Défense : surmonter l’impasse budgétaire
Introduction
La défense de la France face à l’impasse budgétaire
Une armée qui se modernise dans un monde resté dangereux
L’impasse budgétaire complique la donne
La crise aggrave l’insuffisance structurelle des ressources affectées à la défense
Propositions pour un outil militaire performant et une dépense efficace
Mutualiser l’effort de défense avec nos alliés
Repenser la dissuasion
Réduire les effectifs en relançant l’externalisation
Conclusion
Résumé
Face aux menaces qui pèsent sur sa sécurité, la France doit pouvoir compter sur une armée performante. Des investissements considérables doivent être consentis pour continuer à rénover des outils militaires parfois vieillissants et mal adaptés aux nouveaux enjeux. Le contexte actuel n’est pas favorable à cet effort financier : la défense, en effet, ne sera pas épargnée par l’effort de compression des dépenses que la France doit conduire pour redresser ses finances.
Pour affronter ces restrictions tout en maintenant nos capacités de défense et d’intervention, plusieurs solutions existent. La première d’entre elles est la mutualisation des moyens militaires au sein des alliances européennes ou occidentales, chaque membre se spécialisant dans les domaines où il est le plus fort. La France se rapprocherait dans un premier temps du Royaume-Uni, dont les intérêts stratégiques et les outils militaires sont proches des nôtres, avant de prendre part à un partage de ses moyens dans le cadre d’un pilier européen de l’OTAN.
La révision de notre système de dissuasion nucléaire constitue une deuxième piste pour réaliser des économies sans compromettre nos capacités. Dans ce domaine également, un rapprochement avec Londres peut être envisagé. S’il n’est pas question de mettre en commun notre armement atomique ou le pouvoir de l’utiliser, il est possible d’échanger des informations et de partager les efforts de recherche avec le Royaume-Uni.
L’auteur propose enfin de poursuivre la réduction des effectifs publics consacrés à la Défense. L’armée devrait ainsi se concentrer sur son « cœur de métier », la guerre, et déléguer un certain nombre de tâches à des sociétés privées, favorisant ainsi la croissance et l’emploi.
Guillaume Lagane,
Haut fonctionnaire, spécialiste des questions de défense
Introduction
En Grèce, 77% des sondés voient la Turquie comme une menace (selon une étude de l’Institut d’études gréco-turques de l’université Bilgi d’Istanbul réalisée en 2010). Malgré un déficit record en 2009 (13,6% du PIB), peu de voix s’élèvent, à Athènes, pour réduire des dépenses militaires, parmi les plus élevées du monde (au minimum 2,8% du PIB).
Sondage Ifop pour la Fondation pour l’innovation politique (FIP).
En 2009, la collision entre deux sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), le HMS Vanguard britannique et Le Triomphant français qui, bien qu’appartenant à des nations voisines et alliées, ignoraient leurs trajets respectifs, résume symboliquement le paradoxe d’une Europe de la défense qui pâtit d’une absence de mutualisation des moyens. Cet incident, né de l’absence de coordination entre nos deux forces, aurait pu, sans même parler des conséquences humaines ou écologiques, priver nos deux nations du quart de leur force de dissuasion. La France y aurait perdu 1,4 milliard d’euros, soit le coût du développement d’un SNLE de nouvelle génération ou 10% de son budget d’équipement annuel.
À l’heure où les pays européens sont confrontés à des menaces identiques, où les difficultés budgétaires rendent de plus en plus improbable le maintien de capacités militaires autonomes propres à chaque État, la question de la coopération militaire multinationale se pose plus que jamais.
Cependant, les États de l’Union européenne restent très attachés à leur souveraineté sur l’outil militaire. Dans les années 1990, une politique européenne de défense s’est développée, notamment après le sommet de Saint-Malo de 1998, entre la France et le Royaume-Uni. Dans le cadre de l’Union, les États membres ont appelé de leurs vœux une politique européenne de sécurité et de défense (PESD) ambitieuse, capable de donner à une politique étrangère et de sécurité commune (PESC) les moyens d’une véritable autonomie militaire. À bien des égards, et notamment du point de vue budgétaire, cette ambition a fait long feu.
Pourtant, existe-t-il réellement une autre voie que la mutualisation des moyens de défense au niveau européen pour garantir notre sécurité ?
Alors qu’elle fournit une grande part de l’effort de défense européen, la France est en effet confrontée à des problèmes budgétaires majeurs. Le dernier budget en équilibre remonte à 1980 et la Cour des comptes estime qu’un quart du creusement du déficit en 2009 est non-conjoncturel. La crise n’a fait qu’aggraver ces problèmes : nos 7,9% de déficit par rapport au PIB en 2009 (8,2% en 2010) représentent près de la moitié des dépenses de l’État cette année-là, ce qui signifie que l’État vit à crédit à partir du mois de juillet.
Ce contexte financier profondément dégradé, la montée en puissance des nouvelles règles budgétaires introduites par la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), notamment la justification au premier euro, ainsi que la mise en œuvre de la révision générale des politiques publiques (RGPP) auront naturellement un impact sur les dépenses militaires. Ces dernières s’élèvent à 32 milliards d’euros en 2009 et représentent le troisième poste budgétaire après l’Éducation nationale (60 milliards d’euros) et le service de la dette (44 milliards d’euros).
Le risque qu’elle constitue une variable d’ajustement est d’autant plus important que l’opinion française, à la différence de pays préoccupés par les questions sécuritaires1, reste méfiante à l’égard des dépenses militaires. Interrogés en mars 20102, 45% des Français considèrent que « si l’on devait réduire les dépenses publiques, il faudrait commencer par la Défense », 25% des personnes interrogées préférant que soient réduites les aides versées aux chômeurs et 13% les dépenses pour l’environnement et l’écologie.
Cette note vise donc à mesurer les conséquences de cette impasse budgétaire sur l’outil de défense français. Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008, et c’est l’une de ses principales vertus par rapport à ses devanciers, a voulu relier la réflexion stratégique et capacitaire à une trajectoire de ressources. Étant donné l’évolution du contexte budgétaire, il faut se demander comment financer l’outil défini par ce document. Sans doute devrait-on cesser d’indexer le financement de notre défense sur les besoins de nos armées, mais définir les besoins en tenant compte d’un cadre financier de plus en plus contraint, autrement dit remplacer le design to cost par le cost to design.
Plusieurs questions se posent à nous. Comment financer notre défense dans les années à venir ? Comment répondre aux défis de sécurité d’aujourd’hui? Notre outil militaire est-il à la hauteur des sommes, certes toujours insuffisantes mais néanmoins considérables, que l’État français lui consacre ? Comment assurer une certaine forme de consensus national autour de la défense ? Comment s’assurer que l’argent demandé aux Français est convenablement dépensé ?
Dans cette note, nous ne nous interdirons aucune piste de réflexion, qu’il s’agisse de mutualiser une partie de nos moyens au niveau européen ou occidental, de réfléchir à l’avenir de notre dissuasion ou à la distinction entre « cœur de métier » militaire et tâches à externaliser.
