L’ère du bio business est en marche

Gil Kressmann | 11 juin 2021

Le Pacte vert Européen s’est fixé un objectif ambitieux pour 2030 : consacrer 25 % des surfaces agricoles de l’UE à l’agriculture biologique qui ne couvre actuellement que 8 % des surfaces agricoles, soit un triplement de la production. De son côté le gouvernement français a pour objectifs de consacrer  18  % des surfaces agricoles utiles  à l’agriculture biologique en 2027 contre 8,5 % aujourd’hui. Si on veut plus que doubler  les surfaces cultivées  en bio, cela veut dire,  qu’il faudra  augmenter au même rythme la consommation  de produits bio dans notre pays, sinon les producteurs français se retrouveront avec des excédents de production bio qu’il faudra alors écouler à l’exportation pour équilibrer le marché. Pour le moment la demande de produits bio reste dynamique. Le marché français s’élève à 12 milliards d’euros et sa croissance est encore à deux chiffres mais pour combien de temps ? Certains signes indiquent un ralentissement de la croissance de la demande.  Si on veut encourager la consommation de produits bio dans notre pays pour faire face à l’augmentation structurelle de l’offre annoncée, comment faire autrement que de  baisser leur prix de vente beaucoup plus élevés que ceux des  produits non bio ? C’est un scénario dont on parle peu ou avec retenue car il inquiète tous les acteurs des filières bio. Mais ce scénario devient de plus en plus probable et a même déjà commencé.

Une guerre des prix inéluctable qui conforte l’industrialisation du la bio

Jusqu’à présent les prix des produits bio se tenaient bien car la demande était plus dynamique que l’offre sur un marché restant somme toute très limité, un marché de niche et donc aussi un marché de rente. Actuellement les prix du bio sont de 30 % à 100 % supérieurs au prix du conventionnel selon les productions, les circuits de distribution…

Les prix des aliments bio ont été bien tenus du fait d’un rapport de force favorable aux agriculteurs bio puisque l’offre restait inférieure à la demande. Mais on assiste maintenant à une certaine banalisation des produits bio qui sont concurrencés par les initiatives des agriculteurs en conventionnel. Ceux-ci ne sont pas restés sans réagir pour répondre aux nouvelles attentes des consommateurs : adoption de la certification Haute Valeur Environnementale (HVE), garantie sans résidus de pesticides… D’ailleurs ils s’en inquiètent ouvertement en dénonçant cette nouvelle concurrence.

Les produits bio sont en même temps de plus en plus concurrencés par les produits bio importés à des prix très compétitifs, soit environ 30 % des achats, et par les produits locaux pas forcément bio mais très  appréciés par les consommateurs. 

Cette nouvelle concurrence ouvre un créneau de marché pour des produits à des prix intermédiaires entre les prix du bio et les prix du conventionnel. En conséquences des consommateurs pourraient être séduits par ces produits conventionnels de deuxième génération qui viendront concurrencer les produits bio devenus trop chers.

Si on veut développer la consommation du bio pour permettre à la production européenne de bio d’atteindre 25 % des surfaces agricoles dans un contexte concurrentiel de plus en plus dur, il faudra à l’évidence innover mais aussi diminuer les prix élevés du bio, premier frein à l’achat des consommateurs. La distribution en sera le premier de cordée et elle a déjà commencé à agir dans ce sens, les négociations tarifaires se durcissant de plus en plus entre la grande distribution et les producteurs de produits bio transformés ou bruts. Cette baisse des prix se répercutera automatiquement à tous les maillons des filières bio et en final chez les agriculteurs qui pour s’en sortir devront baisser leurs coûts de production pour gagner en compétitivité alors qu’au même moment les aides au maintien sont supprimées. Augmentation de la taille de l’exploitation, mécanisation plus intensive, meilleure productivité de la main d’œuvre, retour de certaines productions vers le conventionnel… Telles seront les voies qu’il faudra  emprunter pour s’en sortir alors que les agriculteurs bio ne pourront pas compter sur une augmentation des rendements de leurs cultures compte tenu du cahier des charges qu’ils s’imposent : interdiction d’utiliser des produits chimiques de synthèse et des semences issues des nouvelles techniques de sélection des plantes.

L’archipel français des producteurs de bio : les lignes de fracture

Le développement du marché de la bio par une baisse des prix se traduira par une fragmentation encore plus grande des agriculteurs vivant du bio. En effet on peut considérer que les agriculteurs qui se positionnent sur le marché du bio peuvent être classés en cinq catégories qui n’auront pas les mêmes moyens ni les mêmes stratégies pour affronter cette baisse des prix.

Les « bio idéologues » : Les pionniers de ce modèle agricole sont des agriculteurs qui se sont lancés dans le bio en réaction contre la société de consommation et l’agriculture conventionnelle accusée de détruire une nature idéalisée. Ils considèrent que l’agriculture bio n’est pas seulement un modèle économique d’exploitation mais tout autant une démarche vers un autre projet de société. Très attachés à leur autonomie et d’esprit  militant, ces agriculteurs se proclament souvent comme des adeptes de « Martine à la ferme », technophobes ( les robots pour le désherbage sont mal perçus) et hostiles à toute coexistence avec les autres modèles agricoles existant ou en devenir. Ce type d’agriculteurs  est appelé à se marginaliser de plus en plus même si la vente directe peut leur permettre de survivre alors que le marché du bio est devenu un marché de grande consommation.

