Équilibres et mérites de la loi qui encadre la liberté d'expression en France
Introduction
Une grande loi républicaine qui met en œuvre le schéma de responsabilité de l’article 11 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen
Une loi qui pose un cadre juridique clos
Une loi qui fait de l’acte de publicité le fondement de la responsabilité
Une loi qui a été polie par la jurisprudence et par les réformes législatives
Une loi qui s’est lovée dans les principes de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’Hommes (CEDH)
Une loi qui n’ignore pas la liberté de conscience des journalistes, ni le respect du pluralisme ni l’effectivité de la concurrence
Conclusion
Résumé
La loi sur la presse de 1881 est une des grandes lois qui ont fondé la République.
C’est un texte libéral qui met en œuvre le principe de liberté posé par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, en enfermant très strictement les exceptions et restrictions à l’exercice de cette liberté. Elle a pour vocation d’encadrer toutes les manifestations de l’expression publique des pensées, opinions et informations.
Elle pose un régime de responsabilité pénale qui fait de l’acte de publicité le fondement de cette responsabilité. C’est la raison pour laquelle c’est d’abord le directeur de la publication qui doit répondre des éventuelles fautes délictuelles commises par son journal.
Les règles qu’elle a instituées en 1881 ne visaient que les écrits publics (livres, affiches, journaux). Pour autant, elles se sont naturellement appliquées aux nouveaux modes de diffusion qui ont émergé depuis (radio, cinéma, télévision, internet et réseaux sociaux). Elle a, pour ce faire, été régulièrement toilettée par le législateur qui, le plus souvent, y a ajouté des incriminations nouvelles. Elle s’est aussi enrichie d’une jurisprudence importante qui vient la compléter ou préciser ses conditions de mise en œuvre.
La loi sur la presse a surtout passé le test de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, dont elle a intégré les principes.
Ce faisant, la loi de 1881 connait une application prévisible par le juge. Ce qui est précieux dans un domaine essentiel à la vie de la cité, alors que, par essence, c’est une matière où l’émotion, les idéologies et les préjugés sont les écueils d’une justice sereine.
À l’heure où un règlement européen sur la liberté des médias entend unifier l’ensemble des règles applicables aux pays de l’Union, il ne faudrait pas que sa mise en application mette en péril les grands équilibres instaurés par la loi de 1881. Ce serait une perte immense.
Basile Ader,
Avocat, associé au cabinet August Debouzy, ancien Vice-Bâtonnier du barreau de Paris, Directeur de rédaction de Légipresse (Lefbvre Dalloz), enseignant à l’EFB et à l’école de journalistes (IPJ).
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Introduction
En France, la loi qui encadre et protège la liberté d’expression est très libérale. Elle est gouvernée principalement par une loi vieille de presque cent-cinquante ans qui a été polie par les âges et la jurisprudence depuis qu’elle fut instituée. C’est la loi du 29 juillet 1881, dite « loi sur la liberté de la presse ». Mais le projet de règlement européen sur la liberté des médias (European Media Freedom Act) a pour objectif de proposer des mesures de sauvegarde communes à l’ensemble des membres de l’Union. Ce règlement, qui vise à protéger l’indépendance et le pluralisme des médias, comporte un important exposé des motifs, puis toute une série de propositions contenues en 28 articles1. La mise en œuvre immédiate de ce règlement risque de mettre en péril les grands équilibres institués par notre loi de 1881 et celles qui lui ont succédé et qui l’ont complétée, avec lesquelles elle forme un tout cohérent.
Parmi les mesures proposées dans le projet européen, une disposition (Art. 6 §2) prévoit de réserver la responsabilité éditoriale aux « chefs de rédaction », c’est-à-dire aux directeurs de rédaction ou rédacteurs en chef, selon les publications. Un autre article (Art. 8) impose que soit institué un comité européen pour les services des médias, qui aurait pour mission de réguler, non seulement l’audiovisuel ou le numérique, mais également la presse écrite. Le projet (à son article 17) prévoit en outre que les grandes plateformes pourront, selon certaines conditions, supprimer d’autorité des contenus considérés comme litigieux ou ne se conformant pas à leurs conditions générales. Enfin, il entend (à son article 21) instituer des règles particulières visant à assurer la concurrence en réglementant certaines concentrations, et ce, afin de préserver et garantir le pluralisme des médias.
