvrage classique du grand philosophe et historien libĂ©ral Élie HalĂ©vy, La Formation du radicalisme philosophique, en trois volumes, parus initialement entre 1901 et 1904 aux Ă©ditions FĂ©lix Alcan, et rééditĂ© aux PUF.

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11.

Cf. Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis, dont les deux volumes sont initialement parus en anglais en 1945.

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12.

Karl Polanyi (1886-1964) est l’auteur de La Grande Transformation, devenu un classique de la littĂ©rature antilibĂ©rale. Son frĂšre MikaĂ«l (1891-1976), Ă©migrĂ© lui aussi de Hongrie en Angleterre dans les annĂ©es 1930, est notamment l’auteur d’un important recueil d’articles paru en 1951 sous le titre The Logic of Liberty (traduit en français aux PUF en 1989 sous le titre La Logique de la LibertĂ©), dans lequel, avant Hayek, il explique la supĂ©rioritĂ© des ordres spontanĂ©s sur les ordres centralisĂ©s, dans le domaine scientifique autant qu’économique.

+ -

13.

On Liberty, 1859. On peut trouver ce grand classique du libéralisme en format de poche, dans la collection Folio, sous le titre : De la Liberté.

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Le libĂ©ralisme n’est pas un systĂšme sorti d’un esprit Ă©minent (comme le marxisme par exemple), mais une vaste nĂ©buleuse qui regroupe des courants divers – et mĂȘme divergents, sur certaines questions – qui sont nĂ©s Ă  la sortie des guerres de religion avant de se dĂ©velopper au fil des siĂšcles qui ont suivi. C’est nĂ©anmoins au xIxe qu’on en a certainement donnĂ© la formulation la plus cohĂ©rente (la plus « pure » serait-on tentĂ© de dire, comme on le dit d’un alliage dĂ©barrassĂ© de toute scorie), notamment de part et d’autre de la Manche.

S’il y a nĂ©cessairement une part d’arbitraire dans le fait de choisir comme modĂšle tel auteur plutĂŽt que tel autre, il nous semble nĂ©anmoins que nul n’a plus de titres qu’un penseur aussi consensuel1 dans la galaxie libĂ©rale que Benjamin Constant (1767-1830), Ă  pouvoir prĂ©tendre servir de rĂ©fĂ©rence commune aux diverses obĂ©diences, des plus modĂ©rĂ©es Ă  certaines2 des plus radicales. Qui, en effet, mieux que cet hĂ©ritier des LumiĂšres, adversaire dĂ©clarĂ© de l’autocratie napolĂ©onienne, peut rĂ©sumer ce qui forme le noyau dur, l’essence mĂȘme, de toute philosophie de la libertĂ©3 ? Qu’on en juge par ces quelques lignes extraites de la prĂ©face Ă  ses MĂ©langes de littĂ©rature et de politique, publiĂ©s en 1829 (un an avant sa mort) et qui mĂ©riteraient d’ĂȘtre gravĂ©es au fronton du temple du libĂ©ralisme s’il en existait un :

« J’ai dĂ©fendu quarante ans le mĂȘme principe, libertĂ© en tout, en religion, en philosophie, en littĂ©rature, en industrie, en politique : et par libertĂ©, j’entends le triomphe de l’individualitĂ©, tant sur l’autoritĂ© qui voudrait gouverner par le despotisme, que sur les masses qui rĂ©clament le droit d’asservir la minoritĂ© Ă  la majoritĂ©. Le despotisme n’a aucun droit. La majoritĂ© a celui de contraindre la minoritĂ© Ă  respecter l’ordre : mais tout ce qui ne trouble pas l’ordre, tout ce qui n’est qu’intĂ©rieur, comme l’opinion ; tout ce qui, dans la manifestation de l’opinion, ne nuit pas Ă  autrui, soit en provoquant des violences matĂ©rielles, soit en s’opposant Ă  une manifestation contraire ; tout ce qui, en fait d’industrie4, laisse l’industrie rivale s’exercer librement, est individuel, et ne saurait ĂȘtre lĂ©gitimement soumis au pouvoir social ».

Pour faire pendant Ă  ce texte qui pourrait prĂ©tendre donner le meilleur rĂ©sumĂ© possible de ce que nous appellerons, faute de mieux, le « noyau philosophique » du libĂ©ralisme, nous voudrions citer un autre auteur, britannique cette fois, John Stuart Mill. Il donne une autre « dĂ©finition5 », d’autant plus intĂ©ressante qu’elle s’inscrit dans une perspective utilitariste, lĂ  oĂč Constant s’inscrit, lui, dans celle du droit naturel. Ce faisant, nous retrouvons ainsi les deux grandes branches idĂ©ologiques dans l’hĂ©ritage desquelles s’inscrivent pour ainsi dire tous les libĂ©raux, comme nous avons dĂ©jĂ  eu l’occasion de le souligner dans le volume prĂ©cĂ©dent. Voici alors ce qui pourrait ĂȘtre une autre dĂ©finition, pour ainsi dire canonique, du libĂ©ralisme telle qu’on la trouve dans le manifeste de John Stuart Mill publiĂ© en 1859, et intitulĂ© on ne peut plus simplement On Liberty :

« VoilĂ  donc la rĂ©gion propre de la libertĂ© humaine. Elle comprend d’abord le domaine intime de la conscience qui nĂ©cessite la libertĂ© de conscience au sens le plus large : libertĂ© de penser et de sentir, libertĂ© absolue d’opinions et de sentiments sur tous les sujets, pratiques ou spĂ©culatifs, scientifiques, moraux ou thĂ©ologiques. La libertĂ© d’exprimer et de publier des opinions peut sembler soumise Ă  un principe diffĂ©rent, puisqu’elle appartient Ă  cette partie de conduite de l’individu qui concerne autrui ; mais [
] ces deux libertĂ©s sont pratiquement indissociables. C’est par ailleurs un principe qui requiert la libertĂ© des goĂ»ts et des occupations, la libertĂ© de tracer le plan de notre vie suivant notre caractĂšre, d’agir Ă  notre guise et de risquer toutes les consĂ©quences qui en rĂ©sulteront, et cela sans en ĂȘtre empĂȘchĂ© par nos semblables tant que nous ne leur nuisons pas, mĂȘme s’ils trouvaient notre conduite insensĂ©e, perverse ou mauvaise. [
] Une sociĂ©tĂ© quelle que soit la forme de son gouvernement n’est pas libre, Ă  moins de respecter globalement ces libertĂ©s ; et aucune n’est complĂštement libre si elles n’y sont pas absolues et sans rĂ©serve. La seule libertĂ© digne de ce nom est de travailler Ă  notre propre avancement Ă  notre grĂ©, aussi longtemps que nous ne cherchons pas Ă  priver les autres du leur ou Ă  entraver leurs efforts pour l’obtenir ».

On remarquera que l’économie n’occupe pas une place Ă  part dans ces deux « dĂ©finitions », mĂȘme si elle dĂ©coule en toute logique des principes qu’ils Ă©noncent. Ce qui nous conduit au cƓur mĂȘme de notre propos, Ă  savoir qu’un libĂ©ralisme qui se veut cohĂ©rent ne peut exclure aucune dimension de sa revendication de libertĂ© : ni la politique (un despotisme libĂ©ral est un oxymore et n’a rigoureusement aucun sens) ; ni les mƓurs (oĂč l’on voit que le libĂ©ralisme conservateur est un libĂ©ralisme hĂ©miplĂ©gique) ; ni l’économie (oĂč l’on voit que ceux qui, Ă  gauche notamment, se rĂ©clament du libĂ©ralisme en matiĂšre politique et culturelle, pour mieux le rejeter en matiĂšre Ă©conomique, sont tout autant pris en flagrant dĂ©lit d’incohĂ©rence que les conservateurs6). C’est la raison pour laquelle un populisme palĂ©o-libertarien, qui allie une dĂ©fense intransigeante de la libertĂ© Ă©conomique Ă  un conservatisme culturel mĂȘlĂ© d’une pratique politique faisant fi de l’idĂ©e mĂȘme de sĂ©paration des pouvoirs, constitue une mutilation de l’idĂ©al libĂ©ral qui conduit Ă  le dĂ©naturer complĂštement. D’une philosophie fondĂ©e sur la modĂ©ration et la dĂ©fense de l’individu contre toutes les formes de domination ne reste plus qu’une caricature de la libertĂ© : celle du renard dans le poulailler.

Pour le montrer, nous devons d’abord essayer de dĂ©finir les axiomes fondamentaux qui sont nĂ©cessaires pour pouvoir parler de libĂ©ralisme « cohĂ©rent ». Et en premier lieu, comme nous y invitent nos deux auteurs, il convient de souligner que le libĂ©ralisme est d’abord une forme d’individualisme (qu’il ne faut pas confondre avec l’égoĂŻsme, qui est une notion morale, pour ne pas dire moralisatrice) puisqu’il entend dĂ©fendre l’individu et son droit (ou sa capacitĂ©, selon les sensibilitĂ©s7) Ă  choisir librement son projet de vie, sans ĂȘtre contraint par une quelconque autoritĂ© (politique, religieuse, voire Ă©conomique) Ă  l’abandonner ou Ă  en changer. De lĂ  dĂ©coule nĂ©cessairement un nombre de libertĂ©s trĂšs concrĂštes :

– libertĂ© de pensĂ©e/de conscience (dimension politique et culturelle du libĂ©ralisme) ;

– libertĂ© d’expression (dimension politique) ;

– libertĂ© d’entreprendre (dimension Ă©conomique).

Autant de libertés qui coïncident avec un certain nombre de valeurs et de droits :

– l’égalitĂ© des droits et le respect des minoritĂ©s (puisque l’individu n’est jamais que la plus petite des minoritĂ©s possibles) ;

– le pluralisme, qu’il soit politique, idĂ©ologique ou religieux, mais aussi Ă©conomique, puisque la lutte contre les monopoles, quels qu’ils soient8, est un des piliers de tout libĂ©ralisme cohĂ©rent ;

– le respect de la propriĂ©tĂ©, dont le principe mĂȘme ne peut ĂȘtre remis en cause, mĂȘme si des discussions sont lĂ©gitimes sur sa possible limitation (que les libertariens refuseront lĂ  oĂč une majoritĂ© de libĂ©raux l’accepteront Ă  condition qu’elle reste limitĂ©e et justifiĂ©e de maniĂšre rigoureuse) ;

– la limitation des pouvoirs, qu’ils soient politiques (l’État d’abord, qui fait figure de LĂ©viathan redoutable), religieux (les Églises qui entendent imposer une vĂ©ritĂ© rĂ©vĂ©lĂ©e nĂ©cessairement liberticide) ou Ă©conomique (les grandes entreprises d’autant plus redoutables pour la libertĂ© qu’elles sont inĂ©vitablement liĂ©es, d’une maniĂšre ou d’une autre, Ă  la puissance publique). Bien sĂ»r, les divergences pourront ĂȘtre considĂ©rables entre les divers courants libĂ©raux qui se focaliseront contre un type de pouvoir plutĂŽt qu’un autre : les conservateurs mettront surtout l’accent sur le danger Ă©tatique, les libĂ©raux « culturels » sur les « Églises », et les libĂ©raux « sociaux » sur les dangers du grand capitalisme de connivence. Reste que le libĂ©ral qui entend rester cohĂ©rent devra rester vigilant Ă  l’égard de tous ces lĂ©viathans, qui reprĂ©sentent, Ă  des degrĂ©s divers, des menaces pour la libertĂ©.

Encore une fois, on trouve des diffĂ©rences considĂ©rables entre les auteurs qui se proclament libĂ©raux, d’autant qu’il y a, comme nous l’avons vu, plusieurs maniĂšres de justifier idĂ©ologiquement les revendications de libertĂ©. Il existe en effet une tradition qui se rĂ©clame du droit naturel, et qui a notamment – mais pas seulement – les faveurs des courants les plus radicaux du libĂ©ralisme, Ă  commencer par les libertariens qui en donnent une dĂ©finition intransigeante Ă  travers l’idĂ©e de souverainetĂ© « absolue » de l’individu. Une telle idĂ©e ne peut que conduire Ă  l’anarchisme puisqu’elle dĂ©nie Ă  toute autoritĂ© politique la moindre lĂ©gitimitĂ©, mĂȘme si, comme nous le verrons, ses partisans sont souvent moins vigilants vis- Ă -vis des pouvoirs Ă©conomiques et religieux. Face Ă  cette tradition libĂ©rale fondĂ©e sur le droit naturel s’est dĂ©veloppĂ©e une conception utilitariste du libĂ©ralisme, dans le sillage de Jeremy Bentham et de John Stuart Mill, mĂȘme si certains n’hĂ©sitent pas Ă  en chercher les origines lointaines jusque dans la pensĂ©e antique9. Cette tradition libĂ©rale d’origine utilitariste se veut du reste pragmatique puisque, recherchant « le plus grand bonheur du plus grand nombre » (tel est l’axiome de base de l’utilitarisme10), elle admet comme lĂ©gitime une certaine intervention de l’État, au point que John Stuart Mill sera considĂ©rĂ© Ă  la fin de sa vie comme un socialiste libĂ©ral, et jugĂ© par nombre de libertariens comme un traĂźtre Ă  la cause. Reste qu’il est peu d’auteurs qui aient davantage que Mill insistĂ© sur les vertus du pluralisme, y voyant lĂ  la grande supĂ©rioritĂ© de ce que Karl Popper (un autrichien naturalisĂ© britannique qui deviendra l’une des grandes figures du libĂ©ralisme europĂ©en du xxe siĂšcle) appellera les « sociĂ©tĂ©s ouvertes11 ». On peut en effet lire dans On Liberty une telle ode au pluralisme, dessinant l’un des piliers les plus vitaux de tout l’édifice libĂ©ral. On le retrouvera dans l’Ɠuvre d’Hayek ou de MickaĂ«l Polanyi (Ă  ne pas confondre avec son frĂšre Karl12) dĂ©fendant tous deux les ordres sociaux polycentriques et spontanĂ©s, en les jugeant infiniment plus efficaces que toute forme de planification (dans le domaine Ă©conomique, mais Ă©galement en matiĂšre de recherche scientifique). Pour John Stuart Mill, guide sĂ»r pour les dĂ©fenseurs des libertĂ©s :

« Pourquoi la famille des nations europĂ©ennes continue-t-elle de progresser ? Pourquoi n’est-elle pas une partie stationnaire de l’humanitĂ© ? Ce n’est certes pas grĂące Ă  leurs prĂ©tendues qualitĂ©s supĂ©rieures, car lĂ  oĂč elles existent, c’est Ă  titre d’effet, et non de cause ; mais c’est plutĂŽt grĂące Ă  leur remarquable diversitĂ© de caractĂšre et de culture. En Europe, les individus, les classes, les nations sont extrĂȘmement dissemblables : ils se sont frayĂ© une grande variĂ©tĂ© de chemins, chacun conduisant Ă  quelque chose de prĂ©cieux ; et bien qu’à chaque Ă©poque ceux qui empruntaient ces diffĂ©rents chemins aient Ă©tĂ© intolĂ©rants les uns envers les autres, et que chacun eĂ»t prĂ©fĂ©rĂ© obliger tous les autres Ă  suivre sa route, leurs efforts mutuels pour freiner leur dĂ©veloppement ont rarement eu un succĂšs dĂ©finitif. Et, peu Ă  peu, chacun en est venu Ă  accepter bon grĂ© mal grĂ©, le bien qu’apportaient les autres. Selon moi, c’est Ă  cette pluralitĂ© de voies que l’Europe doit son dĂ©veloppement variĂ©. Mais dĂ©jĂ  elle commence Ă  perdre considĂ©rablement cet avantage. Elle avance dĂ©cidĂ©ment vers l’idĂ©al chinois de l’uniformisation des personnes13 ».

À l’heure de la concentration des outils numĂ©riques et autres rĂ©seaux sociaux entre les mains de quelques acteurs gĂ©ants aux visĂ©es monopolistiques, cet Ă©loge du pluralisme comme cƓur mĂȘme de la philosophie libĂ©rale mĂ©rite d’ĂȘtre rappelĂ© inlassablement.

2

En quoi les (paléo-) libertariens violent-ils un certain nombre de principes libéraux fondamentaux ?

Notes

14.

Nous laisserons de cĂŽtĂ© la question du libre-Ă©change, que Javier Milei, contrairement Ă  Donald Trump, se garde bien de remettre en cause, tant l’économiste argentin sait pertinemment qu’il s’agit lĂ  d’un dogme intangible pour la quasi-totalitĂ© des libĂ©raux, libertariens et autres anarcho-capitalistes.

+ -

Une fois Ă©numĂ©rĂ©s ce que nous pensons pouvoir affirmer ĂȘtre les piliers d’un libĂ©ralisme « cohĂ©rent », il sera plus facile de montrer, Ă  travers quelques exemples concrets, comment certains libertariens radicaux alliĂ©s au conservatisme religieux (en Argentine avec Milei ou aux États-Unis avec Trump) trahissent Ă  n’en pas douter des valeurs pourtant au cƓur de toute philosophie authentiquement libĂ©rale. Nous prendrons successivement des exemples Ă©conomiques (la question des monopoles14), politiques (avec la question de l’immigration) et « culturels » (avec notamment le droit Ă  l’avortement, les droits LGBT et plus largement la question des discriminations). Ces dĂ©bats nous permettront de voir si le libĂ©ralisme dont ils se revendiquent fiĂšrement, au point de prĂ©tendre en reprĂ©senter la seule version orthodoxe ou pure, incorpore bien les trois dimensions que nous estimons insĂ©parables – politique, Ă©conomique et culturelle –, ou si au contraire l’idĂ©ologie qu’ils dĂ©fendent n’est pas fonciĂšrement hĂ©miplĂ©gique.

3

La question clé des monopoles

Notes

15.

Pour reprendre le titre d’une cĂ©lĂšbre intervention d’Élie HalĂ©vy, lors d’une sĂ©ance de la SociĂ©tĂ© française de Philosophie du 28 novembre 1938.

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16.

Tel est le terme alors employĂ©, dans un sens parfaitement contraire Ă  celui que le mot a pris dans les dĂ©cennies suivantes, et tel qu’il est aujourd’hui couramment utilisĂ©, au risque de semer la confusion en substituant parfois la polĂ©mique idĂ©ologique au strict respect des nuances et de la rigueur historiques. Pour une premiĂšre approche de cet important moment de l’histoire du libĂ©ralisme de l’avant-Seconde Guerre mondiale, on peut se reporter utilement Ă  Serge Audier, Le Colloque Lippmann : aux origines du nĂ©o-libĂ©ralisme, Ă©ditions Le Bord de l’Eau, 2008.

+ -

17.

Il participa au colloque avant de faire partie aprĂšs-guerre de la SociĂ©tĂ© du Mont PĂšlerin. Ce haut fonctionnaire issu de l’école Polytechnique et de l’inspection des Finances exercera des responsabilitĂ©s importantes dans l’administration française puis au sein des institutions europĂ©ennes, mĂȘme si la postĂ©ritĂ© a surtout retenu le fameux « plan Rueff » mis en Ɠuvre avec Antoine Pinay au moment du retour du gĂ©nĂ©ral de Gaulle au pouvoir en 1958. On sait moins qu’il a Ă©crit de nombreux livres et qu’il joua un rĂŽle non nĂ©gligeable dans la dĂ©fense des idĂ©es libĂ©rales. Voir notamment Christopher S. Chivvis, The Monetary Conservative. Jacques Rueff and Twentieth-century Free Market Thought, Northern Illinois University Press, 2010.