La défense de la France face à l’impasse budgétaire
Une armée qui se modernise dans un monde resté dangereux
Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, Paris, La Documentation française, 2008.
Dont la fermeture partielle est annoncée en 2010 : les effectifs français vont passer de 1.200 à 300.
L’État qui prend la tête d’une opération multinationale.
Les pays d’Europe occidentale restent confrontés à un environnement dangereux
Si le Livre blanc sur la défense de 1994 (la première mouture remontait à 1972) tentait de tirer les leçons de la fin de la guerre froide, celui de 20083 décrit la multitude des menaces qui ont émergé au lendemain du 11 septembre 2001 dans le voisinage même de l’Europe : menace de prolifération balistique et nucléaire (Iran, Syrie), menace du terrorisme djihadiste et de son utilisation éventuelle d’armes de destruction massive, menace de guerre cybernétique (attaque de l’Estonie en 2007 par des hackers russes). À ces dangers directs, il faut ajouter la nécessité de projeter des forces sur des théâtres d’opérations extérieures où nos intérêts sont menacés. C’est en particulier le cas pour l’ « arc des crises », entre Atlantique et océan Indien (l’axe Dakar-Kandahar) décrit par le Livre blanc.
Si le territoire national est en paix depuis plus d’un demi-siècle, nourrissant le pacifisme de la population, l’armée française est aujourd’hui largement déployée hors des frontières hexagonales : on compte, en 2010, 23.000 hommes hors métropole, dans les territoires d’outre-mer (forces de souveraineté) et les bases permanentes (forces de présence : Djibouti, Gabon, Sénégal4, Abu Dhabi depuis 2009). Sur ce total, 9.000 environ5 participent à une trentaine d’opérations extérieures (OPEX) ou opérations de maintien de la paix (OMP). Les OPEX principales sont la Force internationale d’assistance et de sécurité (FIAS) en Afghanistan (3.750 hommes en incluant les forces présentes au Tadjikistan et dans l’Océan indien), la Force d’intervention des Nations unies au Liban (FINUL ; renforcée après 2006, elle compte 1.450 hommes), l’opération Épervier au Tchad (1.000 hommes), l’opération Licorne en Côte-d’Ivoire (900 hommes), et enfin la KFOR, au Kosovo (765 hommes). La France est, en particulier dans le contexte africain, souvent choisie comme « nation cadre »6. On peut se demander si ces déploiements contribuent tous directement à notre sécurité. Comme l’atteste l’impopularité persistante d’opérations comme celle que nous conduisons en Afghanistan, les Français ne sont pas convaincus que les interventions lointaines, en l’occurrence la lutte contre les talibans, peuvent produire des effets bénéfiques au niveau national. Ils ne sont pas convaincus que cette guerre affaiblira le terrorisme international d’Al-Qaïda et en conséquence protégera le sol français. A l’inverse, cette note part du postulat que ce type de déploiement participe non seulement à l’accroissement de notre sécurité nationale, mais aussi au rayonnement et au poids de la France dans le monde.
Les capacités militaires françaises, malgré des critiques récurrentes, se sont beaucoup modernisées depuis la fin de la guerre froide.
La France bénéficie d’une des armées occidentales les plus modernes. Depuis sa force nucléaire jusqu’au groupe aéronaval, en passant par sa flotte d’avions de chasse ou par les brigades interarmes de l’armée de terre, notre pays peut déployer une palette assez complète de capacités d’intervention et de projection.
L’armée française est sortie de la logique du nombre. En termes strictement quantitatifs, on se souvient qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans le contexte de conflits coloniaux lointains, elle déployait des effectifs considérables. Simultanément à la guerre de Corée (envoi d’un bataillon de 1.000 hommes), Paris entretient, jusqu’en 1954, 235.000 hommes en Indochine. En 1956, l’expédition de Suez (opération Mousquetaire) se traduit par le débarquement en Égypte de près de 30.000 hommes. Enfin, jusqu’en 1962, 400.000 hommes sont déployés en Algérie. Aujourd’hui, nous sommes sortis de cette logique quantitative. La fin du service militaire (1996) a joué un rôle évident sur le nombre de soldats engagés lors des conflits. Cette évolution est loin d’être négative : les guerres coloniales se sont traduites par de graves défaites (1954 : Dien Bien Phu) et des pertes humaines considérables selon nos standards modernes (voir tableau ci-dessous).
La France rencontre aujourd’hui des difficultés pour envoyer en OPEX des effectifs très limités. Mais nous ne sommes pas seuls dans ce cas.
Les moyens militaires du Royaume-Uni, dont les troupes étaient présentes simultanément sur les théâtres afghans (près de 10.000 hommes en 2010) et irakien, sont également sous tension (« stretched-out »). De ce point de vue, la seule puissance militaire qui nous surpasse clairement, dans tous les domaines, est celle des États-Unis.
Sur un plan plus qualitatif, les armées françaises ont su passer d’une logique de guerre froide à une logique expéditionnaire tournée vers les OPEX. En 1991, la première guerre du Golfe avait révélé de graves lacunes : l’armée française n’avait pu déployer que tardivement les 12.000 hommes (35.000 pour le contingent britannique) de la division Daguet, faute de moyens de transport et de projection adéquats.
Tableau 1 : les principales interventions françaises depuis 1945
288 morts pour le Royaume-Uni depuis 2001 sur ce même théâtre.
Surnom des navires de guerre de la Marine : l’aviso Commandant Bouan, la frégate Jean Bart, le pétrolier-ravitailleur Var et le vénérable porte-hélicoptères Jeanne d’Arc, qui passait par là.
Louis-Marie CLOUET, « Achats en urgence contre programmation : l’efficacité des opérations d’armement en temps de guerre », Focus stratégique n°15, Paris, Ifri : 2009.
Dépourvus d’équipements de vision nocturne, ses avions n’ont pu combattre la nuit comme les forces anglaises ou américaines. À bien des égards, la France avait conservé une armée de guerre froide capable de combattre une attaque soviétique (avec une flotte de chars lourds), mais privée de la souplesse nécessaire aux OPEX. Grâce aux nombreux travaux de retour d’expérience (RETEX) engagés après la première guerre du Golfe, la situation s’est améliorée. Nos efforts de modernisation doivent toutefois être poursuivis. Si seulement 13 chars Leclerc sur 208 (un minimum historique) sont aujourd’hui déployés en OPEX (au Liban, où ils ne sont guère utiles), la moitié du budget dévolu à l’entretien de l’ensemble du parc leur est consacré. Cela explique le très faible taux de disponibilité du reste des chars en métropole (40%). De même, le taux de disponibilité technico-opérationnelle (DTO) des aéronefs de la Défense était, en 2008, inférieur à 60%. Concrètement, cela signifie qu’environ un aéronef sur deux ne serait pas prêt à réaliser l’une des missions pour lesquelles il a été conçu dans un délai de moins de 6 heures. Toutefois, il ne faut pas exagérer la gravité de cette situation : le taux de disponibilité des aéronefs militaires français n’est pas significativement différent de celui qu’on observe dans les principales armées du monde. Le maintien en état de disponibilité de la quasi-totalité du parc serait d’ailleurs très coûteux, pour un gain opérationnel hypothétique.