Cette ingérence du législateur européen est inédite. Le secteur des médias relève traditionnellement de la compétence propre à chaque État membre, en vertu du principe du subsidiarité. Ce règlement va, ce faisant, bouleverser nécessairement les législations internes.
À l’heure où l’édifice qui assure efficacement la liberté d’expression et le droit à l’information en France, depuis qu’elle est une république démocratique, pourrait ainsi être ébranlé, il n’est pas inutile de rappeler les grandes caractéristiques et les mérites de la législation française.
Une grande loi républicaine qui met en œuvre le schéma de responsabilité de l’article 11 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen
Le principe de la liberté d’expression est né au siècle des Lumières. Il procède de l’affirmation des droits de l’individu face au pouvoir royal. Voltaire affirma dès 1765, dans Questions sur les Miracles, que la liberté de la presse « est la base de toutes les autres libertés ». Cette idée selon laquelle la liberté d’expression est non seulement une des libertés fondamentales de la personne humaine, mais plus, celle qui protège les autres libertés, se retrouve directement dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) du 26 aout 1789. C’est Mirabeau, qui, alors président du Comité des cinq, fut l’auteur de la formule qu’adopta l’Assemblée constituante : « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». L’affirmation selon laquelle il s’agit d’un « des droits les plus précieux » correspond précisément au fait qu’il garantit les autres. À cet égard, il peut être considéré comme le plus important de la liste.
L’article 11 est le premier dans l’histoire à proclamer l’abolition de la censure, qui fut jusqu’alors toujours la règle. Elle permettait au pouvoir d’interdire la publication des livres ou des journaux en les soumettant à un régime d’autorisation préalable. C’est la distinction fondamentale entre les régimes politiques libéraux qui n’instaurent qu’une obligation de déclaration préalable, et ceux, autoritaires, qui contrôlent l’espace public par un régime d’autorisation préalable. Ce sont les Lumières qui ont compris que le progrès et l’épanouissement des civilisations reposaient sur le principe de liberté. Condorcet l’a exprimé mieux que personne, dans ses Cinq mémoires sur l’instruction publique (1791), en énonçant que : « c’est par la découverte successive des vérités de tous les ordres que les nations civilisées ont échappé à la barbarie et à tous les maux qui suivent l’ignorance et les préjugés ». On retrouvera cette idée que la liberté d’expression garantit l’épanouissement des peuples, dans la jurisprudence de la Cour européenne, dès son premier arrêt rendu en la matière (affaire Handyside c. Royaume Uni, du 7 décembre 1976) qui a, à son tour, affirmé que : « La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun ».
Mais les révolutionnaires de 1789 sont allés au-delà de la seule affirmation du régime de liberté, ils ont instauré, à cet article 11, la mécanique fondamentale protégeant cette liberté. Cette mécanique pose deux conditions juridiques à la possibilité, par exceptions, de restreindre la liberté, laquelle est donc le principe.
La première condition est qu’il faut que la restriction à l’exercice de la liberté soit « prévue par la loi ». Il s’agit du principe de légalité des peines et des lois que Cesare Beccaria avait théorisé pour la responsabilité pénale : pas de peine sans loi. C’est le principe qui interdit de punir sans qu’une loi ait prévu précisément que tel comportement était interdit et pouvait justifier une condamnation. Ce principe de légalité se double de celui de « l’interprétation stricte de la loi pénale ». Ces exigences de légalité et d’interprétation stricte sont ainsi imposées par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ce cadre offre un certain confort au juge saisi d’une difficulté liée à un acte de publication. Il lui suffit de vérifier si la faute qu’on lui soumet figure bien dans le catalogue que pose la loi. Or, la loi en la matière, c’est principalement celle du 29 juillet 1881. Certes, elle n’a été promulguée que près d’un siècle plus tard, mais c’est le temps de gestation qu’il a fallu pour que les libertés proclamées en 1789 trouvent une application effective et pérenne, en l’occurrence à partir de l’institution de la IIIe république. C’est à ce titre que la loi de 1881 figure parmi les grandes lois républicaines, celles qui ont un lien intime et structurel avec notre histoire républicaine.