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18.

Nous renvoyons Ă  l’introduction de Xavier MĂ©ra au troisiĂšme tome de la traduction française du livre, paru en 2007, et que l’on peut librement trouver [en ligne].

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19.

Pablo Stefanoni, « Javier Milei en 10 phrases choc. Le palĂ©olibertarien qui veut prendre l’Argentine », Le Grand Continent, 18 septembre 2023.

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Nous avons vu que c’est par la lecture d’un texte de Rothbard relatif Ă  la question des monopoles que Javier Milei a connu en 2013 une subite conversion aux thĂšses libertariennes les plus radicales. C’est lĂ  une question clĂ©, mĂȘme si elle ne saurait se limiter Ă  une stricte querelle d’économistes. En effet, la dĂ©fense du pluralisme est un principe fondamental du libĂ©ralisme, et c’est la raison pour laquelle l’idĂ©e mĂȘme de monopole heurte tous les auteurs libĂ©raux, quel que soit le domaine oĂč il s’applique, que l’on pense par exemple Ă  la question du monopole de l’enseignement qui a longtemps mobilisĂ© une partie des libĂ©raux contre les visĂ©es monopolistiques de l’État ou de l’Église.

Sur le plan strictement Ă©conomique, la dĂ©nonciation des monopoles privĂ©s s’incarne dans la lutte antitrust, dont les États-Unis ont donnĂ© une illustration fameuse avec le Sherman Anti-Trust Act du 2 juillet 1890, la premiĂšre tentative du gouvernement amĂ©ricain pour limiter les comportements anticoncurrentiels des grandes entreprises, signant par lĂ -mĂȘme la naissance du droit de la concurrence moderne. Le principe de cette lutte antitrust est soutenu par un grand nombre de penseurs libĂ©raux, comme l’illustre par exemple le cĂ©lĂšbre Colloque Lippmann qui a rassemblĂ© Ă  Paris, en aoĂ»t 1938, 26 Ă©conomistes et intellectuels libĂ©raux afin de rĂ©flĂ©chir Ă  la maniĂšre de sauver un libĂ©ralisme alors en butte Ă  la double offensive idĂ©ologique du communisme et du fascisme, durant ce que l’historien libĂ©ral Élie HalĂ©vy a appelĂ© « l’ùre des tyrannies15 ». Dans l’esprit de l’initiateur de cette rencontre, le journaliste amĂ©ricain Walter Lippmann (comme dans celui de la grande majoritĂ© des participants au colloque), cette entreprise de rĂ©novation du libĂ©ralisme devait passer par une remise en cause du libĂ©ralisme laissez-fairiste d’antan, au profit d’un « nĂ©o-libĂ©ralisme16 » qui acceptĂąt une intervention plus importante de l’État dans la vie Ă©conomique et sociale. L’un des piliers de ce nouveau libĂ©ralisme devait notamment rĂ©sider dans la lutte contre les monopoles : la dĂ©fense de la concurrence Ă©tait l’un des domaines oĂč cette intervention de l’État paraissait parfaitement lĂ©gitime Ă  bon nombre de libĂ©raux patentĂ©s, comme le Français Jacques Rueff17, ou encore les ordolibĂ©raux allemands qui, aprĂšs la guerre, thĂ©oriseront l’espace Ă©conomique europĂ©en comme un marchĂ© institutionnel oĂč la concurrence devait ĂȘtre garantie et promue par une autoritĂ© de rĂ©gulation puissante.

Si la concurrence reflĂšte des valeurs fonciĂšrement libĂ©rales comme la diversitĂ© et le pluralisme, c’est aussi un gage d’émulation, condition mĂȘme de l’innovation, lĂ  oĂč les rentes de situation ne peuvent conduire qu’à la sclĂ©rose et Ă  la stagnation. Il n’en reste pas moins, comme nous l’avons vu, que la notion mĂȘme de monopole a Ă©tĂ© remise en cause par les franges les plus radicales du libĂ©ralisme, en particulier du cĂŽtĂ© de l’école autrichienne. C’est le cas de Ludwig von Mises, qui Ă©crit ainsi dans son opus magnum, L’Action humaine, qu’à l’exception de certains marchĂ©s de matiĂšre premiĂšre, le monopole n’existe pas en tant que capacitĂ© qu’auraient certaines entreprises privĂ©es Ă  supprimer la concurrence, c’est-Ă -dire la « souverainetĂ© du consommateur » qu’est censĂ©e Ă©tablir l’économie de marchĂ©. En effet, Ă©crit-il :

« Le domaine du monopole apparaĂźt comme extrĂȘmement vaste. Les produits des industries de transformation sont plus ou moins diffĂ©rents l’un de l’autre. Chaque usine fabrique des produits diffĂ©rents de ceux des autres Ă©tablissements. Chaque hĂŽtel a le monopole de la vente de ses services sur le site de ses immeubles. Les services professionnels d’un mĂ©decin ou d’un juriste ne sont jamais parfaitement Ă©gaux Ă  ceux que rend un autre mĂ©decin ou juriste. À part certaines matiĂšres premiĂšres, denrĂ©es alimentaires et autres produits de grande consommation, le monopole est partout sur le marchĂ©. Pourtant, le simple phĂ©nomĂšne de monopole est sans signification ou importance dans le fonctionnement du marchĂ© et la formation des prix. Il ne donne au monopoliste aucun avantage pour la vente de ses produits. [
] Il y a toujours concurrence catallactique sur le marchĂ©. [
] Il y a des gens qui soutiennent que la thĂ©orie catallactique des prix n’est d’aucun usage pour l’étude de la rĂ©alitĂ© parce qu’il n’y a jamais eu de ‘‘libre’’ concurrence et qu’à tout le moins aujourd’hui il n’existe plus rien de tel. Toutes ces thĂšses sont fausses. Elles comprennent le phĂ©nomĂšne de travers et ignorent tout simplement ce que la concurrence est rĂ©ellement. C’est un fait que l’histoire des derniĂšres dĂ©cennies est un rĂ©pertoire de mesures politiques visant Ă  restreindre la concurrence. C’est l’intention manifeste de ces plans que de confĂ©rer des privilĂšges Ă  certains groupes de producteurs en les protĂ©geant contre la concurrence de rivaux plus efficaces. Dans de nombreux cas, ces politiques ont créé la situation requise pour l’apparition de prix de monopole. [
] La compĂ©tition catallactique a Ă©tĂ© considĂ©rablement limitĂ©e, mais l’économie de marchĂ© fonctionne toujours, bien que sabotĂ©e par les immixtions du pouvoir politique et des syndicats. [
] L’objectif ultime de toutes ces politiques anticoncurrentielles est de substituer au capitalisme un systĂšme socialiste de planification dans lequel il n’y aurait plus du tout de concurrence. Tout en versant des larmes de crocodile Ă  propos du dĂ©clin de la concurrence, les planificateurs visent Ă  l’abolition de ce systĂšme concurrentiel ‘‘insensé’’ ».

En d’autres termes, le monopole en tant que tel, c’est-Ă -dire en tant que phĂ©nomĂšne susceptible d’annihiler la concurrence et de mettre fin Ă  la souverainetĂ© du consommateur, ne saurait ĂȘtre l’Ɠuvre d’entreprises privĂ©es, mais uniquement de l’État. MĂȘme si Mises admet toutefois une exception, Ă  savoir la possible Ă©mergence de prix de monopole dans le cas oĂč un monopole ou un cartel ferait face Ă  une demande inĂ©lastique au-dessus du prix concurrentiel. C’est cette exception que Rothbard entend pour sa part dĂ©monter dans son grand traitĂ© de thĂ©orie Ă©conomique, L’Homme, l’Économie et l’État, paru en 196218. Sans rentrer dans le dĂ©tail d’une argumentation serrĂ©e, il nous suffit toutefois de comprendre qu’il s’agit lĂ  pour Rothbard, une fois de plus, de poursuivre le combat engagĂ© par son ancien maĂźtre autrichien en radicalisant encore ses positions. En l’occurrence, en dĂ©montrant que la notion de monopole ne saurait « en aucune circonstance » ĂȘtre conçue comme une entrave au bon fonctionnement de l’économie de marchĂ©, sauf bien entendu si elle est l’Ɠuvre de l’État. Un État qui reste plus que jamais le grand ennemi Ă  abattre. Ce faisant, Rothbard prend le contrepied d’une longue tradition d’économistes libĂ©raux patentĂ©s, ralliĂ©s sur cette question prĂ©cise Ă  l’opinion de l’immense majoritĂ© de leurs confrĂšres, toutes sensibilitĂ©s confondues. C’est prĂ©cisĂ©ment la raison pour laquelle, la lecture du chapitre 10 de L’Homme, l’Économie et l’État, consacrĂ© au dĂ©boulonnage d’une des statues apparemment les plus solides de la science Ă©conomique, a pu exercer sur l’économiste Javier Milei la fascination propre Ă  toute entreprise iconoclaste – pour ne pas dire sacrilĂšge. Le futur prĂ©sident argentin en a alors conclu que tout ce qu’il avait pu enseigner jusque-lĂ  Ă  ses Ă©tudiants Ă©tait fallacieux : « Quand j’ai fini de lire Rothbard, je me suis dit : “Pendant plus de 20 ans, j’ai trompĂ© mes Ă©tudiants. Tout ce que j’ai enseignĂ© sur les structures de marchĂ© est faux. C’est complĂštement erronĂ© !”19 ».

4

La question de l’immigration

Notes

20.

Dans son introduction au recueil de tribunes publiées par Rothbard dans le Rothbard-Rockwell Report entre 1990 et 1994. Cf. Llewellyn H. Rockwell Jr (eds), The Irrepressible Rothbard, The Center For Libertarian Studies, 2000, p. 268-269 [en ligne].

+ -

21.

Jean-Baptiste Say, Cours complet d’économie politique pratique, 1828.

+ -

22.

Bien qu’il existe, nous l’avons dit, une frange de libertariens qui se rĂ©clament d’une philosophie utilitariste, Ă  l’image d’un David Friedman par exemple.

+ -

23.

Benjamin Constant, Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, Paris, Les Belles Lettres, 2004. Cette réédition est la premiĂšre depuis la parution initiale en 1824.

+ -

24.

Benjamin Constant, ƒuvres complĂštes, volume 3, Écrits littĂ©raires (1800-1813), De Gruyter Mouton, 1995, p. 346.

+ -

25.

Jean-Baptiste Say, TraitĂ© d’économie politique, 1803, t. I.

+ -

26.

Gustave de Molinari, La Viriculture, ralentissement du mouvement de la population, dégénérescence, causes et remÚdes, Paris, Guillaumin, 1897.

+ -

27.

Il est vrai que sur certaines questions il est minoritaire au sein de la mouvance libĂ©rale, comme par exemple sur la question coloniale, qu’il approuve Ă  la diffĂ©rence de nombre d’autres libĂ©raux.

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28.

Paul Leroy-Beaulieu, « Les devoirs et les droits des nations envers les Ă©trangers », L’Économiste Français, 30 juillet 1887. Le texte est disponible en ligne sur le site de l’Institut Coppet [en ligne].

+ -

Force est de constater que la dĂ©nonciation de l’immigration n’occupe pas chez Javier Milei la place centrale qu’elle occupe chez Donald Trump, car l’économiste argentin sait pertinemment que la libre circulation des personnes est un dogme intangible des libĂ©raux de toute obĂ©dience. Il le reconnaĂźt du reste lui-mĂȘme dans le discours que nous publions Ă  la fin de cette note, puisqu’il affirme : « La libre circulation des biens et des personnes Ă©tant Ă  la base du libĂ©ralisme, nous le savons bien, l’Argentine, les États-Unis et bien d’autres pays ont Ă©tĂ© rendus grands par ces immigrants qui ont quittĂ© leur patrie Ă  la recherche de nouvelles opportunitĂ©s ». Pour tenir un discours critique Ă  l’égard du phĂ©nomĂšne migratoire, Milei est contraint d’opĂ©rer une acrobatie intellectuelle en arguant que « le wokisme a Ă©galement dĂ©naturĂ© la cause de l’immigration », puisque, Ă  l’entendre, « de la tentative d’attirer des talents Ă©trangers pour promouvoir le dĂ©veloppement, nous sommes passĂ©s Ă  une immigration de masse motivĂ©e non pas par l’intĂ©rĂȘt national mais par la culpabilitĂ© ». Ce faisant, Milei n’innove guĂšre en rĂ©alitĂ©, puisque le courant palĂ©o-libĂ©rtarien lui a ouvert la voie trente ans plus tĂŽt aux États-Unis.

De fait, dans leur volontĂ© de rapprochement avec la droite populiste, Rothbard et Lew Rockwell, les concepteurs de la stratĂ©gie « fusionniste » dont nous avons abondamment parlĂ© dans le volume prĂ©cĂ©dent, ont cherchĂ© bien avant Javier Milei (et de maniĂšre plus argumentĂ©e que dans le discours que nous publions) Ă  justifier le refus de l’immigration, sans pour autant paraĂźtre renier leurs principes libertariens. C’est ce dont tĂ©moigne parfaitement Lew Rockwell, le compagnon de route de Rothbard, lorsqu’il Ă©crit cinq ans aprĂšs la mort de ce dernier20 :

« Mais comment un anarchiste peut-il soutenir les restrictions Ă  l’immigration ? Comme il l’écrit dans The Ethics of Liberty (1982), ‘‘il ne peut y avoir aucun droit humain Ă  immigrer, car quelle propriĂ©tĂ© quelqu’un d’autre a-t-il le droit de fouler aux pieds [to trample] ? En bref, si ‘Primus’ souhaite migrer maintenant d’un autre pays vers les États-Unis, nous ne pouvons pas dire qu’il a le droit absolu d’immigrer sur cette terre ; car que dire de ces propriĂ©taires qui ne veulent pas de lui sur leur propriĂ©tĂ© ?’’ Je cite ce passage pour dĂ©montrer l’inanitĂ© d’une autre accusation contre Murray : il aurait changĂ© sa position sur l’immigration ouverte en une position ‘‘nativiste’’ Ă  cause de sa nouvelle amitiĂ© avec les palĂ©oconservateurs. Comme le montre ce volume, ses derniĂšres opinions sur le sujet Ă©taient une consĂ©quence de sa position gĂ©nĂ©rale en faveur de droits de propriĂ©tĂ© stricts. Ainsi, il ne restreindrait pas l’immigration dans laquelle les gens contractent pour travailler (la citoyennetĂ© Ă©tant une question entiĂšrement diffĂ©rente) ».

Ce faisant, les libertariens n’en renient pas moins ouvertement une libertĂ© (celle de circuler librement) considĂ©rĂ©e comme naturelle par l’immense majoritĂ© des penseurs libĂ©raux, dont un bon nombre ont eux-mĂȘmes Ă©tĂ© des immigrĂ©s (que l’on pense, pour le seul xxe siĂšcle, Ă  Ayn Rand, Hayek, Mises, Popper, MickaĂ«l Polanyi, et tant d’autres encore). Il serait trop long et fastidieux de faire une revue des positions de tous les courants du libĂ©ralisme sur cette question, et nous nous contenterons d’évoquer ici cette Ă©cole française laissez-fairiste dont les anarcho-capitalistes se sont souvent proclamĂ©s avec fiertĂ© les hĂ©ritiers. Son fondateur Jean-Baptiste Say explique par exemple que la libertĂ© de circulation est une consĂ©quence directe du respect du droit de propriĂ©tĂ©, comme s’il rĂ©pondait directement Ă  Rothbard. On peut en effet lire dans son Cours complet d’économie politique pratique, publiĂ© en 1823 :

« La facultĂ© locomotive, cette facultĂ© de pouvoir changer de place, et de transporter nos capacitĂ©s dans le lieu oĂč elles peuvent nous rendre le plus de services ; cette facultĂ© si merveilleuse Ă  laquelle nous donnons si peu d’attention, fait partie de nos biens, de mĂȘme que toutes les autres facultĂ©s que nous tenons de la nature, et les atteintes qu’on y porte, sont par consĂ©quent des atteintes Ă  la propriĂ©tĂ©. Un peuple qui n’est point choquĂ© que l’on entrave sous diffĂ©rents prĂ©textes, la facultĂ© qu’ont les hommes de changer de lieu, n’est point animĂ© d’un vĂ©ritable respect pour la propriĂ©tĂ©, et n’est point encore assez instruit pour avoir le sentiment de tous les heureux fruits que peut produire le plein et entier usage de nos facultĂ©s. Je ne me serais pas cru obligĂ© d’insister sur ce point, si ce n’était qu’il m’a semblĂ© utile de montrer Ă  ceux mĂȘmes qui conviennent que les propriĂ©tĂ©s doivent ĂȘtre respectĂ©es, combien ils sont sujets Ă  dĂ©mentir leur doctrine par les actes auxquels ils prennent part, ou qu’ils approuvent21 ».

Ce texte est d’autant plus remarquable qu’il semble rĂ©pondre, comme par anticipation, aux arguments des palĂ©o-libertariens comme Rothbard invoquant le droit de propriĂ©tĂ©, sacrĂ© Ă  leurs yeux, et en ce qu’il parle le langage du droit naturel, dont nous avons vu Ă  maintes reprises qu’il Ă©tait le fondement philosophique sur lequel s’appuyaient la grande majoritĂ© des libertariens les plus radicaux pour lĂ©gitimer leurs positions, Ă  la diffĂ©rence des utilitaristes, volontiers accusĂ©s d’ĂȘtre mous et/ou inconsĂ©quents22.

Jean-Baptiste Say n’est d’ailleurs pas isolĂ© parmi les libĂ©raux français lorsqu’il dĂ©fend une telle position. Pour Benjamin Constant, « si, dans un pays, les efforts d’un travailleur sont inutiles, il peut chercher ailleurs un ciel plus propice et des circonstances plus favorables », tout en prĂ©cisant qu’il regrette les « lois prohibitives » qui dĂ©nient aux plus pauvres ce droit d’aller tenter leur chance ailleurs. « Avec une lĂ©gislation pareille, ajoute Constant, il n’y a aucun excĂšs qu’on ne doive attendre, il n’y a pas de dĂ©sordre qui nous puisse Ă©tonner23 ». De fait, le dĂ©veloppement mĂȘme des passeports au xIxe siĂšcle est unanimement blĂąmĂ© par les penseurs libĂ©raux qui, Ă  l’unisson de leur pĂšre spirituel qu’est en quelque sorte Benjamin Constant, regrettent le temps bĂ©ni oĂč chacun pouvait jouir de « cette libertĂ© complĂšte d’aller et de venir, sans qu’ñme qui vive s’occupe de vous, et sans que rien rappelle cette police dont les coupables sont le prĂ©texte, et les innocents le but24 ».

L’argument fondĂ© sur le droit naturel n’est du reste pas le seul Ă  ĂȘtre mobilisĂ© pour dĂ©fendre la libre circulation des personnes. Des arguments de type utilitariste sont aussi utilisĂ©s, afin de dĂ©montrer que l’immigration est bĂ©nĂ©fique pour le pays d’accueil, et pas uniquement pour le migrant. Ainsi Jean-Baptiste Say Ă©crit-il en 1803 : « Une acquisition vraiment profitable pour une nation, c’est celle d’un Ă©tranger qui vient s’y fixer en transportant avec lui sa fortune. Il lui procure Ă  la fois deux sources de richesses : de l’industrie [entendre : du travail] et des capitaux. Cela vaut des champs ajoutĂ©s Ă  son territoire ; sans parler d’un accroissement de population prĂ©cieuse quand il apporte en mĂȘme temps de l’affection [lire : une reconnaissance envers le pays d’accueil] et des vertus25 ». L’argument mis ici en avant consiste Ă  dĂ©montrer que l’immigrant, qu’il retourne au bout de quelques annĂ©es dans son pays d’origine ou bien qu’il demeure dans sa nouvelle patrie, a quoi qu’il en soit accompli pour cette derniĂšre une Ɠuvre productive, et donc accru sa richesse. C’est pourquoi quelqu’un comme Gustave de Molinari, en qui les anarcho-capitalistes amĂ©ricains du xxe siĂšcle verront le libĂ©ral le plus consĂ©quent du Groupe de Paris et le plus proche de leurs idĂ©es, Ă©crira en son temps que l’immigration est « toujours avantageuse », dans la mesure oĂč « l’immigration n’apporte gĂ©nĂ©ralement que les individus les plus entreprenants et les plus vigoureux26 ».