Aujourd’hui, la France agit vite pour garantir à nos forces un équipement à la hauteur de celui de nos alliés, leur permettant de mener leurs missions avec efficacité. En OPEX comme sur le territoire français, le constat est connu : les matériels existants sont bien souvent anciens. Nos avions ravitailleurs ont 45 ans d’âge ; nos hélicoptères de manœuvre 30 ans ; les avions de transport tactique et les Super-Étendard modernisés 28 ans. Des opérations réussies, telles que l’arrestation des preneurs d’otages du Ponant, en 2008, ont été réalisées avec des moyens extrêmement vétustes : les quatre « bateaux gris »8 utilisés avaient 27 ans de moyenne d’âge, tandis que trois des six hélicoptères utilisés, des Alouettes III, ont été mis en service en 1960.
De même, notre contingent en Afghanistan, confronté à une situation de conflit asymétrique, souffrait, après 2001, de certains manques capacitaires. C’est dans ce contexte qu’ont été décidés, en France comme chez ses alliés, des achats en urgence (crash programs). Réalisés « sur étagère », souvent auprès de firmes étrangères, ils ont permis de combler les manques constatés sur le terrain (véhicules blindés Buffalo, blindages supplémentaires, brouilleurs anti-IED, etc.). Au total, en 2009, la Direction générale de l’armement (DGA) a passé 36 nouveaux contrats en urgence opérationnelle, pour un montant de 260 millions d’euros (contre une centaine de millions en 2008), pour l’essentiel destinés à l’Afghanistan.
Mais cette politique de modernisation ou d’équipement a un coût élevé. Alors que le budget d’acquisition de la DGA s’élève à 10 milliards d’euros par an (encore augmenté en 2009 par le plan de relance), se pose inévitablement la question des choix opérés. Dans un contexte de réduction des ressources budgétaires (même si le ministère de la Défense, à travers notamment la DGA, reste le premier investisseur public), le financement simultané de programmes de long terme de rénovation de nos équipements et d’achats en urgence opérationnelle est une gageure9.
L’impasse budgétaire complique la donne
Les armées françaises disposent, et vont disposer, de moyens budgétaires insuffisants.
Le budget de la Défense français n’est que de 2,35% du PIB (4,88% aux États-Unis), contre 6% au début des années 1960 (8% pour le Royaume-Uni en 1957). À la décharge de notre pays, on peut constater que l’ensemble des Etats européens ont un niveau de dépenses militaires insuffisant. Depuis le début de la décennie et malgré la crise, les budgets de défense ont augmenté partout, sauf en Europe occidentale (- 5% depuis 2006) où ils diminuent régulièrement depuis la fin de la guerre froide. Les États-Unis, qui représentent à eux seuls la moitié des dépenses militaires mondiales (700 milliards de dollars sur environ 1500 mil- liards en 2009)10, ont notamment augmenté leur budget pour faire face aux interventions en Afghanistan (2001) et en Irak (2003). L’Amérique latine, dans le sillage du Venezuela et de la Colombie (où les dépenses militaires s’élèvent à 4% du PIB), s’est engagée dans une course aux armements pendant la dernière décennie. Le Moyen-Orient reste une zone très militarisée, où se trouvent les principaux acheteurs du marché de l’armement (l’Arabie saoudite, le premier client du marché, consacre au minimum 10% de son PIB à sa défense). En Asie, le développement de l’économie chinoise a permis à Pékin d’augmenter progressivement son budget militaire, passé au deuxième rang mondial et augmentant de 15% par an, soit deux fois le taux de croissance chinois11. Ce budget s’élève aujourd’hui à un niveau situé entre le chiffre officiel de 85 milliards de dollars, soit 1,4% du PIB, et les estimations occidentales de 140 à 160 milliards. Cette croissance du budget militaire chinois entraîne les autres pays de la région dans une politique générale de réarmement.
Rien de tel en Europe. Le récent rapport dirigé par Madeleine Albright sur l’avenir de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan)12 rappelle que seuls 6 des 28 États membres de l’Alliance atlantique respectent aujourd’hui leur engagement de consacrer à la défense au moins 2% de leur PIB. Si la moyenne générale de l’Otan n’est que de 1,7%, on peut noter quelques différences entre ses membres européens. Ainsi, l’Allemagne ou la Suède dépensent moins en 2008 qu’il y a dix ans, mais la France et le Royaume-Uni affichent des taux respectifs de 2,35 et 2,28%. De manière générale cependant, le fossé transatlantique se creuse en matière d’effort de défense. Les États de l’Union européenne ne consacrent que 1,3% de leur PIB à ce budget. Si, en valeur absolue, ce taux correspond tout de même à environ 200 milliards d’euros, soit le deuxième budget militaire au monde, l’Europe demeure loin derrière les États-Unis, dont le montant consacré à la défense est à peu près trois fois plus élevé.
Les chiffres du budget de défense français, qui s’élève à 44,3 milliards d’euros, soit 2,35% du PIB, doivent être relativisés. Le périmètre Otan de l’effort militaire de la France (dit V1 en termes budgétaires) exclut certes le budget des anciens combattants, mais il englobe les pensions et la gendarmerie (désormais rattachée au ministère de l’Intérieur). Si l’on exclut ces pensions, dont la prise en compte peut sembler étrange au regard des objectifs précis de la défense, la France ne respecte plus le critère des 2% du PIB consacrés à son effort militaire : le budget hors pensions (dit V1 HP) s’établit en effet à 35,4 milliards d’euros, soit 1,9% du PIB. Quant au budget V2, le plus proche de la réalité, c’est-à-dire le périmètre Otan hors pensions et ne comptabilisant la gendarmerie qu’à hauteur de ses activités militaires (soit 5% du total), il s’élève à 30,5 milliards d’euros, soit 1,6% du PIB.
La crise aggrave l’insuffisance structurelle des ressources affectées à la défense
Le contexte économique actuel nous contraint à réduire nos dépenses. La chute du PIB français de 2,2% en 2009 a conduit à la diminution des recettes fiscales, à la hausse des déficits publics et à une augmentation du service de la dette de 20 milliards d’euros sur les trois ans qui viennent. Quant à la dépense publique française, elle s’élève, avec 55% du PIB, au deuxième rang européen derrière le Danemark. Il est évident, dans un tel contexte, que le seul retour de la croissance (1,4% prévu en 2010) ne suffira pas à réduire le déficit. De fait, une bonne part du déficit des comptes publics français est structurelle. Rappelons que l’État français n’a pas présenté de budget en équilibre depuis plus de trente ans.