« Les bio en survie » :  Des agriculteurs qui se convertissent au bio parce qu’ils ont rencontré de grosses difficultés financières sur leur exploitation en conventionnel. Pour s’en sortir Ils se tournent vers le bio en espérant y trouver des débouchés mieux valorisés. Ce ne sont certainement pas ceux qui ont eu ou auront le plus de chances de réussir en bio car conduire une exploitation en bio est tout aussi exigeant, voire plus, que conduire une exploitation en conventionnel. Une baisse des prix leur sera sans doute fatal.

« Les bio-résilients » : des agriculteurs qui réussissent en conventionnel mais qui sont déprimés par toutes les critiques qui leur tombent dessus de la part de leurs proches, des voisins, des néo-ruraux. Ne supportant plus d’être traités d’empoisonneurs ces agriculteurs meurtris  choisissent de se convertir au bio pour pouvoir vivre de leur métier avec  l’esprit tranquille. Leur démarche est moins économique que psychologique : pouvoir exercer son métier en étant bien dans sa peau.

« Les bio-managers » : ce sont d’excellents chefs d’entreprise installés en conventionnel mais qui trouvent dans la bio des opportunités pour développer  leur revenu dans le cadre d’une diversification de leur portefeuille d’activités vers de nouvelles productions à plus forte valeur ajoutée. Leur démarche est avant tout économique. Ils sont les fournisseurs privilégiés des circuits longs et se regroupent souvent en coopératives. Ils sauront quoi faire pour réagir face à cette baisse des prix. 

« Les nouveaux pionniers » : Il y a enfin de nombreux candidats qui se lancent dans la production bio avec une surreprésentation de « néo-ruraux » qui entament une reconversion professionnelle dans le secteur agricole et ne rentrent pas dans les profils classiques des porteurs de projet d’installation : 80 % ne sont pas issus d’une famille d’origine agricole. Ils ont une grande sensibilité à l’écologie mais ne sont pas des idéologues ou des nostalgiques du passé. Ils sont ouverts au progrès et à l’innovation. Ce sont peut-être les nouveaux pionniers du bio. Nombre d’entre eux ne seront que de passage dans ce nouveau métier mais ils auront vécu une aventure.

Des produits bio majoritairement issus de l’industrie agroalimentaire

Quand on évoque la consommation de produits bio, on pense avant tout aux fruits et légumes, voire aux œufs et volailles. Or le marché du bio est constitué maintenant en majorité de produits issus de l’industrie agroalimentaire. Les produits d’épicerie, de crèmerie, de boulangerie, de traiteur ou surgelés représentent 65 % du marché du bio. Le secteur de l’épicerie, le plus important en chiffres d’affaires, représente à lui seul un marché de 2 milliards d’euros alors que celui des fruits et légumes qui vient en deuxième rang s’élève à 1,5 milliard d’euros.

Ces aliments transformés ont été longtemps produits majoritairement par des PME familiales, très proches de leurs producteurs, et qui ont su profiter de l’attentisme et de l’inaction des grands de l’agroalimentaire restés longtemps sceptiques sur l’avenir de ce marché du bio qui leur paraissait trop politisé. Mais constatant que l’explosion de ce marché hyper médiatisé se confirmait, que des taux de marge élevés étaient pratiqués à tous les maillons des filières bio, les grands de l’agroalimentaire ont fini par réagir sous différentes formes: prises de contrôle de PME qui  leur permet d’acquérir un savoir-faire, des marques, des réseaux de producteurs, lancement de produits bio sous leur propre marque : les marques nationales assurent en effet à elles seules 70 % de la progression du marché depuis quatre ans, faisant d’elles le réel moteur de la croissance du bio, aux côtés des marques de distributeur. 

La distribution de masse en route pour la guerre des prix

Les petits commerces indépendants (le premier point de vente spécialisé en bio s’est implanté en France en 1950) sont les grands perdants de cette course à la part de marché menée tambour battant par la grande distribution qui se prépare à cette bataille sur les prix par une politique dynamique de croissance interne et externe.

Les grands groupes de distribution aux moyens financiers considérables ont  créé en quelques années des centaines de nouveaux points de vente ou ont racheté de nombreuses  chaînes de magasins spécialisés en bio. Ainsi, Monoprix a racheté le réseau de distribution Naturalia, Intermarché est entré au capital des Comptoirs de la Bio, Carrefour est devenu le numéro 1 français du marché du bio. Les linéaires consacrés par la grandes distribution aux produits bio se sont considérablement rallongés. Les marques de distribution se sont multipliées. La grande distribution a ainsi conquis 49 % du marché et a pris le dessus sur les chaînes spécialisées en bio (Ex : Biocoop, La Vie claire = 34 %) tandis que la vente directe ne représente plus que 12 % des achats alimentaires bio. 

Une nouvelle ère pour le bio business

On est maintenant loin de l’époque où les produits bio étaient essentiellement des produits frais achetés directement à un petit producteur sur un marché local… Le nombre d’acteurs intervenant sur ce marché s’est multiplié. Le marché du bio n’est plus seulement local mais national, voire international. La gamme des produits bio disponible pour les consommateurs s’est considérablement étendue et couvre toutes les branches de l’alimentation. Le bio business issu du développement des filières bio est devenu ainsi un nouvel eldorado pour tous les acteurs impliqués dans le développement de ce marché qui fournit de nouvelles opportunités de création de valeurs. Le développement des productions en AB par des filières très organisées et de plus en plus intégrées pour gagner en compétitivité va cependant certainement fragiliser les petites exploitations agricoles bio de type artisanal qui ne font pas ou ne peuvent pas faire de la vente directe ou les PME de transformation sous-capitalisées.

 

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