Bien sĂ»r, les libĂ©raux du xIxe siĂšcle ne prĂŽnent pas une abolition pure et simple des frontiĂšres, pas plus qu’ils ne dĂ©nient Ă  l’État le droit d’interdire l’entrĂ©e sur son territoire Ă  des personnes qu’il estimerait reprĂ©senter une menace pour l’ordre public. Mais Ă  leurs yeux l’interdiction doit demeurer l’exception ; en aucun cas la rĂšgle. En effet, comme l’écrit Paul Leroy-Beaulieu, l’une des figures les plus Ă©minentes de l’École de Paris27, si l’État ne lui paraĂźt pas lĂ©gitime pour empĂȘcher un Ă©tranger d’acquĂ©rir une propriĂ©tĂ©, de prendre un emploi qui lui est proposĂ©, ou encore de fonder une famille et de s’employer Ă  la nourrir, il peut en revanche tout Ă  fait repousser des populations qu’il estimerait indĂ©sirables car reprĂ©sentant une menace pour l’ordre social. Il dĂ©veloppe par exemple, en juillet 1887, un plaidoyer en faveur d’une immigration libre – quoique maĂźtrisĂ©e –, en utilisant une argumentation Ă  la fois utilitariste et jusnaturaliste, comme en attestent ces lignes :

« La vieille maxime que l’étranger est l’ennemi tend Ă  ressusciter dans presque tous les pays du monde, tellement il est vrai que les progrĂšs dont se targue le genre humain dans l’ordre moral ne sont jamais dĂ©finitivement acquis, qu’il faut sans cesse les dĂ©fendre, et qu’un retour offensif de la barbarie primitive menace toujours notre prĂ©caire et fragile civilisation. [
] Le retour Ă  la politique d’isolement national est malheureusement le trait le plus caractĂ©ristique des dix derniĂšres annĂ©es. On commence par prohiber les produits ; l’on finit par vouloir prohiber les personnes. Quand on n’interdit pas Ă  l’étranger de rĂ©sider dans le pays, on lui dĂ©fend d’y devenir propriĂ©taire. [
] Si nous dĂ©nonçons cette tendance, c’est qu’elle nous paraĂźt conduire Ă  des embarras Ă©conomiques et, un jour plus ou moins Ă©loignĂ©, Ă  des catastrophes politiques. Rien n’est plus opposĂ© au droit des gens, ou du moins Ă  son interprĂ©tation moderne. [
] Nous tenons, quant Ă  nous, qu’un peuple n’a ni intĂ©rĂȘt ni droit Ă  proscrire en masse de son territoire les Ă©trangers ou Ă  leur y rendre par des taxes spĂ©ciales la rĂ©sidence impossible ; qu’un peuple n’a Ă©galement ni intĂ©rĂȘt ni droit Ă  interdire aux Ă©trangers l’achat de propriĂ©tĂ©s. Nous soutenons, en outre, qu’un peuple est suffisamment armĂ© quand il impose aux Ă©trangers qui sont sur son territoire la reconnaissance de toutes les lois du pays, et qu’il les naturalise Ă  partir de la seconde gĂ©nĂ©ration. L’usage habile et rĂ©solu de la naturalisation suffit pour qu’un peuple tourne Ă  son profit l’immigration des Ă©trangers. [
] L’État n’a qu’à se rĂ©server le droit de prohiber individuellement les Ă©trangers dangereux, et mĂȘme en masse les bandes de mendiants ou de bohĂ©miens, de saltimbanques et de vagabonds, les seules immigrations qui nuisent Ă  un pays28 ».

Pour conclure, il est donc manifeste que pour les libĂ©raux français du xIxe siĂšcle (dont, une fois encore, les libertariens amĂ©ricains du siĂšcle suivant aimeront tant se rĂ©clamer), le droit de libre circulation des personnes doit ĂȘtre la rĂšgle, pour des raisons tenant Ă  la fois aux principes (il s’agit Ă  leurs yeux d’un droit naturel) et Ă  des considĂ©rations utilitaristes (l’immigration est bĂ©nĂ©fique pour le pays d’accueil). Le refus de laisser des populations Ă©trangĂšres s’installer dans une autre contrĂ©e pour y travailler – en respectant bien entendu le pays hĂŽte – ne peut se justifier que par des considĂ©rations relatives Ă  l’ordre public, et certainement pas pour flatter les sentiments xĂ©nophobes ou les craintes irrationnelles Ă  l’égard de l’étranger entretenues par des discours dĂ©magogiques.

5

Le libéralisme culturel

Notes

29.

Murray N. Rothbard, For a New Liberty. The Libertarian Manifesto, op. cit.

+ -

30.

David Friedman, The Machinery of Freedom. Guide to a Radical Capitalism, 1973 (traduit en français en 1992 par Les Belles Lettres, sous le titre : Vers une SociĂ©tĂ© sans État).

+ -

31.

Murray Rothbard, The Religious Right. Toward a Coalition, février 1993.

+ -

32.

On connaĂźt la place que la critique de l’environnement occupe dans le discours du climatosceptique Donald Trump mais que reprend volontiers Javier Milei lorsqu’il dĂ©nonce par exemple en janvier 2021 dans son discours Ă  Davos, le « sinistre Ă©cologisme radical et la banniĂšre du changement climatique ». Notons que cette critique Ă©tait dĂ©jĂ  mise en avant par quelqu’un comme Rothbard dĂšs le dĂ©but des annĂ©es 1990, puisqu’il s’en prend alors Ă  « l’interminable litanie des postulats hystĂ©riques et pseudo-scientifiques des derniĂšres annĂ©es », Ă  l’image du discours Ă©cologiste sur le « rĂ©chauffement de l’atmosphĂšre ». Cf. Murray Rothbard, postface Ă  l’édition française de L’Ethique de la libertĂ©, octobre 1990.

+ -

33.

Ibid.

+ -

34.

Comme chacun sait, les catholiques, pourtant minoritaires aux États-Unis, ont Ă©tĂ© aux avant-postes du combat de longue haleine contre l’avortement, qui a remportĂ© une victoire dĂ©cisive en 2021 avec la remise en cause par la Cour suprĂȘme de l’arrĂȘt Roe v. Wade qui remontait Ă  1973.

+ -

Selon la tradition libĂ©rale classique, Ă  laquelle se rattache in fine le courant libertarien, la loi n’a pas Ă  se substituer Ă  la morale en se prononçant sur les comportements individuels, dĂšs lors que ces derniers ne portent pas atteinte aux droits d’autrui. En effet, la fonction exclusive de la loi – c’est-Ă -dire la justification du pouvoir politique, dĂ©tenteur du monopole de la violence lĂ©gitime – est d’assurer le strict respect des droits individuels en punissant les atteintes Ă  ces mĂȘmes droits. Nous avons vu que Rothbard lui-mĂȘme, dans les annĂ©es 1960, pouvait Ă©crire que « le libertarien approuve sans rĂ©serve ce qu’on appelle gĂ©nĂ©ralement les ‘‘libertĂ©s civiles’’ : libertĂ© d’expression, de publication, d’association, libertĂ© de se livrer Ă  des ‘‘crimes sans victimes’’ tels que la pornographie, les dĂ©viations sexuelles et la prostitution29 ». C’est cette mĂȘme conception qu’exprime David Friedman (fils de Milton, et libertarien affirmĂ©, contrairement Ă  son pĂšre), lorsqu’il Ă©crit : « L’idĂ©e centrale du libertarisme, c’est qu’on doit laisser les gens mener leur propre vie comme ils l’entendent. Nous rejetons totalement l’idĂ©e qu’il faille protĂ©ger les gens eux-mĂȘmes par la force. Une sociĂ©tĂ© libertarienne n’aurait pas de lois contre la drogue, le jeu, la pornographie – et pas de ceinture de sĂ©curitĂ© obligatoire30 ». On pourrait ainsi multiplier Ă  l’envi les dĂ©clarations du mĂȘme acabit, mais le meilleur rĂ©sumĂ© de cette cohĂ©rence libertarienne est le canadien Tim Moen, qui lors de sa candidature aux Ă©lections lĂ©gislatives de 2014, a choisi comme slogan de campagne : « Je veux que les couples gays mariĂ©s puissent dĂ©fendre leurs plants de marijuana avec leurs fusils ».

Force est pourtant de constater qu’un tel point de vue, qui peut au moins se targuer d’une forme de logique, est loin de reflĂ©ter le positionnement de la grande majoritĂ© des libertariens aujourd’hui. Beaucoup, Ă  l’image de Javier Milei, prĂ©fĂšrent abandonner le libĂ©ralisme culturel Ă  la gauche pour mieux surfer sur les tendances conservatrices de la sociĂ©tĂ© selon cette stratĂ©gie d’alliance avec la droite populiste, dont nous avons longuement explorĂ© la gĂ©nĂ©alogie dans le premier volume de cette note. Dans un article-fleuve, intitulĂ© “The Religious Right. Toward a Coalition”, et rĂ©digĂ© juste aprĂšs l’élection du DĂ©mocrate Bill Clinton Ă  la Maison-Blanche, Rothbard, une fois de plus, a reconnu sans ambages son alignement sur la droite chrĂ©tienne en matiĂšre culturelle :

« Comment se fait-il que moi, un libĂ©ral pro-choice, je me sois levĂ© et j’aie applaudi lorsque le rĂ©vĂ©rend Falwell a annoncĂ©, aprĂšs l’élection, qu’il pourrait ressusciter la MajoritĂ© morale ? [
] La plupart des libertariens pensent aux conservateurs chrĂ©tiens dans les mĂȘmes termes sinistres que les mĂ©dias de gauche, sinon plus : leur objectif est d’imposer une thĂ©ocratie chrĂ©tienne ; d’interdire l’alcool et d’autres moyens de plaisir hĂ©donique, et d’enfoncer les portes des chambres pour imposer une police des mƓurs dans le pays. Rien n’est plus faux : les conservateurs chrĂ©tiens tentent de riposter contre une Ă©lite de gauche libĂ©rale qui a utilisĂ© le gouvernement pour attaquer et pratiquement dĂ©truire les valeurs, les principes et la culture chrĂ©tiens31 ».

Comment mieux dire que la stratĂ©gie de fusion avec la droite religieuse prend ici clairement le pas sur la cohĂ©rence idĂ©ologique, et que dans le combat contre l’hydre Ă©tatiste, l’alliance avec la droite la plus conservatrice et la plus illibĂ©rale en matiĂšre culturelle est une tactique d’autant plus assumĂ©e qu’elle paraĂźt indispensable, aux yeux de ses instigateurs, Ă  une conquĂȘte des masses populaires. Il n’est mĂȘme plus question de faire semblant de rester fidĂšle aux traditions de pensĂ©e que l’on a pourtant mises en avant pendant de longues annĂ©es, Ă  l’époque oĂč l’on entendait fonder une « science libertarienne » cohĂ©rente et solide comme l’airain. Il ne s’agit plus dĂ©sormais que d’ĂȘtre efficace dans un combat idĂ©ologique sans merci destinĂ© Ă  conquĂ©rir l’hĂ©gĂ©monie culturelle en faisant feu de tout bois dans le but explicite de rassembler la coalition la plus large. En usant pour ce faire d’une propagande manichĂ©enne qui ne s’embarrasse plus ni de dĂ©tails ni de logique. Car l’heure n’est plus Ă  la biensĂ©ance des colloques universitaires ou Ă  la rigueur argumentative des joutes acadĂ©miques. Il s’agit dĂ©sormais, ni plus ni moins, d’opĂ©rer une « rĂ©volution populiste par la base » (celle « des hommes blancs d’ascendance europĂ©enne »), contre « les Ă©lites dirigeantes Ă©galitaristes, collectivistes et internationalistes », ce qui suppose de « se concentrer sur leurs dolĂ©ances et leurs prĂ©occupations » en s’appropriant leurs revendications : « des impĂŽts Ă©levĂ©s, trop de rĂ©gulation gouvernementale (y compris la victimologie, les politiques de discrimination positive, l’environnementalisme antihumain32) ; le systĂšme de protection sociale et l’État-providence ; la violence criminelle », sans oublier, bien entendu, « l’immigration par des hordes d’étrangers non assimilĂ©s Ă  la culture amĂ©ricaine », ou encore « l’attaque du sĂ©cularisme contre la religion chrĂ©tienne33 ».

Comment mieux dire que ce sont bien les nĂ©cessitĂ©s de cette coalition populiste et de la propagande propre Ă  la souder qui l’emportent dĂ©sormais clairement sur la cohĂ©rence des idĂ©es de libertĂ© ? C’est ce qu’illustre parfaitement la question de l’avortement, dont on sait Ă  quel point elle est cardinale dans les obsessions de la droite religieuse, notamment amĂ©ricaine34.

6

La question de l’avortement

Notes

35.

Murray Rothbard, “The Religious Right. Toward a Coalition”, The Rothbard-Rockwell Report, IV n°2, fĂ©vrier 1993 [en ligne].

+ -

36.

Une position que dĂ©fend Javier Milei. Cf. Pablo Stefanoni, « Javier Milei en 10 phrases-choc : le palĂ©olibertarien qui veut prendre l’Argentine », op. cit.

+ -

37.

Murray Rothbard, L’Éthique de la libertĂ©, op. cit.

+ -

38.

Selon le titre de l’une de ses chroniques, parue dans The Rothbard-Rockwell Report en aoĂ»t 1994, Rothbard affirmait d’ailleurs, non sans provocation, que les fumeurs Ă©taient « la minoritĂ© la plus persĂ©cutĂ©e d’AmĂ©rique » !

+ -

39.

“The Religious Right. Toward a Coalition”, op. cit. Le DixiĂšme Amendement stipule que « Les pouvoirs non dĂ©lĂ©guĂ©s aux États-Unis par la Constitution, ni refusĂ©s par elle aux États, sont conservĂ©s par les États respectivement, ou par le peuple. »

+ -

Rothbard lui-mĂȘme reconnaĂźt que « la question de l’avortement est plus difficile », et l’on comprend aisĂ©ment pourquoi. Le problĂšme n’est pas tant qu’il se reconnaisse lui-mĂȘme comme pro-choice, mais tient Ă  ce que la plupart des arguments pro-life sont faciles Ă  rĂ©futer selon une logique strictement libertarienne35. En effet, Ă  ceux qui crieront au pĂ©chĂ© en invoquant leurs convictions religieuses, il suffira de leur rĂ©pondre que la loi ne saurait se mĂȘler de morale, et que ce sont lĂ  des questions qui relĂšvent des convictions intimes et des choix de vie de chacun, l’État- LĂ©viathan ne pouvant en aucune maniĂšre s’en mĂȘler. Mais ce qui est plus problĂ©matique encore pour les libertariens comme Rothbard, c’est qu’ils ne cessent de proclamer sur tous les tons que le droit de propriĂ©tĂ© ne souffre aucune exception, Ă  commencer par la propriĂ©tĂ© sur soi et sur son propre corps. C’est par exemple au nom de ce principe que les libertariens dĂ©fendent le droit pour un individu Ă  faire commerce de ses organes36 ou bien qu’ils dĂ©noncent de longue date le « puritanisme de gauche » lorsqu’il s’en prend Ă  « toutes les formes de plaisir, dĂ©clarĂ©es Ă  quelque degrĂ© que ce soit ‘‘dangereuses pour la santĂ©37’’ », Ă  l’image de ce qu’ils appellent « l’hystĂ©rie anti-tabac38 ». De la mĂȘme maniĂšre, lorsqu’en 2021, avec l’épidĂ©mie de Covid, des autoritĂ©s dĂ©cideront des confinements, les libertariens invoqueront le droit de propriĂ©tĂ© sur son corps (donc sur sa santĂ©) pour dĂ©noncer les restrictions de circulation imposĂ©es au nom d’impĂ©ratifs de santĂ© publique. Comment les mĂȘmes peuvent-ils dĂ©nier aux femmes la propriĂ©tĂ© absolue sur leur corps ?

De fait, Rothbard ne tente mĂȘme pas de donner une justification thĂ©orique digne de ce nom Ă  une position philosophique anti-avortement, mais il oriente habilement le dĂ©bat vers le domaine institutionnel, voyant dans cette diversion une ruse destinĂ©e Ă  dĂ©samorcer un conflit apparemment sans issue, lui fournissant, par lĂ -mĂȘme, de maniĂšre providentielle, cette « marge considĂ©rable pour une coalition entre les libertariens pro-choice et la droite religieuse pro-life ». Marge cruciale car un dĂ©saccord sur cette question, absolument vitale aux yeux de la droite religieuse, ruinerait sa stratĂ©gie « fusionniste ». C’est ainsi qu’il explicite ce qui a tout l’air d’un subterfuge :

« Une interdiction nationale ne fonctionnera tout simplement pas, en plus d’ĂȘtre politiquement impossible Ă  faire passer en premier lieu. Les palĂ©o-libertariens pro-choice peuvent dire aux pro-life : ‘‘Écoutez, une interdiction nationale est sans espoir. ArrĂȘtez d’essayer de faire passer un amendement sur la vie humaine dans la Constitution. Au lieu de cela, pour cette raison et bien d’autres, nous devrions dĂ©centraliser radicalement les dĂ©cisions politiques et judiciaires dans ce pays ; nous devrions mettre fin au despotisme de la Cour suprĂȘme et du systĂšme judiciaire fĂ©dĂ©ral ; et ramener les dĂ©cisions politiques aux niveaux Ă©tatique et local’’. Les partisans du droit Ă  l’avortement devraient donc espĂ©rer que l’arrĂȘt Roe v. Wade sera un jour renversĂ© et que les questions d’avortement seront renvoyĂ©es aux niveaux Ă©tatique et local – plus la dĂ©centralisation sera grande, mieux ce sera. Que le Kentucky et le Missouri restreignent ou interdisent l’avortement, tandis que la Californie et New York conservent le droit Ă  l’avortement. EspĂ©rons qu’un jour, des localitĂ©s de chaque État prendront de telles dĂ©cisions. Le conflit sera alors largement dĂ©samorcĂ©. Celles qui veulent avorter ou pratiquer l’avortement pourront dĂ©mĂ©nager ou voyager en Californie (ou dans le comtĂ© de Marin) ou Ă  New York (ou dans le West Side de Manhattan) ».