À la suite des grandes difficultés de la Grèce, au début de l’année 2010, la France a annoncé un changement de règle budgétaire. Elle est passée ainsi d’une augmentation de la dépense publique en « zéro volume », en dessous du niveau d’inflation pour 2011 et 2012, à un principe de « zéro valeur », soit le maintien du niveau de dépense de 2011 au niveau de 2010. En pratique, ce changement implique une réduction des dépenses de fonctionnement (- 10% en trois ans) et sans doute aussi des dépenses d’investissement. Il est à craindre que cette rigueur, souhaitable du point de vue de l’équilibre des finances publiques, compromette les engagements pris en matière de dépenses militaires. En particulier, la loi de programmation militaire (LPM) 2009-2014, qui prévoit 186 milliards d’euros sur la période, avec une progression des crédits au rythme de l’inflation et même, à compter de 2012, une croissance de 1% par an, sera difficile à exécuter dans ces conditions. Le non-respect des lois de programmation militaire est une constante de l’histoire financière récente de la France. Le gouvernement français a certes pris, à partir de 2007, des engagements louables visant à rendre crédible la LPM. Ainsi, l’effort accru en faveur des investissements et de l’équipement (passer de 15 à 18 milliards d’euros par an d’ici à 2014, sur un budget, hors pensions d’environ 30 milliards par an) était gagé par la réduction des dépenses de fonctionnement (54.000 postes en moins sur 280.000). De fait, dans les budgets 2008, 2009 et 2010, sans même parler des effets du plan de relance des commandes la DGA, la Défense n’a pas été véritablement malmenée.
Mais la dégradation de la situation dans l’Union européenne et la nécessité de rassurer les marchés sont devenues des priorités. La dette française, qui représente près de 1500 milliards d’euros, soit environ 80 % du PIB, est détenue par des non-résidents à hauteur de 60%, contre 30% en 1999. En conséquence, une réduction du train de vie de l’armée est déjà envisagée. Pour la période 2011-2013, les crédits budgétaires de la défense ont été amputés de 3,6 Md€ par rapport au niveau initialement prévu par la LPM. Tablant sur des recettes exceptionnelles (1 Md€), le projet de loi de finances 2011 se traduit malgré tout par un quasi-maintien du niveau prévu par la LPM (31,19 Md€), les crédits d’équipement s’élevant à 16 Md€ (soit davantage que les montants moyens, 15 Md€) de la précédente LPM 2003-2008).
Si la situation semble préservée jusqu’en 2012, il est cependant illusoire de penser que les dépenses militaires augmenteront significativement dans le futur.
Alors que les menaces internationales sont réelles, la défense de la France est confrontée à une impasse budgétaire. Comment dès lors, dans un monde demeuré dangereux, conserver un outil militaire efficace ?
Propositions pour un outil militaire performant et une dépense efficace
Mutualiser l’effort de défense avec nos alliés
On peut imaginer de passer par le mécanisme des « coopérations structurées permanentes », mis en place par le traité de Lisbonne mais, à ce jour, non utilisé.
Même si Berlin va augmenter de 4.000 à 5.000 hommes son contingent en Afghanistan. Malgré les ambitions affichées parle Livre blanc de 2006 (14.000 hommes), l’Allemagne ne déploie, au total, que 8.000 hommes en OPEX.
Le ministère de l’Économie britannique.
Ce MoU (Memorandum of Understanding) illustre le dynamisme du groupe de travail de haut niveau (High Level Working Group) mis en place entre la DGA française et son homologue britannique en 2007.
Partager l’effort avec le Royaume-Uni et l’Europe
Les membres des alliances dont nous faisons partie pourraient se voir confier certaines missions spécifiques afin de profiter des effets d’échelle permis par la pratique désormais générale des interventions en coalition. Au lieu de pratiquer une mutualisation généralisée, il s’agit d’aboutir à un fonctionnement des alliances par spécialisation, permettant à chaque membre de se concentrer sur ses points de force. Un tel changement, qui suppose évidemment l’acceptation d’une forme de dépendance mutuelle, implique la création d’un couple pionnier au sein de l’Union européenne13. La France accepterait ainsi de mettre en commun certains de ses moyens (par exemple ses forces d’intervention) avec l’un de ses grands voisins.
L’Allemagne ne serait pas nécessairement le meilleur choix. Malgré l’existence de la brigade franco-allemande depuis 1992 et malgré l’harmonie du couple franco-allemand dans la dynamique européenne, nos voisins d’outre-Rhin se distinguent pas la faiblesse de leur budget militaire (29 milliards d’euros, 1,3% du PIB) et par une doctrine d’emploi des forces qui ne militent pas en faveur d’une alliance avec Berlin. L’opinion allemande se caractérise, en effet, par son pacifisme et sa répugnance à l’égard des interventions lointaines14.
La démission, en 2010, du président de la République fédérale, critiqué pour son soutien à l’intervention en Afghanistan, illustre avec vigueur ce penchant.
Il s’agirait donc plutôt de se tourner vers le Royaume-Uni. Londres et Paris affichent en effet de nombreux traits communs. États dotés de l’arme nucléaire au sens du Traité de non prolifération (TNP), entretenant d’importants déploiements extérieurs, la France et le Royaume-Uni ont les budgets de défense les plus importants de l’UE. Le Royaume-Uni dépensait en 2009 40 milliards d’euros pour sa défense, soit 2% de son PIB.
Les deux pays fournissent environ la moitié de l’effort total de l’UE en matière de défense, 50% des achats d’armement et 60% de la recherche militaire européenne. Ils sont, selon l’actuel ministre britannique de la Défense, Liam Fox, « those who pay and fight ».
Or, il existe aujourd’hui deux facteurs majeurs de rapprochement. À l’instar de la France, les difficultés budgétaires que connaît aujourd’hui la Grande-Bretagne lui imposent des choix drastiques. Deuxième facteur : les libéraux-démocrates, qui sont très pro-européens, participent au pouvoir pour la première fois depuis 1945. À la suite du traditionnel discours du Trône du 25 mai 2010, le nouveau gouvernement a ainsi décidé de lancer une Strategic Defence Review – l’équivalent de notre Livre blanc – et de la placer sous l’étroit contrôle du Trésor15. Ses travaux, rendus à la mi- octobre, serviront de base à la Comprehensive Spending Review, dont les résultats sont attendus en novembre-décembre et permettront de définir le premier budget du gouvernement de la coalition, le 1er avril 2011.
Il existe donc une fenêtre d’opportunité pour nos deux pays, qui ont déjà collaboré, dans les années 1970, sur divers programmes d’armement (hélicoptères, Jaguar) et commencent à travailler, aujourd’hui, à développer certaines coopérations. En février 2010 a ainsi été signé l’accord de coopération16 dans le domaine des acquisitions en urgences opérationnelles17. En ce qui concerne le développement des matériels, si des projets communs existent déjà (missiles, drones, satellites de communication), les différences de procédures et de calendriers budgétaires rendent difficile le développement en coopération. Il s’agirait donc davantage de s’entendre sur une répartition bilatérale des missions, qui permettrait à chacun de se concentrer sur ses pôles d’excellence.
