L’ère du complotisme : la maladie d’une société fracturée.

03 juillet 2018

« A l’époque d’Internet, tout événement dramatique trouve sur les réseaux sociaux des « analyses » expliquant que la version officielle cache des intérêts secrets selon un plan devant être soigneusement décrypté. (…) Ces théories du complotont remis au goût du jour des discours d’inspiration fasciste et antisémite, leur donnant une coloration « moderne ». Sur fond d’islamophobie et de haine des juifs, elles sont sous-tendues par une idéologie réactionnaire qui se nourrit des problèmes sociopolitiques contemporains ». Marie Peltier, chercheuse et enseignante à Bruxelles, ouvre une porte sur un horizon tourmenté, un siècle en manque de repères, où les tragédies comme le 11 septembre viennent ironiquement réinjecter du sens « dans un Occident, désarmé à bien des égards : en déclin religieux, en désillusion idéologique, en manque « d’ennemi » identifié après la fin de la guerre froide ». L’implacable prophétie de Samuel Huntington devait donc se réaliser. Le choc des civilisationsest derrière nous. Teintées d’une dimension culturelle et même religieuse, ces croisades sont les nouveaux temps forts de l’affrontement physique de ces deux mondes, au-delà des axes politique ou symbolique.

Le 11 septembre, un mythe fondateur. 

 

C’est au nom de la guerre contre le terrorisme, alors que l’opinion publique est encore sous le choc des attentats, que les offensives américaines vont être lancées en Afghanistan. Une rupture dans la stratégie militaire, nourrie d’arguments dont on sait aujourd’hui qu’ils étaient infondés, à commencer par les armes chimiques. Internet va jouer un rôle fondamental dans la scénarisation de la lutte anti-terroriste et l’émergence de ce que l’on pourrait qualifier de « problème musulman ». C’est notamment l’œuvre des réseaux d’extrême droite, corollaire de la théorie du grand remplacement. 

 

Cassure générationnelle et entrée dans un nouveau paradigme. 

 

« L’entrée dans les années 2000 correspond à une fracture générationnelle dont nous n’avons pas fini de prendre la mesure. Dans la nouvelle génération, la plupart des jeunes n’ont plus de lien direct avec la mémoire de la seconde guerre mondiale ». L’entrée dans l’ère numérique coïncide avec cette rupture générationnelle, tant elle bouleverse le rapport au temps et à la mémoire. Ce qui se limitait alors aux champs de la transmission orale et écrite est aujourd’hui atomisé, dispersé, dans une logique de démocratisation, et paradoxalement, comme le rappelle Marie Peltier, dans un mouvement de crise de la transmission« Avec le web, c’est à la fois à un rapport aux sources problématique et à une libération de la parole (…) vecteurs d’une transmission à bien des égards biaisée et apersonnelle, que nous assistons ». Parallèlement à la quantité incroyable de ressources en ligne, et à son accessibilité, cette révolution transforme en profondeur notre rapport au savoir et à la fiabilité de l’information. Sur les réseaux sociaux, les images sont sorties de leurs contextes. Des clichés de bombardement en Syrie sont publiées avec le hashtag #GazaUnderAttack, mettant en avant des bombardements qui n’auront lieu que cinq jours après les publications en question. Sur ce même espace des réseaux sociaux, la parole citoyenne, sans balise ni modération, prend le chemin de dérives idéologiques inédites. Manque de rigueur intellectuelle et désinformation jouent le rôle de miroir grossissant pour des images d’injustice qui, si elles ne sont pas clairement identifiées, n’en demeurent pas moins réelles. « Le phénomène est bien plus profond qu’une désormais récurrente maladresse des internautes : cette libération de la parole sur le web, donnant à chacun ou presque la possibilité de s’exprimer sur les forums, les pages de débats les réseaux sociaux, d’insulter impunément derrière un pseudo, de troller tout ce avec quoi et avec qui l’on n’est pas d’accord a aussi ouvert le champ à des dérives idéologiques se mouvant dans des espaces paradoxalement de plus en plus clivés ».Promesse manquée de la réappropriation de la parole citoyenne, le discours horizontal répétitif et robotisé des réseaux sociaux, tue non seulement la réflexion, le libre arbitre, mais aussi la créativité, alimentant le terreau de la pensée complotiste. Les réseaux sociaux agissent comme des boucles, des mantras obsessionnels et hypnotiques qui enferment les internautes dans des bulles binaires, faites de vérité pure ou de mensonge absolu, sans aucune nuance.