En d’autres termes, en renvoyant la question de la lĂ©galitĂ© de l’avortement Ă  l’échelon local, on dĂ©samorce une querelle qui pourrait ĂȘtre un obstacle majeur Ă  l’alliance entre les anarcho-capitalistes et cette « droite chrĂ©tienne [qui] compte de nombreuses personnes merveilleuses », alliance Ă  laquelle Rothbard Ɠuvre depuis tant d’annĂ©es. L’habiletĂ© est double. Outre qu’elle Ă©vite la gageure de devoir fonder sur des principes libertariens l’interdiction de l’avortement, elle renvoie Ă  un courant puissant au sein de la droite amĂ©ricaine, Ă  savoir le rejet de l’État fĂ©dĂ©ral et la dĂ©fense des États fĂ©dĂ©rĂ©s. Ces derniers semblent Ă  tout prendre moins dangereux que « Washington D.C. » Ă  un ennemi dĂ©clarĂ© de tout pouvoir politique comme l’est Rothbard. C’est pourquoi il ne cesse de dire qu’il faut en « revenir au dixiĂšme amendement oubliĂ©39 », en attendant bien entendu que toute forme Ă©tatique puisse ĂȘtre dĂ©finitivement annihilĂ©e. Ce faisant, il rejoint le combat de la puissante Federalist Society, dont nous avons dĂ©jĂ  eu l’occasion de rappeler le rĂŽle crucial qu’elle joue au sein de la droite amĂ©ricaine, puisqu’elle travaille depuis sa crĂ©ation en 1982 Ă  la victoire des idĂ©es conservatrices parmi les juristes amĂ©ricains, par le biais notamment d’une lecture « originaliste » de la Constitution.

7

L’obsession du wokisme et la question des discriminations

Notes

40.

“The Religious Right. Toward a Coalition”, op. cit.

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41.

Woman’s Own, 31 octobre 1987.

+ -

42.

SĂ©bastien CarĂ©, Les libertariens aux États-Unis. Sociologie d’un mouvement asocial, op. cit.

+ -

43.

Voir [en ligne]. On peut aussi se reporter Ă  Matthew Hongoltz-Hetling, Chacun pour soi ! Libertariens, survivalistes, pro-armes… ours ! L’histoire vraie d’une citĂ© idĂ©ale, Éditions Arthaud, 2023 ; et Ă  TimothĂ©e Demeillers, Voyage au Liberland : gloire et dĂ©boires d’une aventure libertarienne au cƓur de l’Europe, Éditions Marchialy, 2022.

+ -

44.

C’est, dans le cĂ©lĂšbre roman d’Ayn Rand, la petite vallĂ©e, situĂ©e quelque part dans les montagnes du Colorado, oĂč les grĂ©vistes emmenĂ©s par John Galt se sont regroupĂ©s, faisant sĂ©cession vis-Ă -vis d’une sociĂ©tĂ© qu’ils ne supportent plus parce qu’elle heurte leurs principes individualistes radicaux.

+ -

45.

“On Resisting Evil”, The Rothbard-Rockwell Report, septembre 1993.

+ -

46.

C’est aussi le nom donnĂ© Ă  l’un des chapitres de l’anthologie de ses tribunes parues dans le The Rothbard- Rockwell Report. Rothbard intitule significativement une de ses chroniques de 1992 “Kulturkampf !”.

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Si l’avortement occupe une place absolument centrale dans le combat de la droite religieuse amĂ©ricaine et constitue pour les palĂ©o-libertariens une hypothĂšque qu’ils ne peuvent pas ne pas lever s’ils veulent concrĂ©tiser leur alliance stratĂ©gique avec les conservateurs, il est tout Ă  fait intĂ©ressant de noter que les thĂšmes qui constituent aujourd’hui ce que l’on appelle la mouvance « woke » et que les courants populistes ont choisie comme leur ennemi prĂ©fĂ©rĂ© (le discours de Milei que nous publions en tĂ©moigne Ă  l’envi), Ă©taient dĂ©jĂ  prĂ©sents il y a quarante ans. Ainsi, dĂšs la publication, en 1982, de son Éthique de la libertĂ©, Rothbard s’en prend au « Nouveau Puritanisme » qui fait selon lui « bon mĂ©nage avec la Victimologie Officielle, puisqu’il s’accompagne d’une censure sociale, et mĂȘme lĂ©gale, contre certaines recherches scientifiques, ou l’expression d’opinions qui pourraient, dans la terminologie officielle, ‘‘heurter’’ ou simplement ‘‘nĂ©gliger’’ la sensibilitĂ© des CommunautĂ©s de victimes ». Il entend donc, dĂšs cette Ă©poque, mener un combat sans merci contre ce qu’il appelle « la Nouvelle PensĂ©e Officielle », y mettant une « rudesse » et une « verve », dont il regrette qu’elle ne soit « dĂ©sormais socialement permises que si elles ont pour cible le mĂąle blanc chrĂ©tien ». Soit la base mĂȘme de ce qui est devenu aujourd’hui l’électorat de Donald Trump. Un Ă©lectorat blanc, masculin et chrĂ©tien que Rothbard reprochait dĂ©jĂ  Ă  la gauche libĂ©rale amĂ©ricaine de prĂ©senter comme le grand « Oppresseur » des Noirs, des natives, des femmes, des gays, ou mĂȘme tout simplement de « l’environnement ».

On le voit : tous les thĂšmes des contempteurs du « wokisme » sont dĂ©jĂ  prĂ©sents, et Rothbard multiplie dans de trĂšs nombreux textes les attaques contre les mesures antidiscriminatoires, qu’elles concernent les minoritĂ©s raciales aussi bien que sexuelles. L’argument invoquĂ© est toujours celui de la libertĂ©, qu’il s’agisse de la libertĂ© d’expression pour justifier les propos racistes ou homophobes, ou de la libertĂ© de contrat pour condamner les mesures pĂ©nalisant les discriminations Ă  l’embauche.

« La bataille se joue aujourd’hui sur un terrain trĂšs diffĂ©rent. Elle porte sur les lois ‘‘anti-discriminatoires’’, qui rendent illĂ©gaux le travail, l’embauche ou l’association en fonction de l’orientation sexuelle ou de l’anti-orientation sexuelle. Dans le cas des homosexuels, comme dans le cas des Noirs, des femmes, des hispaniques, des ‘‘handicapĂ©s’’ et d’innombrables autres groupes victimologiques visĂ©s par les mesures ‘‘anti-discriminatoires’’, on dĂ©couvre de nouveaux ‘‘droits’’ Ă©galitaires qui sont censĂ©s ĂȘtre appliquĂ©s par la majestĂ© de la loi. En premier lieu, ces ‘‘droits’’ sont inventĂ©s aux dĂ©pens des droits rĂ©els de chaque personne sur sa propre propriĂ©tĂ© ; en second lieu, tout ce discours sur les ‘‘droits’’ n’a aucune pertinence, puisque le problĂšme de l’embauche, du licenciement, de l’association, etc. est une question qui doit ĂȘtre rĂ©solue par les personnes et les institutions elles-mĂȘmes, sur la base de ce qui convient le mieux Ă  l’organisation concernĂ©e. Les ‘‘droits’’ n’ont rien Ă  voir avec cette affaire. TroisiĂšmement, la Constitution a Ă©tĂ© systĂ©matiquement pervertie pour abandonner un gouvernement minimal strictement limitĂ© au profit d’une croisade menĂ©e par les tribunaux fĂ©dĂ©raux pour multiplier et faire respecter ces faux droits jusqu’au bout. Sur la faussetĂ© des discours sur les droits dans ces domaines : supposons que je dĂ©cide d’ouvrir un restaurant chinois. Je prends la dĂ©cision commerciale consciente de n’embaucher que des serveurs chinois qui parlent chinois et anglais, car je veux attirer une clientĂšle majoritairement chinoise. Ne devrais-je pas avoir le droit d’utiliser ma propriĂ©tĂ© pour n’embaucher que des serveurs chinois ? Le mĂȘme type de dĂ©cision commerciale devrait ĂȘtre juste et ne pas ĂȘtre contestĂ© si je souhaite embaucher uniquement des hommes, uniquement des femmes, uniquement des Noirs, uniquement des blancs, uniquement des homosexuels, uniquement des hĂ©tĂ©ros, etc40 ».

La logique purement libertarienne de cette argumentation – que l’on retrouve dans la dĂ©fense d’une libertĂ© d’expression absolue – peut paraĂźtre imparable, mais Ă  l’unique condition qu’on en accepte Ă©galement la conclusion logique. En effet, admettre que chacun puisse dire publiquement absolument tout ce qu’il veut, ou bien exclure qui il entend de ses relations sociales, c’est oublier que l’homme, qu’il le veuille ou non, vit en sociĂ©tĂ©, et que la question de la cohabitation entre individus nĂ©cessairement animĂ©s de valeurs et de projets de vie diffĂ©rents ne peut se rĂ©gler sur la seule base du droit Ă  se dĂ©fendre en cas d’attaque physique (en vertu de l’axiome de non-agression dĂ©jĂ  Ă©voquĂ©). Admettre que chacun est libre d’exclure l’autre de sa sociabilitĂ© dĂšs lors que l’on ne porte pas atteinte Ă  son intĂ©gritĂ© physique, c’est entrer dans une logique de sĂ©grĂ©gation dont on ne voit pas trĂšs bien quelles sont les limites. Nous avons vu que les libertariens comme Rothbard s’accommoderaient parfaitement de l’interdiction de l’avortement dans certains États, dĂšs lors que les femmes auraient la possibilitĂ© d’aller s’installer dans des États ou des comtĂ©s qui continueraient de le pratiquer. Mais alors pourquoi ne pas imaginer Ă©galement que les Noirs amĂ©ricains, ou les Gays amĂ©ricains, ou les DĂ©mocrates, aillent tous s’installer en Californie ou Ă  New York afin de pouvoir s’y marier et y vivre selon les valeurs qui sont les leurs ? Selon une stricte logique libertarienne, cette sĂ©grĂ©gation de fait serait parfaitement acceptable, dans la mesure oĂč ils radicalisent la cĂ©lĂšbre dĂ©claration de Margaret Thatcher selon laquelle « la sociĂ©tĂ©, ça n’existe pas », mais en revanche « il y a des hommes, des femmes et des familles41 ». Que le propos ait largement dĂ©passĂ© la pensĂ©e de Margaret Thatcher (qui Ă©tait plus conservatrice que libĂ©rale), c’est lĂ  un point qui pourrait ĂȘtre discutĂ©. Je doute en effet que l’ancienne PremiĂšre ministre britannique ait jamais remis en cause le fait qu’il y eĂ»t une sociĂ©tĂ© britannique, par exemple lorsqu’il s’est agi d’aller reconquĂ©rir les Malouines pour les restituer Ă  la Couronne, mais lĂ  n’est pas notre propos. Cette conception purement atomistique de la sociĂ©tĂ© est en revanche parfaitement conforme Ă  une pensĂ©e libertarienne extrĂ©miste qui pousse jusqu’au bout la logique de la souverainetĂ© absolue de l’individu, au point d’aboutir Ă  ce que SĂ©bastien CarĂ© a trĂšs justement appelĂ© un « mouvement asocial42 ». À ceci prĂšs qu’une telle vision est purement et simplement fausse, puisque toute l’histoire de l’humanitĂ© la dĂ©ment. Ni plus ni moins. Nul en effet n’a jamais vu dans l’histoire un quelconque Robinson sur son Ăźle, ni mĂȘme du reste une quelconque communautĂ© de Robinsons ayant dĂ©cidĂ© de cohabiter entre eux sur la stricte base d’un rĂšglement de copropriĂ©tĂ©. Car telle est bien l’utopie libertarienne, et comme toute utopie, elle est basĂ©e sur le rĂȘve et sur un pur dĂ©ni de rĂ©alitĂ©.

Ce qui ne veut pas dire que les fantasmagories ne puissent pas avoir de puissants effets sociaux. Sans mĂȘme parler des exotiques tentatives de militants anarcho-capitalistes pour fonder sur quelque Ăźle dĂ©serte ou territoire perdu un Liberland aux allures de Disneyland libertarien43, c’est un fait que l’on voit dĂ©jĂ , çà et lĂ  aux États-Unis, certains citoyens quitter leur État pour un autre afin de pouvoir n’y cĂŽtoyer que des gens qui partagent leurs valeurs (chrĂ©tiennes conservatrices pour l’immense majoritĂ© d’entre eux). Ils appliquent du reste lĂ  une logique qui n’est pas trĂšs diffĂ©rente de celle qui a cours sur les rĂ©seaux sociaux, oĂč l’on peut choisir librement ses « amis », et exclure de son cercle social quiconque ne pense pas comme soi, crĂ©ant ainsi des bulles de filtres aux effets de radicalisation tout Ă  fait redoutables. Mais comment ne pas voir qu’il s’agit lĂ  d’une logique terrifiante, qui contredit plusieurs principes libĂ©raux fondamentaux ? D’abord, cette sĂ©grĂ©gation ne saurait ĂȘtre volontaire pour tout le monde, et obliger quelqu’un Ă  partir vivre ailleurs parce que les habitants de sa rĂ©gion d’origine ne partagent pas ses valeurs ou ses idĂ©es et font rĂ©gner une pression morale devenue insupportable, c’est violer purement et simplement un droit fondamental. De plus, entĂ©riner cette logique, c’est aussi admettre pour la majoritĂ© le droit d’imposer ses idĂ©es Ă  la minoritĂ©, ce qui lĂ  encore est contraire au cƓur mĂȘme de la philosophie libĂ©rale, qui fait – nous l’avons dit – de la dĂ©fense des minoritĂ©s (et de la plus petite des minoritĂ©s qu’est l’individu) un principe intangible.

Enfin, comment ne pas voir que cette logique est porteuse d’un risque de guerre civile dĂšs lors que l’on renonce Ă  ce qui fait l’essence mĂȘme de la loi dans un rĂ©gime de libertĂ© : permettre Ă  des individus ayant des intĂ©rĂȘts et des choix de vie diffĂ©rents de cohabiter pacifiquement ?

Ce dilemme entre sĂ©grĂ©gation et guerre civile larvĂ©e est du reste parfaitement identifiĂ© et assumĂ© par Rothbard, qui a comme souvent le mĂ©rite d’aller au fond des choses. Il Ă©crit en effet dans un texte de septembre 1993, intitulĂ© : ‘‘On Resisting Evil’’ :

« Dans les mouvements conservateurs et libertariens, il y a eu deux formes principales de capitulation, d’abandon de la cause. La forme la plus courante et la plus Ă©vidente est celle que nous connaissons tous trop bien : la capitulation. [
] Dans cette forme, qui est courante dans le mouvement libertaire mais qui est Ă©galement rĂ©pandue dans certains secteurs du conservatisme, le militant dĂ©cide que la cause est sans espoir et abandonne en dĂ©cidant de quitter le monde corrompu et pourri, et de se retirer d’une maniĂšre ou d’une autre dans une communautĂ© pure et noble qui lui soit propre. Pour les Randiens, c’est “le Ravin de Galt44”, tirĂ© du roman de Rand, Atlas Shrugged. D’autres libertariens continuent de chercher Ă  former une communautĂ© clandestine ; Ă  ‘‘capturer’’ une petite ville de l’Ouest, Ă  entrer dans la ‘‘clandestinité’’, dans la forĂȘt, ou mĂȘme Ă  construire un nouveau pays libertaire sur une Ăźle, dans les collines, ou ailleurs. Les conservateurs ont leurs propres formes de retraitisme. Dans chaque cas, l’appel surgit d’abandonner le monde pervers et de former une petite communautĂ© alternative dans une retraite au fin fond des bois. Il y a longtemps, j’ai qualifiĂ© cette vision de ‘‘retraitisme’’. On pourrait qualifier cette stratĂ©gie de ‘‘nĂ©o-Amish’’, sauf que les Amish sont des agriculteurs productifs et que ces groupes, je le crains, n’atteignent jamais ce stade. [
] Notre position devrait ĂȘtre, selon les mots cĂ©lĂšbres de Dos Passos, mĂȘme s’il les a prononcĂ©s en tant que marxiste, ‘‘d’accord, nous sommes deux nations’’. L’AmĂ©rique telle qu’elle existe aujourd’hui, ce sont deux nations : l’une est leur nation, la nation de l’ennemi corrompu, de Washington D.C., de leur systĂšme scolaire public de lavage de cerveau, de leurs bureaucraties, de leurs mĂ©dias, et l’autre est notre nation, beaucoup plus grande, la nation majoritaire, la nation bien plus noble qui reprĂ©sente l’AmĂ©rique plus ancienne et plus vraie. Nous sommes la nation qui va gagner, qui va reprendre l’AmĂ©rique, peu importe le temps que cela prendra. C’est en effet un grave pĂ©chĂ© d’abandonner cette nation et cette AmĂ©rique sans victoire45 ».

Deux solutions, on le voit : la sĂ©cession Ă  la mode John Galt, le hĂ©ros randien de La GrĂšve, ou bien l’affrontement idĂ©ologique sans merci, avec la volontĂ© dĂ©terminĂ©e de gagner la bataille culturelle46 en imposant ses valeurs au camp minoritaire, selon une logique autoritaro-populiste parfaitement illibĂ©rale.

II Partie

Discours de Javier Milei Ă  Davos (janvier 2025)

Notes

47.

Ce qui ne veut pas dire que l’Argentine n’ait pas connu des expĂ©riences Ă©conomiques que l’on peut qualifier de libĂ©rales. Mais nous avons suffisamment montrĂ© Ă  quel point le libĂ©ralisme et l’anarcho-capitalisme ne peuvent en aucun cas ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme synonymes.

+ -

48.

Juan Gonzalez, El Loco. Javier Milei, El Hombre que Obedece a su Perro, Ediciones PenĂ­nsula, 2024.

+ -

49.

Pablo Stefanoni, « Javier Milei en 10 phrases choc : le palĂ©olibertarien qui veut prendre l’Argentine », op. cit.

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50.

Javier Milei, “Capitalism, Socialism, and the Neoclassical Trap”, in D. Howden, P. Bagus, (eds), The Emergence of a Tradition. Essays in Honor of JesĂșs Huerta de Soto, Volume II. Palgrave Macmillan.

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51.

David Copello, « L’inquiĂ©tante Ă©trangetĂ© du prĂ©sident Milei », La Vie des idĂ©es, 12 dĂ©cembre 2023.

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52.

Cela n’a pas empĂȘchĂ© Javier Milei de promettre trĂšs rĂ©cemment au Simon Wiesenthal Center d’ouvrir les archives liĂ©es aux rĂ©seaux clandestins qui ont permis Ă  des milliers de nazis (dont Eichmann et Mengele), de fuir l’Europe aprĂšs la DeuxiĂšme Guerre mondiale et de se rĂ©fugier en AmĂ©rique latine (et notamment en Argentine).

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Nous avons beaucoup insistĂ© jusqu’ici sur l’influence des idĂ©es libertariennes venues des États-Unis dans l’espoir de mieux percevoir quelle est la cohĂ©rence profonde de la vision du monde et de la sociĂ©tĂ© que dĂ©veloppe Javier Milei, qui prĂ©side depuis 2023 aux destinĂ©es d’un pays dans lequel ces idĂ©es Ă©taient jusqu’à son Ă©lection extraordinairement marginales47. Toutefois, avant de lire le discours que le prĂ©sident argentin a tenu Ă  Davos en janvier 2025 et qui s’avĂšre parfaitement emblĂ©matique des thĂšses Ă©conomiques radicales et des valeurs conservatrices qu’il dĂ©fend, il convient au prĂ©alable de prĂ©ciser quelques Ă©lĂ©ments de contexte, touchant Ă  sa vie mĂȘme et Ă  sa personnalitĂ© haute en couleurs, mais aussi Ă  l’histoire politique, si singuliĂšre, de son pays l’Argentine.