Le Defence Green Paper de 2010, tout en rappelant que l’Otan reste « la pierre angulaire de notre sécurité », cite la France comme un partenaire privilégié.
Une mutualisation dans le cadre communautaire ?
La création de ce couple pionnier, qui pourrait déboucher sur la signature d’un traité à l’automne 2010, a vocation à être élargie à d’autres pays européens et à faire émerger un véritable outil militaire pour le continent.
Cette coopération ne doit pas nécessairement se dérouler dans le cadre communautaire. Depuis les années 1990, des forces européennes multinationales ont déjà été développées, comme en 1992 l’Eurocorps franco-allemand. D’autre part, l’Union européenne a déjà ses structures militaires. Rappelons que l’émergence d’une Europe-puissance est l’ambition de la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) depuis le sommet de Saint-Malo de 1998. Malgré quelques progrès, l’obtention d’une « capacité autonome d’action » et la possession de « forces militaires crédibles » ne sont pas des objectifs que l’Union est proche d’atteindre. En 1999, à Helsinki, l’UE avait tiré les leçons de son inaction au Kosovo et fixé l’objectif (le Headline Goal : objectif global) d’une capacité d’intervention de 60.000 hommes pour un an sur un théâtre éloigné. Après la mise en place, en 2001, d’un comité militaire, le sommet de Berlin, en 2003, a déclaré la force européenne « opérationnelle ». En réalité, elle n’a jamais été déployée sur un théâtre d’opérations même si le Headline Goal 2010 prévoit d’achever cette année la mise en place de “groupements tactiques” (GT, ou battle groups) de 1.500 soldats chacun. En fait, l’UE ne peut compter que sur une batterie disparate d’outils militaires nationaux. Si les moyens sont impressionnants en eux- mêmes (2,5 millions de soldats, contre 2 millions pour les États-Unis, 10.000 chars, 2.500 avions de combat), 70% d’entre eux sont incapables d’opérer hors des frontières nationales et seulement 3% des effectifs sont déployés hors du territoire de l’Union.
Si l’UE a mené jusqu’ici 21 opérations extérieures civiles et militaires, celles-ci restent de faible ampleur. Elles n’ont impliqué au total que 10.000 soldats et étaient davantage tournées vers la sortie de conflit que vers le rétablissement de la paix. Dans les Balkans, l’Europe a pris la relève de l’Otan une fois la situation stabilisée (opération Eufor Althea jusqu’en 2008 en Bosnie-Herzégovine, EULEX au Kosovo après 2008). En Afrique, à l’exception de l’opération Artémis (réalisée en 2003 dans la province congolaise de l’Ituri, avec des moyens très largement français), l’Union a prudemment évité les situations de conflit, préférant la protection des camps de réfugiés (2008-2010 EUFOR Tchad/RCA) et des navires marchands (Somalie : opération Atalante). L’UE ne paraît donc pas le cadre le plus approprié pour lancer une initiative mutuelle dans le domaine central des métiers militaires : la guerre.
La piste de l’OTAN
Cette alliance européenne doit plutôt se conclure au sein d’un pilier européen de l’Otan. L’Alliance atlantique constitue, en effet, depuis 1949 et plus encore depuis ses interventions dans les Balkans (1995 Bosnie, 1999 Kosovo) et son extension en Europe orientale, le cadre naturel de la coopération européenne en matière militaire. C’est en son sein qu’ont été identifiées les principales lacunes capacitaires des armées européennes d’aujourd’hui, à savoir le transport stratégique, les hélicoptères lourds, la protection du combattant, la lutte contre les explosifs IED18.
L’Otan présente aussi l’avantage de compter l’allié américain parmi ses membres. Une initiative s’inscrivant dans la PESD se heurterait inévitablement aux réticences des États européens les plus atlantistes, majoritaires au sein des 21 pays membres qui appartiennent à la fois à l’UE et à l’Alliance atlantique (28 membres). Opposés aux « deux D » – découplage Europe États-Unis, duplication des moyens Otan UE dans un contexte de rationnement budgétaire –, ces pays ont toujours refusé de développer des instruments de coopération proprement européens, à commencer par l’Agence européenne de défense, fondée en 2004, mais qui reste sous-financée. Ils souhaiteront associer l’Otan à toute initiative militaire européenne. Parmi ces États atlantistes, le Royaume-Uni s’op- pose ainsi à la création d’un centre de planification et de conduite des opérations de l’UE, souhaitée par la France, l’Allemagne ou la Pologne, parce qu’elle dédoublerait les installations de l’Otan. Londres n’a d’ailleurs participé qu’à 3 des 21 opérations de l’UE : Althea en Bosnie, EULEX en Irak et Atalante au large de la Somalie.
L’Alliance atlantique compte d’autres avantages. D’une part, elle est réellement engagée sur le terrain. Depuis 2003, l’Otan assure ainsi la direction des opérations de la FIAS en Afghanistan. D’autre part, la France vient d’opérer son retour dans les structures intégrées de l’Alliance en 2009. Ces éléments plaident donc en faveur de la piste atlantique. Il s’agirait pour Paris de consacrer ses ressources à une contribution ciblée à l’Otan.
La piste otanienne, malgré les lourdeurs administratives de l’Alliance atlantique, semble à la fois la plus simple à mettre en œuvre et la plus efficace. Elle permettrait ainsi la rationalisation des moyens français. Au sein de l’Alliance, la France trouverait des outils de commandement communs et les capacités dont elle manque aujourd’hui, comme les drones ou les moyens de défense anti-missiles. Elle pourrait se spécialiser sur des niches à forte valeur ajoutée pour l’ensemble de l’organisation19.
Les Pays-Bas offrent un exemple d’intégration supranationale poussé à l’extrême. En 2003, constatant la faible probabilité d’une guerre totale à leurs frontières, ceux-ci ont renoncé aux capacités de commandement de théâtre et à un outil de combat interarmées complet. L’armée néerlandaise, qui compte environ 70.000 hommes, n’envisage désormais les engagements extérieurs (1.600 hommes en Afghanistan jusqu’en 2010) qu’au titre de l’Otan, au sein de la NATO Response Force20 ou de l’UE dans les groupements tactiques. Les Pays-Bas, dont la puissance n’a évidemment rien à voir avec celle la France, disposent donc d’un modèle d’armée délibérément lacunaire au niveau national, mais qui trouve sa cohérence dans la mise à disposition, par les nations alliées, de moyens performants (notamment dans le secteur naval). Dotés de moyens limités (un budget de 8 milliards d’euros, soit 1,4% de leur PIB), les Néerlandais se concentrent, en revanche, sur quelques secteurs d’excellence : aviation de chasse et défense sol-air. La stature internationale et les nombreux engagements extérieurs de la France lui interdisent un choix aussi radical et l’obligent à maintenir un outil ambitieux. Cependant, une coopération accrue avec le Royaume-Uni, notre partenaire naturel en matière militaire, suivie d’une plus grande intégration dans les structures supranationales de l’Otan, semble à même de répondre à l’impasse budgétaire dans laquelle se trouve la défense française.
