Souveraineté économique : « Une intervention de l’État se justifie mais elle doit rester l’exception »
Emmanuel Combe | 18 janvier 2021
« À partir du moment où le contour de ce qui est stratégique est très large, la discrétion de la décision politique se substitue à la règle de droit, qui a le mérite de la prévisibilité », prévient l’économiste Emmanuel Combe
Economiste, professeur des Universités à Skema Business School, Emmanuel Combe vient de publier avec Sarah Guillou une étude Souveraineté économique : entre ambitions et réalités, à la Fondation pour l’innovation politique, think tank libéral, progressiste et européen, reconnu d’utilité publique. Cette étude est le sixième volet de la série d’études intitulée Relocaliser-Décarboner- Rapatrier. Toutes les études sont en libre accès sur fondapol.org.
La thématique de la souveraineté économique occupe une place centrale dans les débats actuels. De quoi parle-t-on exactement ?
La notion de souveraineté économique est à géométrie variable. Dans son acception maximaliste, elle revient à préconiser le retour à une certaine forme d’autarcie. On entend souvent que produire soi-même et chez soi rendrait indépendant. Paradoxalement, non : si vous faites tout vous-même, vous ne pouvez plus compter que sur vous-même, ce qui peut être problématique si le pays connaît un choc. Diversifier ses approvisionnements se révèle souvent plus efficace. Par ailleurs, tout faire soi-même a un coût exorbitant pour le pays.
Dans une acception plus mercantiliste, la souveraineté vise à réduire notre dépendance aux importations et à dégager un surplus commercial ; elle repose également sur un contresens : importer n’est pas en soi un problème et permet par exemple de tirer parti des chaînes de valeur mondiales. Toute la question est de savoir si cette dépendance est plus choisie que subie.
« Une étude récente de la direction générale du Trésor dénombre pour la France douze produits à forte « vulnérabilité » sur 4 927 produits importés. Ce n’est donc pas le grand soir »
Faut-il abandonner pour autant cette notion de souveraineté ?
Pas forcément, mais à condition de lui donner un sens étroit. La souveraineté consiste pour l’essentiel à identifier quelques productions stratégiques, pour lesquelles la diversification des approvisionnements ou la constitution de stocks stratégiques ne sont pas des options possibles. Dans ce cas, une intervention de l’Etat se justifie mais elle doit rester l’exception. Une étude récente de la direction générale du Trésor dénombre par exemple pour la France douze produits à forte « vulnérabilité » sur 4 927 produits importés. Ce n’est donc pas le grand soir.
La souveraineté doit-elle inclure le contrôle des investissements étrangers dans les secteurs stratégiques ?
A nouveau, nous devons conserver une acception étroite de ce qui est stratégique pour un pays. On en est aujourd’hui assez éloigné : depuis le décret Villepin (2005), la liste des secteurs stratégiques n’a cessé de s’allonger, au point de contenir aujourd’hui beaucoup d’activités. Quand tout devient stratégique, plus rien ne l’est vraiment. Plus fondamentalement, dresser une liste, c’est faire une distinction entre des activités supposées « stratégiques » et d’autres qui ne le seraient pas ou plus. Doit-on par exemple conclure que l’industrie automobile ou du luxe — qui ne figurent pas sur la liste — ne sont pas importantes pour notre pays ? En ce sens, la liste des secteurs ne paraît pas la bonne approche.
Quels sont les risques d’un contrôle trop élargi des investissements étrangers ?
Un risque juridique tout d’abord. À partir du moment où le contour de ce qui est stratégique est très large, la discrétion de la décision politique se substitue à la règle de droit, qui a le mérite de la prévisibilité. Sur quels critères précis le rachat d’une entreprise française par un actionnaire étranger sera-t-il bloqué ? Est-ce la taille de l’entreprise, son nombre de salariés, la configuration de la concurrence dans le secteur, le poids de son empreinte locale ? On ne le sait pas vraiment.
Un risque réputationnel ensuite. Le message subliminal qui est véhiculé est qu’un actionnaire étranger privé serait a priori moins bien intentionné qu’un actionnaire français. En quoi un actionnaire privé brésilien, canadien ou indien serait-il moins avisé ou vertueux qu’un français ? À vrai dire, il n’y a pas de mauvais actionnaires étrangers, il y a juste de bons et de mauvais projets d’actionnaires. La vraie question est de savoir si le nouvel actionnaire a une vision claire et ambitieuse du développement de l’entreprise.