Intellectuel public connu pour ses redoutables talents de dĂ©batteur, il n’hĂ©site pas Ă  recourir Ă  l’invective et Ă  la grossiĂšretĂ©, multipliant les outrances au point de se forger une solide rĂ©putation d’anticonformisme, et mĂȘme d’excentricitĂ©. Une rĂ©putation qui ne tient pas qu’à son style provocateur, mais tout autant – sinon plus encore – aux idĂ©es disruptives qu’il dĂ©fend publiquement, de la libĂ©ralisation de la vente d’armes et d’organes, Ă  la privatisation des rues, en passant par la possibilitĂ© de crĂ©er, un jour, un marchĂ© libre pour la vente d’enfants.

SurnommĂ© El Loco48 (le fou), Milei fait figure de trublion antisystĂšme, suffisamment provocant pour oser qualifier le Pape (argentin, comme chacun sait, mais surtout contempteur des inĂ©galitĂ©s sociales engendrĂ©es par le capitalisme) d’« idiot » et de « reprĂ©sentant du Malin sur terre49 ». Et ce, alors que lui-mĂȘme aime Ă  citer la Bible pour Ă©tayer ses critiques envers l’État, Ă  l’image du libertarien espagnol JesĂșs Huerta de Soto, Ă  qui il a publiquement rendu hommage dans un ouvrage collectif paru en 202350. Milei a aussi exprimĂ© son dĂ©sir de se convertir au judaĂŻsme et de devenir ainsi le premier prĂ©sident juif d’Argentine. L’homme est par ailleurs un adepte fervent des sciences occultes, puisqu’il se serait rapprochĂ© des sectateurs du paranormal Ă  la suite de la mort de son chien en 2017, dĂ©cidant mĂȘme de faire cloner ce dernier, tout en essayant d’entrer en contact tĂ©lĂ©pathique avec lui51. Son animal de compagnie ne serait du reste pas son seul interlocuteur, puisqu’il prĂ©tendrait entrer Ă©galement en contact avec certaines de ses idoles dĂ©cĂ©dĂ©es, comme les penseurs libertariens Ayn Rand et Murray Rothbard. De telles bizarreries pourraient Ă©videmment prĂȘter Ă  sourire, si elles ne s’inscrivaient pas dans un pays, l’Argentine, oĂč les relations entre spirituel, paranormal et politique ne sont pas totalement inĂ©dites. Le pays a en effet connu un prĂ©cĂ©dent cĂ©lĂšbre en la personne du gĂ©nĂ©ral Juan PerĂłn qui, quelques semaines avant le dĂ©cĂšs de sa deuxiĂšme Ă©pouse, Eva, la fit dĂ©clarer par le CongrĂšs « Cheffe Spirituelle de la Nation », avant de faire embaumer son corps pour pouvoir l’exposer dans un mausolĂ©e public. Le coup d’État militaire de 1955 empĂȘchera la rĂ©alisation de ce projet mais le mĂȘme PerĂłn, redevenu prĂ©sident aprĂšs 18 ans d’exil, prit comme secrĂ©taire personnel, JosĂ© LĂłpez Rega, un homme bien connu pour ses affinitĂ©s avec le spiritisme et l’astrologie. Celui qui Ă©tait alors surnommĂ© El Brujo (le sorcier) eut un ascendant considĂ©rable sur le chef de l’État qui, comme nous allons le voir, a laissĂ© une marque indĂ©lĂ©bile sur l’histoire de son pays.

Mais revenons-en Ă  Javier Milei. L’intellectuel mĂ©diatique et iconoclaste dĂ©cide de s’engager dans la politique active en 2020. Quelques mois plus tĂŽt, en aoĂ»t 2019, il avait rejoint le « Parti libertarien » (Partido Libertario), créé un an plus tĂŽt. En septembre 2021, Milei crĂ©e la surprise dans la province de Buenos Aires en rassemblant 13,7% des voix, lors des primaires, Ă  l’issue d’une campagne durant laquelle il a inlassablement dĂ©noncĂ© une « caste politique » constituĂ©e de « politiques inutiles, parasites, qui n’ont jamais travaillĂ© ». Semblant appliquer rigoureusement la stratĂ©gie populiste thĂ©orisĂ©e par son idole Rothbard, le discours de Javier Milei trouve alors un Ă©cho certain, aussi bien chez les Ă©lecteurs de la droite radicale que dans les classes populaires Ă©puisĂ©es par la crise Ă©conomique. Autant de citoyens exaspĂ©rĂ©s qui plus est par des mois de confinement, et qui se laissent volontiers sĂ©duire par cet outsider dans lequel ils veulent voir une alternative aux partis traditionnels, dont ils estiment qu’ils ont failli.

Devenu dĂ©putĂ© en dĂ©cembre 2021, Milei trouve une nouvelle maniĂšre de transgresser les rĂšgles du jeu politique traditionnel et de faire parler de lui en mettant en jeu chaque mois son salaire, lors d’une tombola gĂ©ante, Ă  laquelle participent plus d’un million d’Argentins. En 2023, il est candidat Ă  l’élection prĂ©sidentielle avec un programme radical, prĂ©voyant notamment la diminution drastique des dĂ©penses publiques. Il apparaĂźt ainsi en meeting, une tronçonneuse Ă  la main, afin de symboliser sa farouche volontĂ© de tailler de maniĂšre drastique dans les dĂ©penses publiques, en commençant par supprimer certains ministĂšres inutiles (comme celui de l’Éducation et celui de la Santé ). Il promet Ă©galement la suppression de la Banque centrale et la dollarisation de l’économie argentine afin de vaincre le mal endĂ©mique argentin qu’est l’inflation. Il crĂ©e enfin la polĂ©mique en choisissant comme colistiĂšre Victoria Villarruel, incarnation de la droite dure, rĂ©guliĂšrement accusĂ©e de nier les crimes de la dictature militaire sanglante des annĂ©es 1976-198352.

Au soir du premier tour de l’élection prĂ©sidentielle, le 22 octobre 2023, Milei arrive en deuxiĂšme position, avec 29,99% des voix, derriĂšre le centriste Sergio Massa, soutenu par la coalition pĂ©roniste sortante. Le candidat libertarien s’allie alors avec la droite conservatrice en vue du second tour, rompant ainsi avec sa stratĂ©gie dĂ©gagiste antĂ©rieure, qui englobait droite traditionnelle et gauche pĂ©roniste dans son rejet de la « caste » politique. Cette stratĂ©gie d’alliance est alors vĂ©cue comme une trahison par une partie de ses troupes, mais elle lui permet nĂ©anmoins de l’emporter confortablement, avec plus de 55% des voix, faisant dĂ©mentir les sondages qui annonçaient un scrutin serrĂ©.

1

Un pays marquĂ© par l’hĂ©ritage populiste du pĂ©ronisme

Notes

53.

Il a exercé trois mandats : 1946-1952, 1952-1955 et 1973-1974 (date de sa mort).

+ -

54.

Il ne fut d’ailleurs jamais un phĂ©nomĂšne de classe puisqu’il a toujours cherchĂ© Ă  rĂ©concilier les couches populaires et la bourgeoisie active en les unifiant par un discours nationaliste.

+ -

55.

Candidat au premier tour de l’élection prĂ©sidentielle de 2003, l’ancien prĂ©sident Carlos Menem propose alors un plan de dollarisation de l’économie argentine, ce qui ne l’empĂȘche pas de recueillir plus de 24% des voix. C’est lĂ , on le sait, une idĂ©e qui sera reprise par Javier Milei, qui considĂšre que « le premier mandat de Menem a Ă©tĂ© le meilleur de toute l’histoire argentine ». Cf. Pablo Stefanoni, « Javier Milei en 10 phrases
 », op. cit.

+ -

56.

Le fait est que le libéralisme et la démocratie ont toujours eu des relations compliquées, comme le montre trÚs bien le lumineux petit livre de Norberto Bobbio, Libéralisme et Démocratie, Paris, éditions du Cerf, 1996.

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On ne peut ni comprendre cette victoire de Javier Milei ni la radicalitĂ© des idĂ©es qui l’ont portĂ© au pouvoir, si l’on ne se souvient pas que l’Argentine est un pays dont l’histoire politique est tout Ă  fait singuliĂšre, avec un passĂ© populiste qui n’est pas sans importance, s’agissant notamment de la question centrale du rĂŽle de l’État dans l’économie. De fait, la victoire surprise de Javier Milei ne peut s’entendre si l’on ne tient pas compte du contexte Ă©conomique et politique particulier dans lequel elle a eu lieu. Le contexte immĂ©diat d’abord, avec une situation Ă©conomique dĂ©sastreuse marquĂ©e par un taux de pauvretĂ© dĂ©passant les 40%, une inflation galopante – une plaie trĂšs ancienne en Argentine, mais que le pays n’avait plus connue Ă  un tel degrĂ© de gravitĂ© depuis les annĂ©es 1990 –, ainsi qu’une dette publique abyssale. Le contexte politique ensuite, qui suppose de prendre un peu de recul historique. Milei succĂšde au prĂ©sident Alberto FernĂĄndez en battant au second tour Sergio Massa, soit deux hommes qui incarnent un courant politique protĂ©iforme mais essentiel dans l’histoire politique argentine : le pĂ©ronisme.

Il ne saurait ĂȘtre question d’en retracer l’histoire, fĂ»t-ce de maniĂšre succincte, mais quelques rappels sont nĂ©anmoins nĂ©cessaires tant nous avons affaire ici Ă  une spĂ©cificitĂ© argentine dĂ©cisive pour comprendre la rupture que reprĂ©sente la victoire de Milei. Incarnation la plus fameuse du populisme latino-amĂ©ricain, le pĂ©ronisme renvoie d’abord Ă  une figure historique, Juan Domingo PerĂłn (1895-1974), un militaire devenu PrĂ©sident Ă  trois reprises53 en s’appuyant sur les masses populaires face Ă  une armĂ©e encline en AmĂ©rique latine Ă  soutenir les intĂ©rĂȘts des classes possĂ©dantes au nom de l’ordre social. Entre 1946 et 1949, Juan PerĂłn organisa une redistribution sociale massive en faveur des classes populaires, et gagna ainsi rapidement le soutien des plus modestes, et notamment des ouvriers. La revendication de justice sociale fut donc un puissant moteur du pĂ©ronisme qui a toujours cherchĂ© Ă  s’appuyer directement sur le peuple, instaurant une forme de pouvoir charismatique, au point d’incarner comme nul autre le paradigme populiste latino-amĂ©ricain. Mais si Juan PerĂłn a privilĂ©giĂ© sa relation avec les masses, il a Ă©tĂ© puissamment aidĂ© dans cette entreprise par sa seconde Ă©pouse, Eva. DĂ©cĂ©dĂ©e d’une leucĂ©mie en 1952, cette derniĂšre (surnommĂ©e « Evita ») fut adulĂ©e par une partie de la population, de son vivant et aprĂšs sa mort, au point qu’il n’est pas exagĂ©rĂ© de parler Ă  son propos d’un vĂ©ritable culte de la personnalitĂ©. Reste que la doctrine pĂ©roniste a aussi Ă©tĂ© une modalitĂ© de la modernisation de l’Argentine, avec la promotion de l’industrie face aux intĂ©rĂȘts des grands propriĂ©taires terriens, l’affirmation d’un État fort et centralisĂ©, et la revendication d’une neutralitĂ© internationale, puisque le pĂ©ronisme entendait reprĂ©senter une troisiĂšme voie entre capitalisme et socialisme. RenversĂ© par un putsch militaire en 1955, PerĂłn fut condamnĂ© Ă  l’exil mais parvint Ă  se faire réélire en 1973, avant de mourir un an plus tard. Sa troisiĂšme Ă©pouse, Isabel, lui succĂ©da alors en tant que vice-prĂ©sidente, et poursuivit son Ɠuvre politique en s’appuyant sur le parti qu’il avait créé en 1947 et qui prit le nom de « parti justicialiste » en 1971. L’expĂ©rience fut interrompue par la dictature militaire qui dura de 1976 Ă  1983, faisant plus de 30.000 « disparus », sans oublier la dĂ©sastreuse guerre des Malouines qui provoqua sa chute. AprĂšs le retour de la dĂ©mocratie, le pĂ©ronisme connut une profonde transformation puisqu’il s’incarna aussi bien dans des expĂ©riences Ă©conomiquement libĂ©rales (comme entre 1989 et 1999 sous la prĂ©sidence de Carlos Menem) que dans des expĂ©riences de gauche (comme entre 2003 et 2015 avec les gouvernements de Nestor et Cristina Kirchner). On le voit, le pĂ©ronisme est un phĂ©nomĂšne politique relativement complexe qu’il est assez difficile de situer sur l’échiquier politique54. Reste que son hĂ©ritage populiste (qui est un phĂ©nomĂšne plus large propre Ă  toute une partie de l’AmĂ©rique latine) et Ă©conomique (avec des problĂšmes endĂ©miques comme l’inflation) est essentiel pour comprendre le sens de l’élection de Milei.

De ce point de vue, il serait insuffisant de dire que ce dernier est simplement « anti-pĂ©roniste ». En effet, Milei admet volontiers ĂȘtre un admirateur du premier mandat de Carlos Menem, lorsque celui-ci a engagĂ© au dĂ©but des annĂ©es 1990 une politique « nĂ©o-libĂ©rale » destinĂ©e Ă  lutter drastiquement contre l’inflation en imposant une paritĂ© fixe entre le peso argentin et le dollar55. Reste que cette cure libĂ©rale a provoquĂ© une trĂšs vive rĂ©action populaire, conduisant une partie de la gauche argentine Ă  adopter le slogan dĂ©gagiste « qu’ils s’en aillent tous ! », montrant par lĂ -mĂȘme que la dĂ©nonciation virulente de la caste politique au pouvoir n’est, en Argentine, ni une invention de Milei, ni l’apanage de l’extrĂȘme droite.

Il est un dernier point, qui mĂ©rite d’ĂȘtre signalĂ©. C’est le fait que Javier Milei a adoptĂ© une vision dĂ©cadentiste de l’Argentine, invoquant frĂ©quemment l’ñge d’or du pays, pour le situer avant
 1916. C’est-Ă -dire durant la pĂ©riode dite de la « RĂ©publique conservatrice » (1880-1916), pendant laquelle l’économie du pays se dĂ©veloppa fortement, au point de figurer alors parmi les dix premiĂšres puissances mondiales en termes de PIB. Cette prospĂ©ritĂ© Ă©tait fondĂ©e sur la conquĂȘte de vastes terres agricoles encore vierges, mais aussi sur la modernisation de l’économie Ă  la faveur d’une intĂ©gration poussĂ©e dans l’économie mondiale (c’est l’époque de ce que les historiens appellent la « premiĂšre mondialisation »), avec un dĂ©veloppement substantiel des investissements Ă©trangers et des exportations (surtout agricoles). Sans oublier l’arrivĂ©e massive d’immigrants europĂ©ens. On comprend que cette pĂ©riode puisse susciter la nostalgie d’un Javier Milei, qui juge que cette prospĂ©ritĂ© Ă©tait d’abord le rĂ©sultat d’un État modeste, sachant se cantonner Ă  ses missions rĂ©galiennes, laissant les acteurs privĂ©s libres d’engager la modernisation du pays. Au risque de fortes inĂ©galitĂ©s sociales, et mĂȘme si l’économie Ă©chouait Ă  prendre le chemin de l’industrialisation, s’orientant vers l’exportation quasi exclusive de matiĂšres premiĂšres, notamment agricoles. DĂ©finir l’Argentine d’avant 1916 comme un Ăąge d’or, c’est enfin oublier que cette date est aussi celle de l’instauration du suffrage universel. Comme si la dĂ©mocratie Ă©tait une partie du problĂšme56.

2

JAVIER MILEI – Discours prononcĂ© Ă  Davos, le 25 janvier 2025

« Bonjour Ă  tous. Combien de choses ont changĂ© en si peu de temps ! Il y a un an, je me tenais ici, devant vous, dans la solitude, et j’ai dit quelques vĂ©ritĂ©s sur l’état du monde occidental qui ont Ă©tĂ© accueillies avec surprise et Ă©tonnement par une grande partie de l’establishment politique, Ă©conomique et mĂ©diatique occidental. Et je dois admettre que, dans un sens, je comprends. Un prĂ©sident d’un pays qui, en raison d’un Ă©chec Ă©conomique systĂ©matique pendant plus de 100 ans, de positions pusillanimes dans les principaux conflits mondiaux et d’une fermeture au commerce, a perdu pratiquement toute pertinence internationale au fil des ans
 Un prĂ©sident de ce pays monte Ă  cette tribune et dit au monde entier qu’ils ont tort, qu’ils vont Ă  l’échec, que l’Occident s’est Ă©garĂ© et qu’il faut le remettre sur la bonne voie. Un prĂ©sident de ce pays, l’Argentine, qui n’était pas un homme politique, qui n’avait aucun soutien lĂ©gislatif, qui n’avait aucun soutien de la part des gouverneurs, des hommes d’affaires ou des groupes de mĂ©dias. Dans ce discours, ici, devant vous, je vous ai dit que c’était le dĂ©but d’une nouvelle Argentine, que l’Argentine avait Ă©tĂ© infectĂ©e par le socialisme pendant trop longtemps et qu’avec nous, elle allait embrasser Ă  nouveau les idĂ©es de la libertĂ©, un modĂšle que nous rĂ©sumons dans la dĂ©fense de la vie, de la libertĂ© et de la propriĂ©tĂ© privĂ©e. Je vous ai Ă©galement dit qu’en un sens, l’Argentine Ă©tait le spectre du futur NoĂ«l de l’Occident, car nous avions dĂ©jĂ  vĂ©cu tout ce que vous viviez et nous savions dĂ©jĂ  comment cela se terminerait. Un an plus tard, je dois dire que je ne me sens plus si seul, je ne me sens plus si seul parce que le monde a embrassĂ© l’Argentine. L’Argentine est devenue un exemple mondial de responsabilitĂ© fiscale, de respect de nos obligations, de la façon de mettre fin au problĂšme de l’inflation et aussi d’une nouvelle façon de faire de la politique, qui consiste Ă  dire la vĂ©ritĂ© en face des gens et Ă  faire confiance aux gens pour qu’ils comprennent.

Je ne me sens pas non plus seul, car tout au long de cette annĂ©e, j’ai pu trouver des camarades dans cette lutte pour les idĂ©es de la libertĂ© aux quatre coins de la planĂšte. Du merveilleux Elon Musk Ă  la fĂ©roce dame italienne, ma chĂšre amie, Giorgia Meloni ; de Bukele au Salvador Ă  Victor OrbĂĄn en Hongrie ; de Benjamin Netanyahou en IsraĂ«l Ă  Donald Trump aux États-Unis. Lentement, une alliance internationale de toutes les nations qui veulent ĂȘtre libres et qui croient aux idĂ©es de libertĂ© s’est formĂ©e.

Et lentement, ce qui semblait ĂȘtre une hĂ©gĂ©monie mondiale absolue de la gauche en politique, dans les institutions Ă©ducatives, dans les mĂ©dias, dans les organismes supranationaux ou dans des forums tels que Davos, s’est fissurĂ© et l’espoir pour les idĂ©es de la libertĂ© commence Ă  Ă©merger. Je suis ici aujourd’hui pour vous dire que notre bataille n’est pas gagnĂ©e, que si l’espoir renaĂźt, il est de notre devoir moral et de notre responsabilitĂ© historique de dĂ©manteler l’édifice idĂ©ologique du wokisme maladif. Tant que nous n’aurons pas rĂ©ussi Ă  reconstruire notre cathĂ©drale historique, tant que nous n’aurons pas rĂ©ussi Ă  faire en sorte que la majoritĂ© des pays occidentaux embrasse Ă  nouveau les idĂ©es de libertĂ©, tant que nos idĂ©es ne seront pas devenues la monnaie courante dans les couloirs d’évĂ©nements comme celui-ci, nous ne pouvons pas abandonner car, je dois le dire, des forums comme celui-ci ont Ă©tĂ© les protagonistes et les promoteurs du sinistre agenda du wokisme qui fait tant de mal Ă  l’Occident. Si nous voulons changer, si nous voulons vraiment dĂ©fendre les droits des citoyens, nous devons commencer par leur dire la vĂ©ritĂ©.