 

Le complotisme, une tradition antisémite. 

 

Depuis le XIXe siècle, la sémantique du complot franc-maçon et des Illuminés va progressivement se cristalliser autour de la question antisémite et de l’idée d’un complot juif« En 1806, Augustin Barruel va rédiger un faux foncièrement antijuif qu’il fait signer d’un certain capitaine Jean-Baptiste Simonini. Cette lettre prétend que toutes les sociétés secrètes du monde sont dirigées par une secte internationale judaïque, qui tirerait son pouvoir de l’or qu’elle détient ».Des éléments de contexte permettent également de comprendre l’essor de cette croyance antisémite, souvent doublée d’une inspiration antirévolutionnaire et conspirationniste, que l’on peut retrouver en 1886 dans la France Juivede Drumont. En 1917, le régime communiste porté par la révolution de février, maintient la diffusion des « Protocoles des sages de Sion », et institutionnalise les pogroms pendant la guerre civile russe entre 1917 et 1923. Les pamphlets antijuifs se verront accorder un certain crédit, tantôt relayés par des industriels comme Henry Ford, ou par des médias grand public comme le Times de Londres. Par ailleurs, il est intéressant de constater comment le complotisme actuel, d’origine « arabe » ou « musulmane », puise, sur le plan des mécanismes, dans la tradition antisémite européenne. « Le militant et pamphlétiste d’extrême droite Alain Soral, (…) a largement puisé dans la littérature complotiste et antisémite des XIXe et XXe siècles pour fomenter son discours. Sa maison d’édition Kontre Kulture réédite d’ailleurs de nombreux ouvrages de cette époque, que Soral commente abondamment dans des vidéos postées sur son site Egalité et Réconciliation »,rappelle Marie Peltier.

 

Quel sens à retrouver ? Les perspectives pour sortir du complot. 

 

Et si l’inclusion devait être le nouvel horizon du débat démocratique ? Dans la lignée des fake news, le complotisme contemporain est le pur produit d’une crise de confiance. Mais ne faut-il pas voir dans cette crise, comme dans toutes les autres, un appel désespérer, pour plus de démocratie et plus de transparence ? La montée de l’individualisme, dans la société et sur internet, est une des expressions de cette mise à mal des valeurs humanistes et progressistes qui sont notamment aux fondements d’une Union Européenne fissurée. Enfin, contrepartie impérative de la démocratisation et de la massification de l’accès à internet et à l’information, un impératif de réappropriation des outils critiquess’impose. Et dans un contexte de fin des idéologies, le ré-enchantement d’un discours politique, suscitant enthousiasme et adhésion, représente un ultime enjeu de société. Le combat contre le complotisme sera à la fois virtuel et IRL « in real life ».« Si le discours conspirationniste prospère par écrans interposés, il faut non seulement investir ce champ, mais aussi proposer des espaces alternatifs au Web, où la rencontre se vit, avant d’être mise en scène et exposée ». 

 

Farid Gueham

Pour aller plus loin :

–       « L’ère du complotisme »,lespetitsmatins.fr

–      «Théories du complot : notre société est-elle devenue parano ? », scienceshumaines.com

–       « Le Choc des civilisations », wikipedia.org

–       « Élites françaises et construction du « problème musulman », openedition.org

–      « #GazaUnderAttack : la désinformation en images »liberation.fr

–      « Le mythe du complot juif », lhistoire.fr

–      « La France juive », gallica.bnf.fr

–      « Les secrets d’une manipulation antisémite », lexpress.fr

–      « Internet, un outil de la démocratie ? », laviedesidees.fr

Photo by David Sinclair on Unsplash

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