Repenser la dissuasion
En 2010, les Britanniques annonçaient pour la première fois qu’ils détenaient un plafond de 225 ogives, dont 160 déployés, pour leur force de dissuasion La France, qui en a déclaré 300, avait fait cet exercice en mars 2008, les Etats-Unis (5.113 têtes opérationnelles) en mai
Dans le discours de l’île Longue, le président Chirac avait défini les « intérêts vitaux » de la France en mentionnant la « garantie de nos approvisionnements stratégiques » ou la « défense de pays alliés ».
Une étude récente du Royal United Services Institute (RUSI) sur la permanence à la mer (continuous at sea deterrence [CASD], 2010) note que l’éventualité d’une réduction de la CASD doit être envisagée dans le cadre de l’Otan, car la menace d’une attaque nucléaire contre le Royaume-Uni est infiniment faible et ce type d’agression susciterait immédiatement une réaction de la part des alliés comme la France ou les États-Unis.
La dissuasion nucléaire, seconde piste d’économies
La dissuasion est l’une des missions assignées aux forces françaises par le Livre blanc. De fait, elle constitue, depuis les années 1960, un aspect essentiel de notre stratégie militaire, de notre positionnement international et de notre statut de « grande puissance moyenne » (Valéry Giscard d’Estaing). Notons que tous les membres permanents du Conseil de sécurité sont, au sens du traité de non-prolifération (TNP), des États dotés de l’arme nucléaire.
L’abandon de la dissuasion a souvent été suggéré. L’ancien Premier ministre Michel Rocard l’a évoqué dernièrement. Il s’agit d’une question cruciale, qui dépasse largement les questions budgétaires. Outre l’enjeu symbolique, le débat porte sur l’efficacité de l’arme aujourd’hui. Face à des groupes terroristes ou à des États « voyous » indifférents au sort de leur population, la bombe atomique est-elle efficace ? Quand on observe les réactions de l’opinion publique face à la mort de civils afghans, victimes innocentes de « dommages collatéraux » des forces de l’OTAN, il est vrai qu’on peine à imaginer les conditions dans lesquelles les Français pourraient envisager de déclencher le feu nucléaire. De manière plus spécifique, en maintenant nos capacités nucléaires, sommes-nous en accord avec les objectifs de désarmement et de non-prolifération que nous nous sommes fixés, notamment depuis la ratification du Traité de non-prolifération par la France en 1992 ? Il demeure qu’après avoir été fortement critiquée, la dissuasion fait aujourd’hui largement consensus, du moins dans la classe politique. Son abandon n’est pas envisagé à ce jour.
En revanche, le format de notre dissuasion peut évoluer, tant par le nombre d’ogives que par les outils de lancement. Au cours des années 1990, la France a réduit son stock d’ogives nucléaires, le faisant passer de 400 à la fin de la guerre froide à environ 300. Elle se conformait ainsi au principe de « stricte suffisance ». En fermant les installations du plateau d’Albion, la France a également renoncé à la composante terrestre de l’arme nucléaire. Elle conserve, toutefois, sa composante marine et sa composante aéroportée. Le maintien de cette dernière fait débat. Tandis que le Royaume-Uni a fait le choix de se contenter de la composante marine (sous-marins lanceurs d’engin)21, le président Nicolas Sarkozy s’est prononcé en faveur du maintien des deux vecteurs de l’arme atomique. Selon ses promoteurs, l’arme nucléaire aéroportée diminuerait les risques liés aux défaillances technologiques, permettrait de troubler les défenses adverses et ajouterait un critère de visibilité. Pourtant, le nombre d’escadrons de Mirage 2000-N a été réduit de trois à deux. On peut se demander aujourd’hui si l’heure n’est pas à une nouvelle réflexion sur ce sujet.
La question doit sans doute être réexaminée, en prenant en compte la possibilité d’une collaboration plus étroite avec les Britanniques. La France semble tout à fait prête à une telle éventualité. Le Livre blanc, qui a fait l’objet d’une concertation avec Londres, souligne avec bon sens qu’il n’existe pas de situation dans laquelle les intérêts vitaux de l’un seraient menacés sans que les intérêts de l’autre le soient également. On peut certes considérer que la notion « d’intérêts vitaux », qui règle la doctrine d’emploi du nucléaire français, est floue. Si Jacques Chirac22 les avait définis, l’actuel président a rétabli le principe « d’ambiguïté » dans les motifs d’utilisation du nucléaire, semant le doute chez nos éventuels adversaires. Il n’en demeure pas moins que ces « intérêts vitaux » font l’objet d’une vision commune franco-britannique23.
La coopération avec le Royaume-Uni en matière de dissuasion nucléaire marine
La composante marine dissuasion nucléaire est l’un des domaines dans lesquels une coopération avec les Britanniques est envisageable. La France possède aujourd’hui quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’en- gins (SNLE) : Le Triomphant (entré en service en 1997), Le Téméraire (1999), Le Vigilant (2004) et Le Terrible (2010), chacun portant seize missiles M 45 dotés de 96 têtes nucléaires. Seul ce nombre permet aujourd’hui d’assurer la « permanence à la mer » qui implique qu’un sous-marin soit en mer, que deux autres soient prêts à partir, tandis que le quatrième est en réparation. Garantissant la possibilité d’une frappe en second, il est un des fondements de la dissuasion. Le Royaume-Uni obéit lui aussi au principe de « permanence à la mer », laquelle est assurée par quatre SNLE de classe Vanguard, équipés de missiles Trident. Cependant, face aux difficultés budgétaires, le débat en Grande-Bretagne sur le maintien même de ces quatre SNLE s’est ouvert, dans un pays où une fraction de l’opinion, à la gauche du Labour et parmi libéraux-démocrates, reste hostile à l’arme nucléaire. Le gouvernement de Gordon Brown a ainsi proposé, en 2009, de réduire le nombre des SNLE de quatre à trois. Une étude24 du Royal United Services Institute (RUSI), publiée en mai 2010, considère que cela n’empêcherait pas de rétablir une permanence à la mer temporaire en cas de nécessité et de conserver un SNLE en alerte, prêt à appareiller si une menace se profilait. Pendant la campagne, les libéraux démocrates ont proposé une version plus légère et selon eux moins onéreuse de la dissuasion, fondée sur l’utilisation de missiles de croisière, dotés de têtes nucléaires et lancés à partir de sous-marins d’attaque. Si les options précises du gouvernement Cameron restent à connaître, un éventuel allègement de la dissuasion britannique ouvrirait la voie à une coopération plus étroite avec Londres.