Et la vĂ©ritĂ©, c’est qu’il y a quelque chose de profondĂ©ment erronĂ© dans les idĂ©es qui ont Ă©tĂ© promues dans des forums comme celui-ci. Je voudrais prendre quelques minutes, aujourd’hui, pour en discuter. Peu de gens aujourd’hui nient que le vent du changement souffle sur l’Occident. Il y a ceux qui rĂ©sistent au changement, ceux qui l’acceptent Ă  contrecƓur mais qui finissent par l’accepter, les nouveaux convertis qui apparaissent lorsqu’ils le considĂšrent comme inĂ©vitable et, enfin, ceux d’entre nous qui se sont battus toute leur vie pour son avĂšnement. Chacun d’entre vous saura dans quel groupe il se reconnaĂźt, il y a sĂ»rement un peu de chaque dans cette assemblĂ©e, mais tous reconnaĂźtront certainement que le temps du changement frappe Ă  la porte. Les moments de changement historique ont une particularitĂ© : ce sont des moments oĂč les formules en place depuis des dĂ©cennies sont Ă©puisĂ©es, oĂč les façons de faire qui Ă©taient considĂ©rĂ©es comme uniques cessent d’avoir un sens et oĂč ce qui, pour beaucoup, Ă©tait des vĂ©ritĂ©s incontestables est finalement remis en question. C’est une Ă©poque oĂč les rĂšgles sont réécrites et oĂč l’on rĂ©compense ceux qui ont le courage de prendre des risques. Mais une grande partie du monde libre prĂ©fĂšre encore le confort du connu, mĂȘme si c’est la mauvaise voie, et s’obstine Ă  appliquer les recettes de l’échec. Et la grande enclume qui apparaĂźt comme un dĂ©nominateur commun dans les pays et les institutions qui Ă©chouent, c’est le virus mental de l’idĂ©ologie woke. C’est la grande Ă©pidĂ©mie de notre Ă©poque qu’il faut soigner, c’est le cancer qu’il faut Ă©liminer.

Cette idĂ©ologie a colonisĂ© les institutions les plus importantes du monde, depuis les partis et les États des pays libres de l’Occident jusqu’aux organisations de gouvernance mondiale, en passant par les institutions non gouvernementales, les universitĂ©s et les mĂ©dias, et a façonnĂ© le cours de la conversation mondiale au cours des derniĂšres dĂ©cennies. Tant que nous n’aurons pas Ă©liminĂ© cette idĂ©ologie aberrante de notre culture, de nos institutions et de nos lois, la civilisation occidentale et mĂȘme l’espĂšce humaine ne pourront pas retrouver la voie du progrĂšs qu’exige notre esprit pionnier.

Il est indispensable de briser ces chaĂźnes idĂ©ologiques si nous voulons entrer dans un nouvel Ăąge d’or. C’est pourquoi je souhaite consacrer quelques minutes aujourd’hui Ă  briser ces chaĂźnes, mais parlons d’abord de ce pour quoi nous nous battons. L’Occident reprĂ©sente le sommet de l’espĂšce humaine, le terreau fertile de son hĂ©ritage grĂ©co-romain et de ses valeurs judĂ©o-chrĂ©tiennes a plantĂ© les graines de quelque chose d’inĂ©dit dans l’histoire. En s’imposant dĂ©finitivement face Ă  l’absolutisme, une nouvelle Ăšre de l’existence humaine s’est ouverte. Dans ce nouveau cadre moral et philosophique qui plaçait la libertĂ© individuelle au-dessus des caprices du tyran, l’Occident a pu libĂ©rer la capacitĂ© crĂ©atrice de l’humanitĂ©, lançant un processus de crĂ©ation de richesses jamais vu auparavant.

Les donnĂ©es parlent d’elles-mĂȘmes : jusqu’en 1800, le PIB mondial par habitant est restĂ© pratiquement constant. Toutefois, Ă  partir du xIxe siĂšcle et grĂące Ă  la rĂ©volution industrielle, le PIB par habitant a Ă©tĂ© multipliĂ© par 20, ce qui a permis Ă  90% de la population mondiale de sortir de la pauvretĂ© alors que la population avait Ă©tĂ© multipliĂ©e par huit. Cela n’a Ă©tĂ© possible que grĂące Ă  une convergence de valeurs fondamentales, le respect de la vie, de la libertĂ© et de la propriĂ©tĂ©, qui a rendu possible le libre-Ă©change, la libertĂ© d’expression, la libertĂ© de religion et les autres piliers de la civilisation occidentale.

À cela s’ajoute notre esprit faustien, inventif, explorateur, pionnier, qui teste sans cesse les limites du possible. Un esprit pionnier qui est aujourd’hui reprĂ©sentĂ©, entre autres, par mon cher ami Elon Musk, qui a Ă©tĂ© injustement vilipendĂ© par le wokisme, ces derniĂšres heures, pour un geste innocent qui ne fait que signifier sa gratitude envers le peuple. En rĂ©sumĂ©, nous avons inventĂ© le capitalisme sur la base de l’épargne, de l’investissement, du travail, du rĂ©investissement et du travail acharnĂ©. Nous avons permis Ă  chaque travailleur de multiplier sa productivitĂ© par 10, 100 ou mĂȘme 1000, dĂ©jouant ainsi le piĂšge malthusien. Cependant, Ă  un moment donnĂ© du xxe siĂšcle, nous nous sommes Ă©garĂ©s et les principes libĂ©raux qui nous avaient rendus libres et prospĂšres ont Ă©tĂ© trahis.

Une nouvelle classe politique, sous des idĂ©ologies collectivistes, et profitant des moments de crise, a vu une occasion parfaite d’accumuler du pouvoir. Toute la richesse créée par le capitalisme jusqu’alors et Ă  l’avenir serait redistribuĂ©e dans le cadre d’un plan centralisĂ©, donnant ainsi le coup d’envoi d’un processus dont nous subissons aujourd’hui les consĂ©quences dĂ©sastreuses. Poussant un programme socialiste, mais opĂ©rant insidieusement au sein du paradigme libĂ©ral, cette nouvelle classe politique a dĂ©formĂ© les valeurs du libĂ©ralisme. Elle a remplacĂ© la libertĂ© par la libĂ©ration, en utilisant le pouvoir coercitif de l’État pour distribuer la richesse créée par le capitalisme. Leur justification Ă©tait l’idĂ©e sinistre, injuste et aberrante de justice sociale, complĂ©tĂ©e par des cadres thĂ©oriques marxistes visant Ă  libĂ©rer l’individu de ses besoins. Et au cƓur de ce nouveau systĂšme de valeurs, le postulat fondamental selon lequel l’égalitĂ© devant la loi ne suffit pas, car il existe des injustices de base cachĂ©es qui doivent ĂȘtre corrigĂ©es, reprĂ©sente une mine d’or pour les bureaucrates qui aspirent Ă  la toute-puissance. VoilĂ  ce qu’est fondamentalement le wokisme, le rĂ©sultat de l’inversion des valeurs occidentales. Chacun des piliers de notre civilisation a Ă©tĂ© transformĂ© en une version dĂ©formĂ©e de lui-mĂȘme par l’introduction de divers mĂ©canismes de sa version culturelle. Des droits nĂ©gatifs Ă  la vie, Ă  la libertĂ© et Ă  la propriĂ©tĂ©, nous sommes passĂ©s Ă  un nombre artificiellement infini de droits positifs. Ce fut d’abord l’éducation, puis le logement, et de lĂ , des choses dĂ©risoires comme l’accĂšs Ă  Internet, au football tĂ©lĂ©visĂ©, au théùtre, aux soins esthĂ©tiques et Ă  une foule d’autres dĂ©sirs ont Ă©tĂ© transformĂ©s en droits humains fondamentaux, des droits que, bien sĂ»r, quelqu’un doit payer. Et qui ne peuvent ĂȘtre garantis que par l’expansion infinie de l’État aberrant. En d’autres termes, du concept de libertĂ© comme protection fondamentale de l’individu contre l’intervention du tyran, nous sommes passĂ©s au concept de libĂ©ration par l’intervention de l’État. C’est sur cette base que s’est construit le wokisme, un rĂ©gime de pensĂ©e unique, soutenu par diffĂ©rentes institutions dont le but est de criminaliser la dissidence. Le fĂ©minisme, la diversitĂ©, l’inclusion, l’égalitĂ©, l’immigration, l’avortement, l’environnementalisme, l’idĂ©ologie du genre, entre autres, sont autant de tĂȘtes d’une mĂȘme crĂ©ature dont le but est de justifier l’avancĂ©e de l’État par l’appropriation et la dĂ©formation de nobles causes.

Examinons-en quelques-unes. Le fĂ©minisme radical est une distorsion du concept d’égalitĂ© et, mĂȘme dans sa version la plus bienveillante, il est redondant, puisque l’égalitĂ© devant la loi existe dĂ©jĂ  en Occident. Tout le reste n’est que recherche de privilĂšges, et c’est ce que le fĂ©minisme radical vise en rĂ©alitĂ©, en opposant une moitiĂ© de la population Ă  l’autre alors qu’elles devraient ĂȘtre du mĂȘme cĂŽtĂ©. Nous allons mĂȘme jusqu’à normaliser le fait que, dans de nombreux pays prĂ©tendument civilisĂ©s, si vous tuez une femme, cela s’appelle un fĂ©minicide, et que cela entraĂźne une peine plus lourde que si vous tuez un homme, simplement en raison du sexe de la victime. Inscrire de fait dans la loi que la vie d’une femme vaut plus que celle d’un homme, brandir l’étendard de l’écart de rĂ©munĂ©ration entre les hommes et les femmes


Lorsque l’on examine les donnĂ©es, il est clair qu’il n’y a pas d’inĂ©galitĂ© pour une mĂȘme tĂąche, mais que la plupart des hommes ont tendance Ă  avoir des mĂ©tiers qui payent mieux que la plupart des femmes. Pourtant, ils ne se plaignent pas que la majoritĂ© des prisonniers soient des hommes, ni que la majoritĂ© des plombiers soient des hommes, ni que la majoritĂ© des victimes de vols ou de meurtres soient des hommes, et encore moins que la majoritĂ© des personnes tuĂ©es dans les guerres soient des hommes. Mais si l’on soulĂšve ces questions, nous sommes traitĂ©s de misogynes dans les mĂ©dias ou mĂȘme dans ce forum, simplement pour avoir dĂ©fendu un principe Ă©lĂ©mentaire de la dĂ©mocratie moderne et de l’État de droit, Ă  savoir l’égalitĂ© devant la loi et les donnĂ©es. Le wokisme se manifeste en outre dans le sinistre Ă©cologisme radical et la banniĂšre du changement climatique. PrĂ©server notre planĂšte pour les gĂ©nĂ©rations futures est une question de bon sens – personne ne veut vivre dans une poubelle. Mais lĂ  encore, le wokisme a rĂ©ussi Ă  pervertir cette idĂ©e Ă©lĂ©mentaire de prĂ©servation de l’environnement pour le plaisir des ĂȘtres humains, et nous sommes passĂ©s Ă  un environnementalisme fanatique oĂč l’homme est un cancer qu’il faut Ă©liminer, et oĂč le dĂ©veloppement Ă©conomique n’est rien de moins qu’un crime contre la nature.

Cependant, lorsque l’on affirme que la Terre a dĂ©jĂ  connu cinq cycles de changements brusques de tempĂ©rature et que, dans quatre d’entre eux, l’homme n’existait mĂȘme pas, on nous traite de complotiste afin de discrĂ©diter nos idĂ©es, sans tenir compte du fait que la science et les donnĂ©es sont de notre cĂŽtĂ©. Ce n’est pas une coĂŻncidence si ces mĂȘmes personnes sont les principaux promoteurs de l’agenda sanguinaire et meurtrier de l’avortement, un agenda conçu sur la base du postulat malthusien selon lequel la surpopulation dĂ©truira la terre et que nous devons donc mettre en Ɠuvre un mĂ©canisme de contrĂŽle de la population. En rĂ©alitĂ©, ce principe a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© adoptĂ©, Ă  tel point que le taux de croissance de la population sur la planĂšte commence aujourd’hui Ă  poser un problĂšme.

Quelle tĂąche ils se sont assignĂ©e avec ces aberrations de l’avortement ! Depuis ces forums est promu l’agenda LGBT, voulant nous imposer que les femmes sont des hommes et que les hommes ne sont des femmes que si c’est ainsi qu’ils s’autoperçoivent, et ils ne disent rien lorsqu’un homme se dĂ©guise en femme et tue son rival sur un ring de boxe ou lorsqu’un prisonnier prĂ©tend ĂȘtre une femme et finit par violer toutes les femmes qui croisent son chemin en prison.

Sans aller plus loin, il y a quelques semaines, le cas de deux homosexuels amĂ©ricains qui, en arborant le drapeau de la diversitĂ© sexuelle, ont Ă©tĂ© condamnĂ©s Ă  100 ans de prison pour avoir abusĂ© et filmĂ© leurs enfants adoptifs pendant plus de deux ans, a fait la une des journaux du monde entier. Je tiens Ă  prĂ©ciser que lorsque je parle d’abus, il ne s’agit pas d’un euphĂ©misme, car dans ses versions les plus extrĂȘmes, l’idĂ©ologie du genre constitue une vĂ©ritable maltraitance des enfants. Ce sont des pĂ©dophiles, je veux donc savoir qui ose cautionner ces comportements. Ils causent des dommages irrĂ©versibles Ă  des enfants en bonne santĂ© par des traitements hormonaux et des mutilations, comme si un enfant de moins de cinq ans pouvait consentir Ă  une telle chose. Et s’il arrivait que leur famille ne soit pas d’accord, il y aurait toujours des agents de l’État prĂȘts Ă  intervenir au nom de ce qu’ils appellent l’intĂ©rĂȘt du mineur. Croyez-moi, les expĂ©riences scandaleuses menĂ©es aujourd’hui au nom de cette idĂ©ologie criminelle seront condamnĂ©es et comparĂ©es Ă  celles qui ont eu lieu pendant les pĂ©riodes les plus sombres de notre histoire. Et pour couvrir cette multitude de pratiques abjectes, il y a l’éternelle victimisation toujours prĂȘte Ă  lancer des accusations d’homophobie ou de transphobie et autres inventions dont le seul but est de tenter de faire taire ceux qui dĂ©noncent ce scandale duquel les autoritĂ©s nationales et internationales sont complices.

D’autre part, dans nos entreprises, dans nos institutions publiques et dans nos universitĂ©s, le mĂ©rite a Ă©tĂ© Ă©cartĂ© par la doctrine de la diversitĂ©, ce qui implique une rĂ©gression vers les systĂšmes nobiliaires d’antan. On invente des quotas pour toutes les minoritĂ©s que les politiciens peuvent imaginer, ce qui ne fait que nuire Ă  l’excellence de ces institutions. Le wokisme a Ă©galement dĂ©naturĂ© la cause de l’immigration. La libre circulation des biens et des personnes Ă©tant Ă  la base du libĂ©ralisme, nous le savons bien, l’Argentine, les États-Unis et bien d’autres pays ont Ă©tĂ© rendus grands par ces immigrants qui ont quittĂ© leur patrie Ă  la recherche de nouvelles opportunitĂ©s.

Cependant, de la tentative d’attirer des talents Ă©trangers pour promouvoir le dĂ©veloppement, nous sommes passĂ©s Ă  une immigration de masse motivĂ©e non pas par l’intĂ©rĂȘt national mais par la culpabilitĂ©.

L’Occident Ă©tant la cause supposĂ©e de tous les maux de l’histoire, il devrait se racheter en ouvrant ses frontiĂšres au monde entier, ce qui aboutirait nĂ©cessairement Ă  une colonisation inversĂ©e, qui s’apparente Ă  un suicide collectif.

C’est ce que l’on voit aujourd’hui Ă  travers les images de hordes d’immigrĂ©s abusant, violant ou tuant des citoyens europĂ©ens qui n’ont commis que le pĂ©chĂ© de ne pas avoir adhĂ©rĂ© Ă  une religion particuliĂšre. Mais quand on s’interroge sur ces situations, on est taxĂ© de raciste, de xĂ©nophobe ou de nazi. Le wokisme a imprĂ©gnĂ© nos sociĂ©tĂ©s si profondĂ©ment, promu par des institutions telles que celle-ci, que l’idĂ©e mĂȘme de sexe a Ă©tĂ© remise en question par l’infĂąme idĂ©ologie du genre.

Cela a conduit Ă  une intervention encore plus importante de l’État par le biais d’une lĂ©gislation absurde, l’État devant par exemple financer des hormones et des opĂ©rations chirurgicales d’un million de dollars pour se conformer Ă  la perception que certains individus ont d’eux-mĂȘmes. Nous ne voyons que maintenant les effets d’une gĂ©nĂ©ration entiĂšre qui a mutilĂ© son corps, encouragĂ©e par une culture de la relativitĂ© sexuelle, et qui devra passer toute sa vie en traitement psychiatrique pour faire face Ă  ce qu’elle s’est infligĂ©e, mais personne ne dit rien sur ces questions. Non seulement cela, mais ils ont Ă©galement soumis la grande majoritĂ© Ă  l’esclavage des perceptions erronĂ©es d’une infime majoritĂ© et, en plus, le wokisme cherche Ă  prendre en otage notre avenir.

En occupant les chaires des universitĂ©s les plus prestigieuses du monde, il forme les Ă©lites de nos pays Ă  remettre en question et Ă  nier la culture, les idĂ©es et les valeurs qui ont fait notre grandeur, endommageant ainsi davantage notre tissu social. Que reste-t-il pour l’avenir si nous apprenons Ă  nos jeunes Ă  avoir honte de notre passĂ© ? Tout cela a Ă©tĂ© incubĂ© et s’est dĂ©veloppĂ© de maniĂšre de plus en plus notoire au cours des derniĂšres dĂ©cennies, aprĂšs la chute du mur de Berlin, curieusement les pays libres ont commencĂ© Ă  s’autodĂ©truire lorsqu’ils n’ont plus eu d’adversaires Ă  vaincre. La paix nous a rendus faibles, nous avons Ă©tĂ© vaincus par notre propre complaisance. Toutes ces aberrations et d’autres encore, que nous ne pouvons Ă©numĂ©rer pour des raisons de temps, sont ce qui menace l’Occident aujourd’hui et sont, malheureusement, les croyances que des institutions comme celle-ci ont promues pendant quarante ans. Personne ici ne peut prĂ©tendre ĂȘtre innocent. Vous avez vĂ©nĂ©rĂ© pendant des dĂ©cennies une idĂ©ologie sinistre et meurtriĂšre comme s’il s’agissait d’un veau d’or et avez remuĂ© ciel et terre pour l’imposer Ă  l’humanitĂ©. Cette mĂȘme organisation, ainsi que les organismes supranationaux les plus influents, ont Ă©tĂ© les idĂ©ologues de cette barbarie. Les agences multilatĂ©rales de prĂȘt ont Ă©tĂ© un bras extorqueur et de nombreux États nationaux, en particulier l’Union europĂ©enne, en ont Ă©tĂ© et en sont un bras armĂ©.

