Dominique Reynié: «Les Européens ont basculé dans le stato-scepticisme»

Dominique Reynié, Ronan Planchon | 28 mai 2024

ENTRETIEN - Pour le directeur général de la Fondapol, les électeurs européens estiment que l’échelle nationale n’est plus adaptée pour faire face aux crises que nous traversons.

LE FIGARO. – On parle souvent de «vague populiste en Europe», dans le sens d’une montée en puissance de formations anti-immigration, mais aussi hostiles à l’Union européenne (UE) telle qu’elle a été construite. Or, selon votre étude, le souhait de quitter l’UE est devenu marginal (13 %). Comment expliquer ce décalage?

Dominique REYNIÉ. - En effet, au moment des élections européennes, il apparaît que la plupart des 360 millions de citoyens sont massivement acquis à la fois à l’idée européenne et aux valeurs de la démocratie. Aujourd’hui, l’UE est assurée du soutien des Européens. Nous observons donc deux mouvements simultanés: d’une part, l’enracinement du soutien à l’Europe et à l’euro, qui concerne désormais peu ou prou tous les Européens ; D’autre part, l’expansion du vote populiste. Or, le déploiement simultané de ces deux mouvements implique nécessairement que les électeurs populistes sont largement favorables à l’Europe et à l’euro, amenant les leaders populistes à se convertir sous peine de perdre leurs électeurs ou d’être bloqués à un niveau électoral interdisant tout accès et même toute participation au pouvoir.

Est-ce la raison pour laquelle un certain nombre de partis dits populistes, comme le RN, ont officialisé leur arrimage à l’Union européenne et à l’euro?

Je le crois. C’est en ce sens que l’on assiste à une européisation et donc à un recentrage des partis populistes partout où ils sont forts, c’est-à-dire partout où ils sont en mesure d’accéder au pouvoir. Les électeurs qui ont porté les populistes à de tels niveaux ne sont pas disposés à les amener plus haut s’ils demeurent hostiles à l’idée européenne. Les populistes ont longtemps réjoui leurs électeurs en exprimant leur colère, notamment en fustigeant l’idée européenne ; désormais, ce discours inquiète. Les leaders populistes ont donc le choix entre leur confinement perpétuel dans un état de minorité radicale, médiatique mais stérile, et le passage au pouvoir, qui implique un virage proeuropéen. C’est ce second choix qu’a fait Giorgia Meloni en Italie.

Les États issus de l’ancien bloc communiste sont toutefois plus proeuropéens que les autres. La guerre en Ukraine a-t-elle ravivé le spectre du «danger soviétique»?

La guerre en Ukraine a ravivé l’idée européenne pour tous les Européens. Elle est le premier ressort du vote de ces derniers. Elle a donné le jour à une sorte de «réflexe européen» comme l’on parle de réflexe national. L’invasion de l’Ukraine par la Russie impose aux Européens le constat de leur extrême fragilité. Depuis au moins quinze ans, chaque année, chaque épreuve amène les Européens à prendre la mesure de leur condition à l’échelle du monde: la crise financière de 2008, les crises terroristes, sanitaires comme le Covid-19, migratoires, le grand trouble géopolitique actuel… Ces moments, préoccupants, parfois alarmants, montrent aux Européens qu’ils sont sous la pression de puissances implacables, d’États comme la Chine ou les États-Unis, mais aussi de grands phénomènes transnationaux de diverses natures comme les plateformes numériques, le réchauffement climatique, les mouvements financiers… Face à ces défis et à ces périls, aux yeux des Européens, l’échelle nationale ne fait plus le poids.

Le regain de confiance envers les institutions européennes peut donc aussi se lire comme une défiance grandissante à l’égard de l’État-nation, perçu comme incapable de remplir ses missions?

Oui, chez les citoyens, une sorte de transfert est à l’œuvre. On voit se préciser une inquiétude de plus en plus vive, celle que suscite la faiblesse des États s’il s’agit de répondre aux défis historiques auxquels sont confrontés les peuples d’Europe. Les Européens doutent de plus en plus de leurs États respectifs. Je nomme ce doute le «stato-scepticisme». Notons que si «l’euroscepticisme» est toujours abondamment commenté et convoqué dans le jeu politique et médiatique, le «stato-scepticisme» est rarement considéré. Il est pourtant bien plus consistant et présent. Les résultats de notre étude montrent qu’aujourd’hui, les Européens aspirent à une puissance publique supplémentaire, européenne, qui dimensionnerait les États pour affronter les temps nouveaux. C’est faute d’une européisation de la puissance publique que les citoyens se résigneront au repli nationaliste.

Les différentes crises migratoires qui ont frappé l’Europe, notamment en 2015, ont-elles accentué ce phénomène?

Les vagues migratoires successives ont été des expériences supplémentaires de la faiblesse, voire de l’impuissance des États-nation ; quel signe plus clair de cette incapacité que l’impossible protection des frontières? Ainsi, dans l’opinion, la question des frontières est centrale: 86 % des Européens que nous avons interrogés veulent une protection des frontières communes.