Un risque de représailles enfin. Si nous refusons aux étrangers le droit de racheter nos entreprises, pourquoi ne feraient-ils pas de même avec nous ? Cela pourrait nous coûter très cher au final. N’oublions pas que les entreprises françaises sont assez conquérantes dans le rachat d’acteurs étrangers ; par exemple, Alstom a racheté en 2020 Bombardier Transport, une entreprise… canadienne. Attention à l’effet boomerang : nos entreprises risquent d’être entravées demain dans leur développement mondial.
Faut-il pour autant renoncer à tout contrôle sur les investissements étrangers ?
Il faut surtout revenir à l’esprit du contrôle : l’article L 151-3 du Code monétaire et financier instaure un principe général de contrôle pour les « activités de nature à porter atteinte à l’ordre public, à la sécurité publique ou aux intérêts de la défense nationale ». On est ici dans le domaine du régalien. Par exemple, on peut comprendre que l’Etat puisse bloquer le rachat d’une PME dont les technologies sont critiques sur le plan militaire.
Il faut également se pencher sur la nature de l’actionnaire étranger : est-il le bras armé d’un Etat étranger ? Bénéficie-t-il de subventions publiques qui facilitent l’acquisition ? Dans ce cas, il est assez logique qu’un gouvernement s’inquiète : on peut en effet craindre qu’un État étranger ne se cache derrière une opération de rachat, avec le but de renforcer par exemple les capacités technologiques du pays dans des domaines touchant à la sécurité nationale.
L’affaire Carrefour – Couche-Tard ne semble pas vraiment rentrer dans cette catégorie…
À première vue, il est difficile de considérer que le cas est problématique au regard de la souveraineté économique : Couche-Tard est un investisseur privé, qui ne semble pas agir au nom d’un gouvernement étranger. Il a par ailleurs le projet de racheter une entreprise française dont l’activité peut difficilement être considérée comme relevant de la sécurité nationale. La vraie question est plutôt celle du projet de Couche-Tard pour Carrefour.
Outre le contrôle des investissements étrangers, quid d’une politique de relocalisation de nos entreprises ?
Là encore, attention aux désillusions. Tout d’abord, on ne peut relocaliser que ce qui a été délocalisé. Or, les délocalisations sont restées un phénomène plutôt limité en France, même si elles ont été visibles médiatiquement et ont fait du mal dans certains bassins d’emploi locaux. Un grand retour en France de nos usines relève du fantasme : selon les études statistiques, seules 3 à 4 % des entreprises ont procédé à des délocalisations durant les années 2000.
« Il faut ne pas trop attendre d’une politique active de relocalisation sur un plan économique »
Quel bilan peut-on tirer des expériences passées en la matière ?
Le bilan des politiques de relocalisation invite à la prudence : les aides à la relocalisation n’ont pas donné les effets escomptés. Les chiffres officiels évoquent quelques milliers d’emplois rapatriés au cours de la période 2010-2015. Il serait intéressant de connaître d’ailleurs le coût pour le contribuable de telles politiques, ainsi que la pérennité de ces relocalisations. Sans compter qu’il y a pu avoir des effets d’aubaine : telle entreprise qui aurait relocalisé de toute façon en France a pu profiter de la subvention. Il faut donc ne pas trop attendre d’une politique active de relocalisation sur un plan économique.
Est-ce à dire qu’une politique de relocalisation n’a aucun sens ?
Sur un plan politique, les choses sont un peu différentes : il y a une forte attente de nos concitoyens, notamment sur les questions sanitaires. Il faut d’abord y répondre en expliquant que la relocalisation n’est pas toujours possible et qu’elle n’est pas forcément la bonne solution. Si notre but est de minimiser le risque de rupture d’approvisionnement, une diversification des fournisseurs ou bien la constitution de stocks stratégiques peuvent suffire. Ce n’est que dans des cas résiduels et exceptionnels que le gouvernement doit payer pour relocaliser une activité. À cet égard, la politique menée aujourd’hui par le gouvernement apparaît raisonnable : au sein du plan France Relance, les montants consacrés à la relocalisation restent limités et sont ciblés sur quelques produits phares. Les premières annonces font état de 31 projets retenus pour un montant de subventions publiques de 140 millions d’euros.
Finalement, votre étude montre qu’une autre conception de la souveraineté est possible…
En effet, la souveraineté doit être offensive : elle consiste à se projeter dans l’avenir avec une politique industrielle de grands projets européens, comme cela est en train d’être fait dans la batterie électrique, l’hydrogène ou les supercalculateurs. Elle implique aussi de poursuivre l’intégration du marché européen, encore trop fragmenté. Elle doit viser à faire naître ces nouveaux géants dont l’Europe manque tant.
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