Des citoyens au Royaume-Uni d’aujourd’hui ne sont-ils pas emprisonnĂ©s pour avoir rĂ©vĂ©lĂ© des crimes aberrants, vĂ©ritablement Ă©pouvantables, commis par des migrants musulmans et que le gouvernement veut Ă©touffer ?

Ou encore, les bureaucrates de Bruxelles n’ont-ils pas suspendu les Ă©lections roumaines simplement parce qu’ils n’aimaient pas le parti qui avait gagnĂ© ? Face Ă  chacune de ces discussions, le wokisme tente de discrĂ©diter ceux qui remettent ces choses en question en nous Ă©tiquetant d’abord, puis en nous censurant : si vous ĂȘtes blanc, vous devez ĂȘtre raciste, si vous ĂȘtes un homme, vous devez ĂȘtre misogyne ou membre du patriarcat, si vous ĂȘtes riche, vous devez ĂȘtre un capitaliste cruel, si vous ĂȘtes hĂ©tĂ©rosexuel, vous devez ĂȘtre hĂ©tĂ©ronormatif, homophobe ou transphobe. Pour chaque questionnement, ils ont une Ă©tiquette, qu’ils essaient ensuite de censurer par des moyens de facto ou de jure.

Car sous le discours de la diversitĂ©, de la dĂ©mocratie et de la tolĂ©rance qu’ils prĂ©tendent tenir, se cache en rĂ©alitĂ© la volontĂ© manifeste de dĂ©truire la dissonance, la critique et, par essence, la libertĂ©, afin de continuer Ă  faire vivre un modĂšle dont ils sont les principaux bĂ©nĂ©ficiaires. N’avons- nous pas entendu ces jours-ci que certaines autoritĂ©s europĂ©ennes importantes, plutĂŽt rouges, pour ainsi dire, appellent ouvertement Ă  la censure ; ou qu’en rĂ©alitĂ©, il n’y a pas de censure, mais que ceux qui pensent diffĂ©remment de l’idĂ©ologie woke doivent ĂȘtre rĂ©duits au silence. Et quel type de sociĂ©tĂ© peut rĂ©sulter du wokisme ? Une sociĂ©tĂ© qui a remplacĂ© le libre-Ă©change des biens et des services par une distribution arbitraire des richesses sous la menace d’une arme, qui a remplacĂ© les communautĂ©s libres par une collectivisation forcĂ©e, qui a remplacĂ© le chaos crĂ©atif du marchĂ© par l’ordre stĂ©rile et sclĂ©rosĂ© du socialisme. Une sociĂ©tĂ© pleine de ressentiment, oĂč il n’y a que deux sortes de personnes, celles qui paient des impĂŽts nets d’une part et celles qui sont les bĂ©nĂ©ficiaires de l’État, de l’autre. Et je ne parle pas de ceux qui reçoivent une aide sociale parce qu’ils n’ont pas assez Ă  manger, je parle des entreprises privilĂ©giĂ©es, des banquiers qui ont Ă©tĂ© renflouĂ©s lors des crises des subprimes, de la plupart des mĂ©dias, des centres d’endoctrinement dĂ©guisĂ©s en universitĂ©s, de la bureaucratie d’État, des syndicats, des organisations sociales, des entreprises publiques et de tous les secteurs qui vivent des impĂŽts payĂ©s par ceux qui travaillent.

Je parle du monde dĂ©crit par Ayn Rand dans La GrĂšve, qui s’est malheureusement concrĂ©tisĂ©. Un schĂ©ma dans lequel le grand gagnant est la classe politique, qui devient Ă  son tour l’arbitre et la partie de cette rĂ©partition. Je le rĂ©pĂšte : la classe politique est Ă  la fois l’arbitre et la partie intĂ©ressĂ©e dans cette rĂ©partition. Et comme toujours, c’est celui qui distribue qui obtient la meilleure part. LĂ  oĂč, sous les diffĂ©rences cosmĂ©tiques entre les diffĂ©rents partis se cachent des intĂ©rĂȘts communs, des partenaires, des arrangements et un engagement inaltĂ©rable que rien ne changera, c’est pourquoi il les a tous appelĂ©s le Parti de l’État. Un systĂšme qui se cache derriĂšre un discours bienveillant oĂč, selon eux, le marchĂ© Ă©choue et ce sont eux qui sont chargĂ©s de rĂ©soudre ces Ă©checs par la rĂ©glementation, la force et la bureaucratie.

Mais la dĂ©faillance du marchĂ© n’existe pas.

Je vais le rĂ©pĂ©ter encore une fois : la dĂ©faillance du marchĂ© n’existe pas.

Parce que le marchĂ© est un mĂ©canisme de coopĂ©ration sociale oĂč les droits de propriĂ©tĂ© sont Ă©changĂ©s volontairement. Les prĂ©tendues dĂ©faillances du marchĂ© sont une contradiction dans les termes, la seule chose qu’une telle intervention gĂ©nĂšre, ce sont de nouvelles distorsions du systĂšme des prix, qui Ă  leur tour entravent le calcul Ă©conomique, l’épargne et l’investissement et finissent donc par gĂ©nĂ©rer plus de pauvretĂ© ou un enchevĂȘtrement de rĂ©glementations, comme celui qui existe en Europe par exemple et qui tue la croissance Ă©conomique. Comme je le dis souvent dans mes confĂ©rences : « si vous pensez qu’il y a une dĂ©faillance du marchĂ©, allez vĂ©rifier si l’État n’est pas au milieu, et si vous le trouvez, ne refaites pas l’analyse — parce qu’elle est fausse ».

Pour cette mĂȘme raison, puisque le wokisme n’est ni plus ni moins qu’un plan systĂ©matique de l’État-parti pour justifier l’intervention de l’État et l’augmentation des dĂ©penses publiques, cela signifie que notre premiĂšre croisade, la plus importante si nous voulons retrouver l’Occident du progrĂšs, si nous voulons construire un nouvel Ăąge d’or, doit ĂȘtre la rĂ©duction drastique de la taille de l’État. Non seulement dans chacun de nos pays, mais aussi dans tous les organismes supranationaux. Car c’est la seule façon de couper ce systĂšme pervers, de le vider de ses ressources, de rendre au contribuable ce qui lui appartient et de mettre fin Ă  la vente de faveurs. Il n’y a pas de meilleure mĂ©thode que d’éliminer la bureaucratie de l’État pour qu’il n’y ait pas de possibilitĂ© de vendre de telles faveurs.

Les fonctions de l’État devraient Ă  nouveau ĂȘtre limitĂ©es Ă  la dĂ©fense du droit Ă  la vie, Ă  la libertĂ© et Ă  la propriĂ©tĂ©. Toute autre fonction que l’État s’arrogerait se ferait au dĂ©triment de sa mission fondamentale et aboutirait inexorablement au LĂ©viathan omniprĂ©sent dont nous souffrons tous aujourd’hui. Nous assistons aujourd’hui Ă  l’épuisement global de ce systĂšme qui nous a dominĂ©s au cours des derniĂšres dĂ©cennies. Tout comme en Argentine, dans le reste du monde, le seul conflit pertinent de ce siĂšcle et de tous ceux qui l’ont prĂ©cĂ©dĂ© devient plus aigu : le conflit entre les citoyens libres et la caste politique qui s’accroche Ă  l’ordre Ă©tabli, redoublant d’efforts en matiĂšre de censure, de persĂ©cution et de destruction.

Heureusement, dans le monde libre, une majoritĂ© silencieuse s’organise et, dans tous les coins de notre hĂ©misphĂšre, l’écho de ce cri pour la libertĂ© rĂ©sonne. Nous sommes confrontĂ©s Ă  un changement d’époque, Ă  un tournant copernicien, Ă  la destruction d’un paradigme et Ă  la construction d’un autre, et si les institutions d’influence mondiale, telles que cette assemblĂ©e, veulent tourner la page et participer de bonne foi Ă  ce nouveau paradigme, elles devront assumer la responsabilitĂ© du rĂŽle qu’elles ont jouĂ© au cours de ces derniĂšres dĂ©cennies et reconnaĂźtre devant la sociĂ©tĂ© le mea culpa qui est exigĂ© d’elles.

En conclusion, je voudrais m’adresser directement aux dirigeants du monde, Ă  tous ceux qui dirigent aussi bien les États nationaux que les grands groupes Ă©conomiques et les organisations internationales, qu’ils soient prĂ©sents ici ou qu’ils nous Ă©coutent depuis chez eux. Les formules politiques des derniĂšres dĂ©cennies que j’ai dĂ©crites dans ce discours ont Ă©chouĂ© et s’effondrent sur elles-mĂȘmes. Cela signifie que penser comme tout le monde pense, lire comme tout le monde lit, dire comme tout le monde dit ne peut que conduire Ă  l’erreur, mĂȘme si nombreux sont ceux qui persistent Ă  marcher vers le prĂ©cipice.

Le scĂ©nario des 40 derniĂšres annĂ©es est Ă©puisĂ© et quand un systĂšme s’essouffle, l’histoire s’ouvre. C’est pourquoi je dis Ă  tous les dirigeants mondiaux : il est temps de sortir de ce scĂ©nario, il est temps de sortir de ce scĂ©nario, il est temps d’ĂȘtre audacieux, il est temps d’oser penser et d’oser Ă©crire nos propres vers parce que lorsque les idĂ©es et les textes du prĂ©sent disent tous les mĂȘmes choses et disent les mauvaises choses, ĂȘtre courageux consiste prĂ©cisĂ©ment Ă  ĂȘtre extemporanĂ©, Ă  aller Ă  rebours, Ă  ne pas se laisser Ă©blouir par les passagers, en perdant de vue l’universel ; il consiste Ă  retrouver des vĂ©ritĂ©s qui Ă©taient Ă©videntes pour nos prĂ©dĂ©cesseurs et qui sont Ă  la base du succĂšs civilisationnel qu’a Ă©tĂ© l’Occident, mais que le rĂ©gime de la pensĂ©e unique des derniĂšres dĂ©cennies a perçu comme une hĂ©rĂ©sie.

Comme l’a dit un jour Churchill, « plus nous regardons en arriĂšre, plus nous pouvons voir loin ». En d’autres termes, nous devons retrouver les vĂ©ritĂ©s oubliĂ©es de notre passĂ© afin de dĂ©nouer le nƓud du prĂ©sent et de faire un nouveau pas en avant en tant que civilisation vers l’avenir. Et qu’est-ce que je vois quand je regarde en arriĂšre ? Que nous devons adopter, une fois de plus, les derniĂšres thĂšses qui ont fait leurs preuves en matiĂšre de rĂ©ussite Ă©conomique et sociale. C’est-Ă -dire le modĂšle de la libertĂ©, la rĂ©appropriation des idĂ©es de libertĂ©, le retour au libĂ©ralisme. C’est ce que nous faisons en Argentine, c’est ce que je suis sĂ»r que le prĂ©sident Trump fera dans cette nouvelle AmĂ©rique, et c’est ce que nous invitons toutes les grandes nations libres du monde Ă  faire pour arrĂȘter Ă  temps ce qui est clairement une voie menant Ă  la catastrophe.

En dĂ©finitive, ce que je vous propose, c’est de rendre Ă  l’Occident sa grandeur. Aujourd’hui, comme il y a 215 ans, l’Argentine a brisĂ© ses chaĂźnes et vous invite — comme le dit notre hymne — tous les mortels du monde Ă  entendre le cri sacrĂ© : libertĂ©, libertĂ©, libertĂ©, libertĂ©. Que les forces du ciel soient avec nous. Merci beaucoup Ă  tous et
 vive la libertĂ©, putain ! »

III Partie

Murray N. Rothbard, « Le populisme de droite », janvier 1992

Pour mieux comprendre l’importance de ce texte, il convient d’abord d’en prĂ©ciser le contexte politique prĂ©cis, avant d’en esquisser trĂšs briĂšvement la riche postĂ©ritĂ©.

1

Le contexte politique de 1992

Notes

57.

Celui-ci est d’ailleurs explicitĂ© dans la premiĂšre partie du texte, que nous avons choisi de ne pas publier Ă  cette place car elle a moins d’intĂ©rĂȘt pour le sujet qui nous occupe.

+ -

58.

Duke avait aussi Ă©tĂ© candidat Ă  l’investiture du Parti dĂ©mocrate pour l’élection prĂ©sidentielle amĂ©ricaine de 1988. Non dĂ©signĂ©, il s’était prĂ©sentĂ© sous l’étiquette du Parti populiste et avait obtenu 0,04% des votes.

+ -

59.

Gouverneur de Louisiane durant trois mandats (1972–1980, 1984–1988 et 1992–1996), Edwin Edwards est restĂ© cĂ©lĂšbre pour avoir dĂ©clarĂ© que personne ne pouvait le battre, Ă  moins qu’il ne soit « pris en flagrant dĂ©lit au lit avec un garçon vivant ou une fille morte », ce qui rend presque anodine la cĂ©lĂšbre boutade de Donald Trump dĂ©clarant en 2016 : « Je pourrais tirer sur quelqu’un en pleine 5e Avenue, et je ne perdrais aucun Ă©lecteur ».

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60.

Qu’il rencontre alors et avec lequel il devient ami. Voir l’introduction de Lew Rockwell dans The Irrepressible Rothbard, op. cit.

+ -

61.

“Pat Buchanan and the menace of anti-anti-semitism”, The Rothbard-Rockwell Report, dĂ©cembre 1990.

+ -

62.

La victoire de Bush aux primaires a entraßné la candidature indépendante du milliardaire populiste Ross Perot, qui remporta finalement 19% des voix et fit ainsi perdre le président sortant face à Bill Clinton

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63.

Voir Gaël Brustier, « Pat Buchanan, le prophÚte du trumpisme », Slate.fr, 31 janvier 2017.

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Ce manifeste programmatique publiĂ© en janvier 1992 par Murray Rothbard, dans la newsletter libertarienne qu’il publie depuis deux ans aux cĂŽtĂ©s de son ami Lew Rockwell, sous le titre de Rothbard-Rockwell Report, s’inscrit d’abord dans un contexte politique trĂšs prĂ©cis57, celui des Ă©lections au poste de gouverneur de Louisiane, en novembre 1991. Lors de ce scrutin, le candidat rĂ©publicain (finalement battu) est David Duke, ancien chef du Ku Klux Klan, nationalement connu pour sa dĂ©fense de la suprĂ©matie blanche, ainsi que pour sa promotion des idĂ©es nĂ©onazies et des thĂšses complotistes58. Lors des primaires, Duke l’avait emportĂ© contre Clyde Holloway, le candidat conservateur bon teint soutenu par l’Establishment du parti, tandis qu’à gauche, le populiste Edwin Edwards59 l’avait emportĂ© sur le gouverneur sortant Buddy Roemer, un DĂ©mocrate « rĂ©formateur » soutenu par le gouvernement Bush dans sa tentative de faire barrage au raciste Duke. Cette Ă©lection intĂ©resse Rothbard prĂ©cisĂ©ment parce qu’elle lui semble dĂ©montrer que le populisme a le vent en poupe. Tout en dĂ©plorant par ailleurs que se soit dĂ©clenchĂ©e contre Duke « une campagne massive d’hystĂ©rie, de panique et de haine, orchestrĂ©e par tous les courants de l’élite dirigeante, de la gauche Ă  la droite officielles, du prĂ©sident Bush et du parti RĂ©publicain officiel aux activistes de gauche locaux, en passant par les mĂ©dias nationaux de New York et Washington et les Ă©lites locales ». Toutefois, ce qu’il qualifie de « vieilles lunes diaboliques du Ku Klux Klan ou d’Adolf Hitler » l’intĂ©ressent moins dans cette Ă©lection que le fait qu’elle lui paraĂźt dĂ©montrer que le populisme (qu’il va ensuite longuement thĂ©oriser dans son texte) reprĂ©sente l’avenir, dĂ©clarant mĂȘme que « 1992 est l’annĂ©e, peut-ĂȘtre le dĂ©but d’une dĂ©cennie voire d’un siĂšcle Ă  venir de populisme ». De fait, durant cette annĂ©e 1992, Rothbard va ĂȘtre conduit Ă  soutenir l’ultraconservateur, populiste et protectionniste Pat Buchanan60 lors des primaires rĂ©publicaines, en dĂ©nonçant notamment les accusations d’antisĂ©mitisme qui sont alors profĂ©rĂ©es contre lui61. Si Buchanan est finalement battu par le prĂ©sident sortant, tout en obtenant un score inattendu de 23%62, il n’en incarne pas moins une synthĂšse idĂ©ologique, qu’il dĂ©veloppera en 1998 dans un livre intitulĂ© The Great Betrayal. How American Sovereignty and Social Justice Are Being Sacrificed to the Gods of the Global Economy, qui rejoint par bien des aspects le discours trumpiste qui nous est devenu aujourd’hui familier63, mais qui n’est pas non plus sans affinitĂ©s avec certaines des thĂšses « palĂ©o-libertariennes » dĂ©veloppĂ©es par Rothbard.

2

La riche postĂ©ritĂ© d’un texte programmatique

Notes

64.

Voir Ă  ce sujet : Theda Skocpol, Vanessa Williamson, The Tea Party and the remaking of Republican conservatism, Oxford University Press, 2012. Parmi les publications en langue française, on renverra Ă  Marion Douzou, « Du Tea Party Ă  Donald Trump : la radicalisation du Parti rĂ©publicain aux États-Unis », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n°152, 2022, pp. 107-125. Voir aussi la note pour la Fondapol rĂ©digĂ©e en mars 2011 par Henri Hude, sous le titre : Comprendre le Tea Party [en ligne].

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65.

Si le conservatisme religieux ou la dĂ©nonciation de la pression fiscale sont des Ă©lĂ©ments qui ne varient guĂšre au fil des diffĂ©rents Ă©pisodes de cette histoire, d’autres – comme le protectionnisme par exemple – sont plus ou moins mis en avant selon le contexte et les personnalitĂ©s.

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66.

Un personnage important, dont la violence verbale a indĂ©niablement marquĂ© un tournant dans le refus croissant des RĂ©publicains d’entretenir un dialogue constructif avec certains DĂ©mocrates modĂ©rĂ©s. Voir Ă  ce propos l’intĂ©ressant documentaire d’Alice Cohen rĂ©alisĂ© en 2024 et intitulĂ© Droite radicale, la conquĂȘte de Washington.

+ -

67.

Voir sur cette question : Dominique Colas, Le Léninisme, Paris, PUF, 1982.

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De fait, le texte programmatique de ce dernier dont nous publions ci-dessous la plus grande partie est plus important encore par sa postĂ©ritĂ© que par son contexte initial, mĂȘme si nous ne ferons ici que l’esquisser Ă  grands traits, en Ă©voquant certains Ă©pisodes bien connus. Il ne saurait Ă©videmment s’agir pour nous de faire en quelques lignes l’histoire du Tea Party64 durant les annĂ©es 2008-2010 ni mĂȘme d’en proposer une quelconque analyse un tant soit peu approfondie, pas plus du reste que nous n’entendons retracer dans le dĂ©tail l’émergence soudaine du trumpisme Ă  partir de 2015. Nous nous contenterons de rappeler comment ces phĂ©nomĂšnes politiques de grande ampleur s’inscrivent dans une mutation de la droite conservatrice amĂ©ricaine qui, par bien des aspects, correspond Ă  ce que Rothbard avait thĂ©orisĂ© dĂšs la fin des annĂ©es 1970.