Cette coopération se fonderait, à terme, sur le partage de certains aspects de la dissuasion entre Français et Britanniques. Il n’est pas question, à ce stade, d’organiser des patrouilles communes de SNLE25. Il ne s’agit pas davantage de réfléchir à la « doctrine nucléaire européenne » évoquée en 1992 par François Mitterrand, ou même à la « dissuasion concertée » souhaitée en 1994 par Alain Juppé. Elles se heurteraient inévitablement au problème de la « double clé », c’est-à-dire à l’impossibilité de savoir quel pays décidera en dernier ressort de déclencher le feu nucléaire.
Il s’agit, plus modestement, d’esquisser un rapprochement dans les limites imposées par « l’indépendance nationale » française et le lien transatlantique entretenu par Londres. Rappelons, en effet, que depuis les accords de Nassau (1962), le Royaume-Uni est engagé dans une coopération exclusive avec les États-Unis. Ainsi, les marins français n’ont-ils, en pratique, pas le droit de pénétrer dans la partie arrière des SNLE britanniques (qui contient les missiles Trident américains). De même, Français et Britanniques ne se communiquent « ni le nombre, ni le nom » des SNLE en patrouille. Cette absence de coopération est un des facteurs de l’accident de 2009, qui a révélé l’incongruité de la situation actuelle.
Il ne faut pas pour autant donner trop d’importance à l’exclusivité du lien transatlantique. Un certain changement de mentalité est en train de s’opérer outre-Manche. Signe fort de ce changement, les propos tenus par les responsables britanniques à la conférence organisée le 18 mai 2010 par le RUSI à Londres sur l’avenir de la relation entre les États- Unis et le Royaume-Uni26. Ils abondaient dans le sens de William Hague, actuel ministre britannique des Affaires étrangères, selon lequel la relation doit être « solide mais non servile » («solid but not slavish»). Pour leur part, les Américains considèrent que si la relation spéciale avec le Royaume-Uni est toujours d’actualité, elle n’exclut pas une collaboration avec le reste de l’Europe, et en particulier avec la France. Toutes les démarches permettant de « partager le fardeau » («burden sharing») de la sécurité européenne sont ainsi les bienvenues, bien que l’Otan en demeure le vecteur principal.
Quelles seraient les modalités du rapprochement nucléaire entre la France et le Royaume-Uni? Des mesures d’ajustement éviteraient de nouveaux accrochages entre les sous-marins des deux pays. D’autre part, une coopération technique pourrait émerger dans le cadre de la réflexion sur le futur moyen océanique de dissuasion (FMOD), qui devrait succéder au SNLE à l’horizon 2030. Une coopération est également possible, via le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), pour la fabrication même des ogives nucléaires.
Quelles économies peut-on espérer d’une réforme de la dissuasion française ? La dissuasion, qui représente 32% des dépenses d’équipement (soit 4 à 5 milliards d’euros par an), est un poste budgétaire particulièrement lourd. Comment alléger son coût ? Les économies qu’un abandon de la dissuasion aéroportée permettrait de réaliser, pour réelles qu’elles soient, ne doivent pas être surestimées. Cette dernière ne représente que 10% du coût total de la dissuasion, soit 500 millions d’euros par an. D’autre part, l’essentiel du renouvellement des armes utilisées dans le cadre de la dissuasion nucléaire aéroportée est aujourd’hui terminé. Le missile ASMP-A – air-sol moyenne portée amélioré –, qui équipe les avions de chasse de la composante aérienne, est ainsi entré en dotation dans les forces en 2010. L’abandon de la dissuasion aéroportée ne permettrait pas de réaliser des économies considérables.
En revanche, au Royaume-Uni comme en France, la réduction des coûts serait beaucoup plus significative si l’on décidait de réformer le format de SNLE. En Grande-Bretagne, le RUSI note que l’abandon de la permanence à la mer permettrait de réaliser des économies estimées à près de 11 milliards de livres, soit 13 milliards d’euros. En France, sans même évoquer le budget du CEA, sur l’utilisation duquel on pourrait s’interroger, la composante océanique de la dissuasion représente la moitié du coût total de la dissuasion, soit 2 à 2,5 milliards d’euros.
Au-delà de ces mesures de fond redéfinissant notre force armée, et dont l’impact budgétaire sera souvent décalé dans le temps, quelques mesures plus immédiates permettraient de retrouver des marges de manœuvre budgétaires.
Réduire les effectifs en relançant l’externalisation
Pour reprendre la fameuse expression du général Bigeard.
Se concentrer sur le « cœur de métier » de l’armée
Si l’on souhaite que l’armée du futur soit « souple, féline, manœuvrière »27, tournée vers les interventions extérieures, mutualisant avec ses alliés certains moyens et peut-être une partie de sa dissuasion, cette armée doit se concentrer sur le combat. Il est donc capital de poursuivre le mouvement de réduction des effectifs et d’externalisation des tâches qui ne sont pas liées au « cœur de métier » militaire.
La masse salariale représente aujourd’hui 30% du budget de la Défense (soit 12 milliards d’euros sur 32). La France pourrait aller plus loin dans la réduction des effectifs, à l’image du Royaume-Uni ou de l’Allemagne. Au Royaume-Uni, les coupes avaient déjà commencé sous le gouvernement travailliste. Depuis 1997, les effectifs civils ont ainsi fondu de 20%, soit aujourd’hui 85.000 civils pour 99.000 militaires. Le nouveau gouvernement britannique n’en a pas moins annoncé un objectif de réduction de 25% des coûts de fonctionnement du ministère de la Défense. Cette idée, qui tient à cœur aux conservateurs, vise notamment le personnel civil de ce ministère, dont les effectifs dépassent ceux de l’armée de l’air et de la marine réunis ; 20.000 postes seraient en jeu. L’Allemagne réfléchit, quant à elle, à une réduction plus drastique encore, qui verrait passer les effectifs des forces armées de 250.000 à 165.000 personnes28.
Depuis 2007, l’objectif du gouvernement français est d’inverser le rapport actuel entre les 60 % d’effectifs occupant des fonctions de soutien et les 40% qui se consacrent aux fonctions opérationnelles, à l’image de ce qui a été réalisé en Grande-Bretagne. Ainsi, sur les 280.000 postes29 que compte l’armée française, 54.000 doivent être supprimés d’ici à 2011, et le nombre de bases militaires doit passer de 120 à 60, dont 51 en métropole.
Avec un effectif global des armées qui restera à 225.000 personnes en 2015, la France disposera cependant de quelques marges de manœuvres supplémentaires. En 2010, le Royaume-Uni a déjà réduit ses effectifs à 184.000 hommes. Si l’on estime que les outils militaires des deux pays, aux PIB et aux ambitions voisines, sont comparables, ce sont 41.000 postes qui pourraient être économisés, soit environ 20% du coût total. L’économie possible sur la masse salariale s’élève environ à 2 milliards d’euros.