Le 14 mai 2024, l’Union européenne a adopté, in extremis et pour réduire le risque d’une colère électorale, le pacte asile immigration qui était en discussion depuis 2019. Il faut s’interroger sur cette lenteur, car soit l’Union européenne est capable d’investir la défense des frontières telle que les Européens la réclament, et alors le «stato-scepticisme» de l’opinion trouvera sa réponse dans cette puissance publique supplémentaire européenne, et le processus d’européisation des mouvements populistes se poursuivra ; soit l’Europe reste en difficulté avec la défense de ses frontières et elle engendrera un repli véritablement nationaliste.

Cette recherche de réponses à l’échelle européenne peut-elle expliquer la percée, en France, de Raphaël Glucksmann dans les sondages?

Raphaël Glucksmann séduit la gauche qui se reconnaît dans l’Union européenne telle qu’elle a pu agir entre 2019 et 2024. Mais les socialistes devront préciser leurs positions sur la politique énergétique, l’industrialisation, les frontières ou la sécurité intérieure. Si les socialistes français demeurent favorables à l’ouverture des frontières, hostiles à l’idée d’une Europe qu’ils qualifient de «forteresse», hostiles à l’idée de politiques d’intégration, ils séduiront peut-être une frange proeuropéenne de l’électorat de Mélenchon, et l’aile gauche du macronisme, mais ils s’empêcheront de peser en France et donc en Europe.

Les partisans d’un «Frexit» sont donc condamnés à la mort politique?

L’exemple du Brexit est éclatant. Dans notre étude, qui intègre le Royaume-Uni, nous voyons que 68 % des Britanniques veulent redevenir membres de l’Union européenne. Notons d’ailleurs que 77 % des Européens sont favorables au retour du Royaume-Uni dans l’Union européenne. Quel échec pour les Brexiters! La classe politique britannique a été incapable de prévoir les suites du Brexit, incapable de former un projet politique issu du choix référendaire de juin 2016, incapable d’anticiper et de faire face à ses conséquences… Pire, l’autre surprise du référendum britannique a été l’évaporation des vainqueurs aussitôt leur victoire acquise. On reconnaît là la faiblesse de ces majorités référendaires, souvent faites de hasard et d’opportunités, sans lendemain. Le Brexit a été pour les populistes une victoire pour rien. Le peuple a été abandonné par les populistes.

Ce souverainisme de séparation n’a donc plus d’autre destin que tragique. En revanche, on voit dans notre étude l’émergence de ce que j’appelle un souverainisme démocratique européen ; c’est-à-dire la perspective pour les Européens de se reconnaître dans l’action menée par une puissance publique supplémentaire et commune, mieux dimensionnée pour promouvoir une identité politique, un territoire, une armée européenne, la valeur de l’esprit européen, à travers le développement des sciences et de l’innovation, et donc aussi de l’énergie et de l’industrie que cela requiert… Ce souverainisme-là est dans l’attente d’une réponse politique.

Le Covid puis la guerre ont remis sur la table les questions de souveraineté industrielle et énergétique. Les idées souverainistes n’ont-elles pas plutôt infusé les différentes formations politiques, y compris celles résolument pro-UE?

Je l’interprète différemment. Les domaines énergétique, sanitaire, agricole ou industriel mettent à l’épreuve les limites de l’État, et il n’y a pas de souveraineté sans puissance. L’Europe a besoin de puissance, comme les nations d’ailleurs. C’est aussi en ce sens que les souverainistes d’hier sont en difficulté dans le monde d’aujourd’hui, y compris sur le plan financier. Cela vaut plus pour certains États européens que pour d’autres, mais un endettement public hors de contrôle annihile toute prétention à la souveraineté. La souveraineté, c’est un mot sans contenu s’il n’est pas adossé à une grande puissance, c’est-à-dire aussi à la capacité d’être craint. Les Européens le pressentent en appelant de leurs vœux la création d’une armée commune, supplémentaire.

In fine, peut-on lire cette étude comme un plébiscite du post-populisme incarné par Giorgia Meloni, un nouveau paradigme politique conservateur sur les questions sociétales, notamment sur l’immigration, libérale sur les questions économiques, et atlantiste et proeuropéen en géopolitique?

On pourra parler de post-populisme quand deux conditions seront remplies: d’une part, lorsque l’on observera que l’accès des partis populistes aux fonctions de gouvernement résulte de leur conversion durable à l’idée européenne et, d’autre part, lorsque l’on observera que les partis traditionnels, de droite et de gauche, qui gouvernent depuis des décennies, auront renoncé à convaincre les Européens de vivre sans une puissance publique capable et responsable, sans la protection de leurs frontières, sans la garantie de leur sécurité, de leur identité politique. Je m’étonne que de telles évidences ne fassent toujours pas une politique.

Sur le plan politique, il est devenu inutile de chercher à évaluer le poids d’une opinion européenne comparativement à celui d’une opinion nationaliste comme on l’a fait pendant la longue phase de «construction» de l’UE. Dans leur très grande majorité, les Européens estiment que pour exister à l’âge de la globalisation, il faut disposer d’une puissance publique européenne. Au XXIe siècle, au regard des peuples d’Europe, loin d’apparaître comme une menace pour leurs nations, l’Union européenne est devenue la condition de leur perpétuation.

Retrouvez l’entretien sur lefigaro.fr

Dominique Reynié, Les Européens abandonnés au populisme, Fondation pour l’innovation politique, 2024

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