L’histoire du Tea Party et, aprĂšs lui, du trumpisme, s’inscrit dans un mouvement long qui a consistĂ© pour l’aile la plus droitiĂšre du Parti rĂ©publicain Ă  chercher Ă  prendre le contrĂŽle de l’appareil tout en imposant une ligne idĂ©ologique radicale, faite d’un mĂ©lange de conservatisme culturel, d’isolationnisme et de rejet de l’État fĂ©dĂ©ral spoliateur (« Washington », sorte d’hydre malfaisante). Cet alliage Ă  la composition plus ou moins stable65, et que nous avons longuement Ă©tudiĂ© dans sa dimension libertarienne, a dĂ©bouchĂ© sur plusieurs Ă©pisodes saillants, avant mĂȘme l’irruption du Tea Party et du trumpisme, comme la candidature de Barry Goldwater en 1964, la candidature avortĂ©e de Pat Buchanan en 1992, ou encore la vague rĂ©publicaine au CongrĂšs en 1994, sous la houlette de Newt Gingrich66. Le Tea Party et le trumpisme s’inscrivent en effet dans cette histoire longue, mĂȘme s’ils sont Ă©galement intimement liĂ©s au contexte plus immĂ©diat des deux mandats de Barack Obama. C’est en effet d’abord contre sa rĂ©forme de l’assurance maladie (l’Obamacare) que le Tea Party va soudainement Ă©clore en 2009 et parvenir Ă  mobiliser des masses impressionnantes d’opposants en colĂšre contre ce qu’ils considĂšrent ĂȘtre une menace vitale pour les valeurs traditionnelles qu’ils dĂ©fendent. Si le mouvement peut alors paraĂźtre surgir de nulle part, c’est Ă©videmment lĂ  une impression trompeuse, tant il est vrai qu’il s’appuie en rĂ©alitĂ© sur une sphĂšre mĂ©diatique extrĂȘmement puissante (Ă  commencer bien sĂ»r par la formidable caisse de rĂ©sonance qu’est Fox News, créée en 1996), mais aussi sur un rĂ©seau serrĂ© de think tanks que nous avons dĂ©jĂ  eu l’occasion d’évoquer pour certains d’entre eux. Le discours du Tea Party va atteindre un degrĂ© de violence inusitĂ© avec des dĂ©rapages racistes rĂ©currents, nombre de ses militants les plus exaltĂ©s n’hĂ©sitant pas Ă  comparer le prĂ©sident Obama Ă  un singe ou un putois, lorsque ce n’est pas Ă  Hitler. Une violence verbale que l’on retrouve, il faut le noter, aussi bien chez Javier Milei que chez Murray Rothbard et nombre d’autres libertariens, paradoxalement hĂ©ritiers d’une rhĂ©torique hystĂ©rique de guerre civile larvĂ©e thĂ©orisĂ©e jadis par LĂ©nine67. Quoi qu’il en soit, cette violence ne va pas empĂȘcher (bien au contraire ?) le Tea Party de dĂ©boucher en novembre 2010 sur une vague Ă©lectorale populiste, Ă  l’occasion des Ă©lections de mi-mandat, qui sont une dĂ©faite cuisante pour le camp dĂ©mocrate mais aussi pour bon nombre de rĂ©publicains modĂ©rĂ©s. C’est que le Tea Party a su s’appuyer, durant cette campagne, sur une culture politique populiste qui est aussi ancienne qu’efficace aux États-Unis, comme nous avons dĂ©jĂ  eu l’occasion de le montrer.

Ce n’est en effet pas la premiĂšre fois que les Ă©lites washingtoniennes sont prĂ©sentĂ©es comme corrompues et opposĂ©es au petit peuple blanc, parĂ© de toutes les vertus et arborant fiĂšrement son conservatisme – c’est-Ă -dire sa volontĂ© de prĂ©server les principes jeffersoniens qu’il considĂšre ĂȘtre Ă  l’origine de la grandeur du pays.

Si en 2008 et 2012, Ron Paul, un authentique libertarien, va Ă©chouer Ă  changer le Parti rĂ©publicain de l’intĂ©rieur en se prĂ©sentant, en vain, Ă  deux reprises Ă  la primaire rĂ©publicaine, c’est bien l’arrivĂ©e en 2016 d’un outsider charismatique en la personne de Donald Trump, qui va relancer la rhĂ©torique populiste et nationaliste, et permettre Ă  l’aile extrĂ©miste de droite, dĂ©sormais totalement dĂ©complexĂ©e, de prendre enfin la tĂȘte du parti. Cette histoire est celle de notre prĂ©sent, mais le texte de Rothbard que nous publions ici nous permet de voir Ă  quel point ce prĂ©sent Ă©tait annoncĂ© il y a plus de trente ans de maniĂšre quasi visionnaire.

3

Murray N. Rothbard, « Populisme de droite : une stratégie pour le mouvement paléo », Rothbard-Rockwell Report, Janvier 199268

Notes

68.

Nous en proposons ici la traduction d’HervĂ© de Quengo, remaniĂ©e par François Guillaumat que l’on peut trouver [en ligne]. Nous avons dĂ©jĂ  eu l’occasion de souligner combien le site d’HervĂ© de Quengo est une ressource prĂ©cieuse pour quiconque veut avoir accĂšs Ă  la traduction française de certains textes appartenant aux traditions libĂ©rale, libertarienne et anarcho-capitaliste.

+ -
Qu’est-ce que le populisme de droite ?

« L’idĂ©e fondamentale du populisme de droite est que nous vivons dans un pays et dans un monde Ă©tatisĂ©s. Que l’élite dirigeante qui les domine est constituĂ©e d’une coalition comprenant les membres d’un État obĂšse, les dirigeants de grandes sociĂ©tĂ©s, et divers autres lobbies influents. Plus prĂ©cisĂ©ment, la vieille AmĂ©rique de la libertĂ© personnelle, de la propriĂ©tĂ© privĂ©e et de l’État minimal a fait place Ă  une coalition de politiciens et de bureaucrates associĂ©s Ă  des Ă©lites financiĂšres et commerciales (par exemple les Rockefeller, les membres de la TrilatĂ©rale) voire dominĂ©s par elles ; et cette nouvelle classe de technocrates et d’intellectuels, comprenant les universitaires du nord-est [de la Ivy League] et les Ă©lites mĂ©diatiques, reprĂ©sente dans la sociĂ©tĂ© la classe qui crĂ©e l’opinion. Bref, c’est une moderne alliance du TrĂŽne et de l’Autel qui nous dirige, sauf que le TrĂŽne s’incarne dans divers groupes de la grande industrie et que l’Autel est fait d’intellectuels Ă©tatistes laĂŻcs, mĂȘme si, au milieu de tout ce laĂŻcisme, on peut encore trouver une dose appropriĂ©e de chrĂ©tiens partisans de l’‘‘Évangile’’ Social. La classe dominante des hommes de l’État a toujours eu besoin d’intellectuels pour justifier ce principe de gouvernement et pour tromper les masses afin qu’elles se complaisent dans leur asservissement, c’est-Ă -dire continuent Ă  payer les impĂŽts et Ă  accepter la fĂ©rule Ă©tatique. Dans les temps anciens, dans la plupart des sociĂ©tĂ©s, c’était une forme de clergĂ© ou d’Église d’État qui tenait ce rĂŽle. Aujourd’hui, en des temps moins religieux, nous avons les technocrates, les experts en ‘‘sciences sociales’’ et les intellectuels mĂ©diatiques, qui fournissent sa justification au systĂšme Ă©tatique et peuplent les rangs de sa bureaucratie.

Les libĂ©raux ont souvent observĂ© le problĂšme mais, en tant que stratĂšges du changement social, ils ont ratĂ© leur coup. Suivant ce qu’on pourrait appeler le ‘‘modĂšle hayĂ©kien’’, ils ont cherchĂ© Ă  propager la bonne parole, pour convertir Ă  la libertĂ© les Ă©lites intellectuelles, en commençant par les grands philosophes, puis, en descendant lentement l’échelle intellectuelle au cours des dĂ©cennies, en persuadant les journalistes et autres faiseurs d’opinion dans les mĂ©dias. Nul doute que les idĂ©es sont la clĂ©, et que la diffusion d’une doctrine correcte constitue une part nĂ©cessaire de toute stratĂ©gie libĂ©rale. On pourrait dire que le processus prend trop de temps, mais une stratĂ©gie Ă  long terme est importante et se diffĂ©rencie de la futilitĂ© tragique du conservatisme officiel, qui ne s’intĂ©resse qu’au moindre des deux maux de l’élection en cours et qui perd par consĂ©quent sur le moyen terme, pour ne pas parler du long terme. Toutefois, la vĂ©ritable erreur n’est pas tant l’accent mis sur le long terme que l’ignorance de ce fait fondamental : le problĂšme ne tient pas uniquement Ă  une erreur de la part des intellectuels. Il tient aussi Ă  ce que les intellectuels sont des profiteurs du systĂšme en place : ils sont Ă  titre crucial des membres de la classe dominante. Le processus de conversion hayĂ©kien prĂ©suppose que tout le monde, ou du moins tous les intellectuels, ne s’intĂ©resse qu’à la vĂ©ritĂ© et que l’intĂ©rĂȘt matĂ©riel des personnes n’entre jamais en jeu. Or, quiconque a quelque connaissance des intellectuels et des universitaires devrait perdre toute illusion lĂ -dessus, et rapidement. Toute stratĂ©gie libĂ©rale doit reconnaĂźtre que les intellectuels et les faiseurs d’opinions font partie intĂ©grante du problĂšme de base, non seulement en raison de leurs erreurs, mais aussi en raison de leur propre intĂ©rĂȘt personnel, qui est liĂ© au systĂšme dominant.

Pourquoi donc le communisme a-t-il implosĂ© ? Parce que le systĂšme, Ă  la fin, marchait si mal que mĂȘme la nomenklatura en a eu marre et a jetĂ© l’éponge. Les marxistes ont soulignĂ© Ă  juste titre qu’un systĂšme social s’effondre quand la classe dirigeante est dĂ©moralisĂ©e et a perdu sa volontĂ© de pouvoir : cette dĂ©moralisation, l’échec manifeste du systĂšme communiste l’avait finalement apportĂ©e. Cependant, ne rien faire, ne compter que sur une instruction appropriĂ©e des Ă©lites, cela veut dire que notre propre systĂšme de domination Ă©tatique ne s’arrĂȘtera pas avant que toute notre sociĂ©tĂ©, comme celle de l’Union soviĂ©tique, soit rĂ©duite aux dĂ©combres. Il est certain que nous ne devons pas nous arrĂȘter lĂ . Une stratĂ©gie de libĂ©ration doit ĂȘtre bien plus active et plus agressive.

D’oĂč l’importance, pour les libĂ©raux et pour les conservateurs partisans de l’État minimal, de disposer d’une stratĂ©gie Ă  deux coups : non seulement diffuser les bonnes idĂ©es, mais aussi dĂ©noncer la corruption des Ă©lites dirigeantes, exposer Ă  quel point elles profitent du systĂšme existant, et plus prĂ©cisĂ©ment comment elles nous volent, nous. Arracher leur masque aux Ă©lites constitue une ‘‘campagne nĂ©gative’’ des plus essentielles.

Cette stratĂ©gie Ă  deux coups est donc : (a) de construire un cadre pour nos propres faiseurs d’opinions antisocialistes et partisans de l’État minimal, sur la base d’idĂ©es correctes ; et (b) d’atteindre directement les masses, de court-circuiter les mĂ©dias dominants et les Ă©lites intellectuelles, de soulever les masses contre les Ă©lites qui les pillent, les escroquent et les oppriment, Ă  la fois socialement et Ă©conomiquement.

Cependant, cette stratĂ©gie doit fusionner l’abstrait et le concret ; elle ne doit pas seulement s’en prendre aux Ă©lites sur le plan abstrait, mais doit particuliĂšrement concentrer son attention sur le systĂšme Ă©tatique en place, sur ceux qui constituent les classes dominantes.

Les libĂ©raux se sont longtemps interrogĂ©s sur les personnes et les groupes qu’il faudrait atteindre. La rĂ©ponse simple : ‘‘tout le monde’’, ne suffit pas parce que, pour peser sur la politique, il faut concentrer sa stratĂ©gie sur les groupes les plus opprimĂ©s et sur ceux ont la plus grande influence sociale.

La rĂ©alitĂ© du systĂšme actuel est qu’il est constituĂ© d’une alliance malsaine entre la grande entreprise dĂ©mocrate-sociale et des Ă©lites des mĂ©dias qui, par le truchement d’un État obĂšse, privilĂ©gient et exaltent une sous-classe parasitaire, laquelle pille et opprime l’ensemble des classes moyennes et travailleuses de l’AmĂ©rique. Par consĂ©quent, la bonne stratĂ©gie pour les libĂ©raux et les palĂ©oconservateurs est une stratĂ©gie de ‘‘populisme de droite’’, c’est-Ă -dire : exposer et dĂ©noncer cette alliance maudite et inviter Ă  descendre de notre dos cette alliance mĂ©diatique entre la social-dĂ©mocratie et sous-classe exploiteuse des classes moyennes et travailleuses.

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Un programme populiste de droite

Un programme populiste de droite, dĂšs lors, doit se concentrer sur deux aspects : dĂ©manteler les domaines-clefs de la domination par les hommes de État et par les soi-disant Ă©lites, et libĂ©rer l’AmĂ©ricain moyen des manifestations les plus flagrantes et les plus oppressives de cette autoritĂ©. En somme :

1. Diminution radicale des impĂŽts. De tous les impĂŽts, sur les ventes, sur les entreprises, sur la propriĂ©tĂ©, etc., mais particuliĂšrement celui qui opprime le plus, politiquement et personnellement : l’impĂŽt sur le revenu. Nous devons travailler Ă  la suppression de l’impĂŽt sur le revenu et sur l’abolition de la bureaucratie qui l’administre.

2. Couper radicalement dans l’État-providence. Éliminer l’empire de la sous-classe par la suppression du systĂšme d’assistance ou, Ă  dĂ©faut de suppression, par des coupes importantes et par sa restriction.

3. Supprimer les privilĂšges raciaux et autres privilĂšges de groupe. Supprimer, donc, la discrimination positive, les quotas racistes, etc. en soulignant que ces quotas-lĂ  prĂ©tendent se fonder sur la construction des ‘‘droits civiques’’, laquelle nie le Droit de propriĂ©tĂ© de tout AmĂ©ricain.

4. ReconquĂ©rir les rues : pas de quartiers pour les criminels. Et par lĂ  j’entends, bien sĂ»r, les violents criminels qui courent les rues — voleurs, agresseurs, violeurs, assassins — et non les ‘‘criminels en col blanc’’ ou les auteurs de prĂ©tendus ‘‘dĂ©lits d’initié’’. Les flics doivent ĂȘtre libres d’agir et autorisĂ©s Ă  administrer une punition immĂ©diate, leur responsabilitĂ© Ă©tant Ă©videmment engagĂ©e en cas d’erreur.

5. Se rĂ©approprier les rues : Ă©liminer les clochards. Encore une fois : libĂ©rons les flics pour qu’ils nettoient les rues des clochards et des vagabonds. OĂč ces derniers iront-ils ? Mais qui s’en soucie ? On peut espĂ©rer qu’ils disparaĂźtront, c’est-Ă -dire qu’ils sortiront des rangs de la classe chouchoutĂ©e et dorlotĂ©e des clochards pour rejoindre les rangs des membres productifs de la sociĂ©tĂ©.

6. Supprimer la banque centrale : Ă  bas les ‘‘banksters’’. La monnaie et la banque sont des questions compliquĂ©es, mais on peut prĂ©senter la rĂ©alitĂ© de façon vivante : la Fed comme cartel organisĂ© de ‘‘banksters’’, qui crĂ©e l’inflation, ce qui dĂ©pouille la population et dĂ©truit l’épargne de l’AmĂ©ricain moyen. Les centaines de milliards volĂ©s aux contribuables pour les donner aux banksters des S&L paraĂźtront dĂ©risoires comparĂ©s Ă  l’effondrement Ă  venir des banques commerciales.

7. America First. Un point clĂ©, et qui n’est pas lĂ  pour ne venir qu’en septiĂšme position par ordre de prioritĂ©. L’économie amĂ©ricaine n’est pas seulement en rĂ©cession : elle stagne. La famille moyenne est moins bien lotie aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Come home, America. Cessons de distribuer des aides Ă  tous ces mendiants Ă©trangers. ArrĂȘtons toute aide ‘‘au dĂ©veloppement’’, qui n’est qu’une aide aux banksters, Ă  leurs titres et Ă  leurs industries d’exportation. ArrĂȘtons tout ça et rĂ©solvons nos problĂšmes intĂ©rieurs.

8. DĂ©fendre les valeurs de la famille. Ce qui veut dire Ă©carter des familles les hommes de l’État, supprimer le pouvoir Ă©tatique au nom du Droit des parents. A long terme, cela veut dire supprimer les Ă©coles publiques et les remplacer par des Ă©coles privĂ©es. Nous devons toutefois comprendre que les projets de ‘‘bon solaire’’ et mĂȘme de crĂ©dit d’impĂŽts ne constituent pas, malgrĂ© ce qu’en dit Milton Friedman, des progrĂšs transitoires conduisant Ă  terme Ă  l’enseignement privatisĂ©. Au contraire, les choses ne feront qu’empirer parce que les hommes de l’État y contrĂŽleraient toujours davantage les Ă©coles privĂ©es, et de plus en plus vite. La bonne solution consiste Ă  dĂ©centraliser, et revenir Ă  la gestion locale, communale, des Ă©coles.

Un point supplĂ©mentaire : nous devons rejeter une fois pour toutes les idĂ©es des ‘‘libĂ©raux’’ de gauche qui affirment qu’il faudrait transformer en cloaque tout ce sur quoi les hommes de l’État ont mis la main : Ă  dĂ©faut de privatisation, en attendant qu’elle arrive, nous devons tenter de gĂ©rer les institutions Ă©tatisĂ©es de la maniĂšre la plus propice Ă  leur transformation ultime en entreprises normales, ou la placer sous contrĂŽle local. Cela signifie toutefois ceci : les Ă©coles publiques doivent admettre qu’on y fasse des priĂšres. Nous devons abandonner cette absurde interprĂ©tation du Premier Amendement que font les athĂ©es de gauche et selon laquelle celui-ci interdirait la priĂšre dans les Ă©coles publiques, ou une crĂšche de NoĂ«l dans les prĂ©aux d’école ou dans les jardins publics. Nous devons revenir au bon sens et au contenu originel pour ce qui concerne la maniĂšre d’interprĂ©ter la Constitution.

Pour finir : chaque point de ces programmes populistes de droite est entiĂšrement cohĂ©rent avec une position purement libĂ©rale. Cependant, toute politique du monde rĂ©el est une politique de coalition et il y a d’autres domaines oĂč les libĂ©raux pourraient bien transiger avec leurs partenaires conservateurs, traditionalistes ou autres au sien d’une coalition populiste. Par exemple, Ă  propos des valeurs familiales, prenons les sujets dĂ©licats de la pornographie, de la prostitution ou de l’avortement. Ici, les libertariens partisans de la lĂ©galisation et de la possibilitĂ© d’avorter devraient ĂȘtre prĂȘts Ă  accepter un compromis sur la base d’une position dĂ©centralisĂ©e : ceci signifie mettre un terme Ă  la tyrannie des tribunaux fĂ©dĂ©raux et abandonner ces questions aux divers États amĂ©ricains, ou, mieux encore, aux rĂ©gions et aux quartiers. » [
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