Avec la suppression du service militaire encore en vigueur outre-Rhin (63.000 conscrits, 16% d’une classe d’âge). Face à l’attachement de la population à cette institution, « enfant légitime de la démocratie », il pourrait subsister sans caractère
2008, hors Direction générale de l’armement.
Créée en 1839, sous Louis-Philippe, la seconde section permet, en théorie, de rappeler facilement à l’activité les généraux compétents en temps de guerre. En 2004, Guy Tessier, actuel président de la Commission de la défense à l’Assemblée nationale, dénombrait 5.500 généraux en seconde section, pour 95 rappels annuels.
L’inflation du nombre des officiers généraux s’explique en effet largement par l’inadaptation des grilles indiciaires de la carrière militaire.
Voir l’article de Jean Guisnel, auteur de l’ouvrage « Les Généraux : enquête sur le pouvoir militaire en France », (1990), dans un article de l’hebdomadaire Le Point (5 juin 2008). Dans la même perspective, Robert Gates, secrétaire américain à la Défense, s’étonnait qu’alors que les effectifs de l’US Army ont fondu de 40% depuis 1990, le nombre d’officiers généraux ne s’est réduit que de 20%. De même, au Royaume-Uni, le ratio est passé d’un officier pour 7 soldats dans les années 1970 à un officier pour 5 soldats aujourd’hui. Le nombre de généraux de brigade dans la Royal Air Force représente 40% de ceux que compte l’US Air Force, alors que les effectifs de la Royal Air Force ne représentent que 12,5% de ceux de l’US Air Force.
Terme qu’il faut préférer aux sociétés militaires privées (SMP), trop axé sur l’idée de mercenariat.
Congressionnal Budget Office, Contractor’s support of US operations in Iraq – août 2008.
Les pistes d’action pour réduire les effectifs
Un premier axe de réduction des effectifs passe par la redéfinition des besoins militaires. Les militaires représentent en effet 75% des effectifs actuels du ministère. Les réductions de personnel mises en œuvre (8.500 postes par an) portent, de la même manière, aux trois-quarts sur les effectifs militaires (6.400) et pour un quart sur les effectifs civils (2.100). Cette déflation des effectifs est rendue possible par le « compromis historique » de 1996. Le passage à une armée professionnelle avait alors été échangé contre des paramètres budgétaires très confortables pour la défense.
On peut imaginer, dans cette logique, d’alléger la structure hiérarchique. Le gouvernement britannique, pour mieux faire passer la baisse des effectifs envisagée, souhaite réduire le nombre d’officiers généraux servant au sein de ses forces armées. La question peut également se poser pour la France. Notre pays comptait en effet, en 2008, 633 officiers généraux en activité (ce que les militaires appellent la première section)30, y compris la Gendarmerie. Ce nombre demeure relativement stable (612 en 1975, 629 en 1985), malgré l’évolution à la baisse des effectifs militaires (en 1991, l’armée française comptait 300.000 militaires de carrière, 240.000 appelés et 127.000 civils, soit un total de 670.000 hommes). Si une cinquantaine de postes devraient être supprimés d’ici à 2012, la France n’en conserve pas moins un ratio avantageux par rapport au Royaume-Uni, où les officiers généraux, il est vrai, sont mieux rémunérés31 : les trois armées (terre, air, mer) françaises présentent un ratio officiers généraux/total des effectifs de 0,26, contre 0,15 dans l’armée britannique32.
Il faut enfin et surtout jouer pleinement la carte de l’externalisation, c’est-à-dire du transfert de certaines tâches (soutien logistique) vers des sociétés privées. Des études ont chiffré à 16.000 le nombre de personnes qui pourraient être concernées. L’externalisation conforte, en outre, la logique de recentrage des forces armées sur leur cœur de métier.
Aujourd’hui, en France, la pratique de l’externalisation se limite à certains secteurs isolés: capacités de transport et de projection (location d’Antonov 124 ou de cargos), soutien logistique, garde d’emprise, interprétariat (Afghanistan), déminage (Tchad), appui au renseignement (achat d’images Spot). Par ailleurs, la culture régalienne française a jusqu’ici limité l’externalisation aux missions les « moins » militaires. La loi de 2003 sur le mercenariat limite ainsi fortement le recours à la « privatisation de la guerre ».
Des avancées sont cependant possibles malgré ce cadre strict. Face à la variété et à la complexité des tâches assignées aux armées, de nombreux pays ont en effet choisi de faire davantage appel aux sociétés privées d’intérêt militaire (SIMP)33. Dans le monde anglo-saxon, on est passé du recours aux CONLOG (Contractorised Logistics), né aux États-Unis pendant la guerre du Vietnamam, à l’intervention des CONDO (Contractors on Deployed Operations), parfois dans des fonctions très proches celles de l’armée régulière. En Irak (130.000 personnes) comme en Afghanistan (75.000), les effectifs employés par ces Contractors sont supérieurs aux forces occidentales.
On peut donc envisager pour la France un recours systématique aux SIMP pour les tâches de soutien comme l’alimentation ou l’habillement ainsi qu’une réflexion sur des missions proprement militaires que nos forces ne jugeraient pas prioritaires comme la formation, la garde de sites, les domaines où une rupture capacitaire est avérée (location de drones) et les missions que la Défense ne peut assurer. C’est le cas de la protection des personnalités, comme aujourd’hui en Irak, ou de la protection des navires marchands au large de la Somalie par l’embarquement de gardes armés.
Certes, l’externalisation a un coût. Sur le plan strictement financier, une étude du Congrès des États-Unis34 a montré, à partir de l’exemple irakien, qu’en période de guerre le coût de l’option militaire privée est équivalent à celui des forces publiques. En revanche, dès la fin du conflit, il est possible de se passer des services de l’entrepreneur privé, alors que le maintien des unités militaires publiques a un coût permanent. L’intérêt de l’utilisation du privé réside donc avant tout dans sa souplesse. Mais pour bénéficier à plein des effets de l’externalisation, l’État doit se doter de structures de contractualisation et de contrôle adéquates, capables de faire jouer la concurrence et de surveiller la qualité des prestations.
Conclusion
On prête au général de Gaulle le mot selon lequel « l’intendance suivra ». Ce n’est plus vraiment le cas. Dans le monde nouveau, né de la crise financière de 2008, l’endettement des États et les graves déséquilibres des finances publiques obligent chacun d’entre eux à repenser ses politiques et ses priorités. La défense de la France, insuffisamment financée aujourd’hui et plus encore demain, ne doit pas s’exempter de choix douloureux.
Il s’agit de construire pour 2012, en prévision de la future LPM, un modèle d’armée moins complet mais plus performant, moins autonome mais plus européen ou occidental, moins axé sur l’arme ultime de la dissuasion nucléaire et davantage vers les théâtres d’opérations réels, moins administratif mais plus opérationnel. Un modèle d’armée qui justifiera, par sa cohérence, son réalisme face à la menace et par sa capacité à assurer la sécurité des Français au XXIe siècle, le coût croissant de son entretien.
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