L’autre condition posée par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est que seuls « les abus » de liberté peuvent être sanctionnés. C’est une condition de fond, et non plus de forme qui contraint le législateur à ne poser comme fautes, dans la loi, que les « abus ».
L’abus de droit est une notion classique qui peut être définie comme l’usage détourné d’un droit, qui devient abusif parce qu’il est usé dans une intention contraire à celle pour laquelle il a été posé. Il en est ainsi lorsqu’on abuse d’un droit dans une intention de nuire à autrui. On doit comprendre de cette deuxième condition que l’exercice de la liberté d’expression est abusif uniquement lorsqu’il est détourné de sa finalité, qui est celle d’exprimer publiquement des idées et des opinions, ou d’informer sur des faits qui se sont déroulés.
À ces deux conditions, l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, à laquelle la France souscrira en 1950, viendra ajouter la condition de « but légitime » qui peuvent seuls justifier les restrictions, sanctions, ou conditions. Comme on le verra plus loin, ces buts légitimes sont limitativement énumérés. Ils visent à voir protéger des droits d’égale valeur, comme les droits des individus, comme leur vie privée ou leur réputation, l’autorité de la justice, la sécurité nationale, l’ordre et la prévention du crime ou la morale.
Ce n’est donc pas dès 1789 que la loi a effectivement consacré la liberté d’expression. Laquelle fut, de fait, très vite oubliée, même si journaux et autres libels ont eu un essor considérable au moment de la Révolution française. Elle fut supprimée dès 1793, par « la loi des suspects », puis par la loi du 10 juin 1794 (22 prairial) qui permettait de punir de mort tous « les ennemis de la liberté ». Ensuite, les lois napoléoniennes ont considérablement enserré cette liberté par un régime d’autorisation préalable. Il fallut attendre la loi de juin 1819, dite loi Serre, pour voir supprimée la censure. Les ordonnances de Charles X de 1830 qui la rétablit déclencha les journées insurrectionnelles de juillet 1830, dites des Trois Glorieuses. À nouveau proclamée en 1848, la liberté de la presse fut aussitôt supprimée par le Second Empire, pour ne voir son complet et définitif (si l’on met de côté la France de Vichy pendant l’Occupation de la Seconde Guerre mondiale) avènement avec la loi de 1881.
La loi du 29 juillet 1881 fut votée après plus de six mois de discussion entre les deux chambres, et un rapport fondamental du député Eugène Lisbonne à l’Assemblée nationale. Elle met donc en œuvre directement les principes posés à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, lequel a valeur constitutionnelle, puisqu’il fait partie du préambule de la Constitution de 1946, auquel renvoie expressément celui de la Constitution de 1958 instituant la Ve République. Dans l’esprit de ses auteurs, la loi de 1881 devait être un véritable code de la presse.
Une loi qui pose un cadre juridique clos
Jean Carbonnier, « Le silence et la gloire », Dalloz, 1951, p.119-122.
Le rapporteur Eugène Lisbonne convainquit les parlementaires de la nécessité de l’instauration d’un droit spécial de la presse, c’est-à-dire dérogatoire au droit commun. Il fit adopter une loi qui comporte trois parties. La première partie pose le statut des entreprises de presse. La deuxième recense la liste les « délits de presse » en fixant leurs sanctions. La dernière partie instaure des règles de procédure spéciales au procès de presse.
Ces règles de procédure poursuivent, elles-mêmes, un triple objectif : respecter, tout d’abord les droits de la défense, en imposant que la poursuite soit particulièrement précise et étayée. La loi impose ensuite un procès rapide, encadré par des prescriptions courtes. Celle qui contraint les parties d’engager les poursuites dans les trois mois de la publication, estimant que passé ce délai, les préjudices disparaissent, le journal du lendemain chassant les nouvelles de la veille. Celle, en outre, qui faisait obligation au juge de statuer dans les trente jours de la première audience à laquelle cette affaire viendrait devant lui. Ce dernier délai n’a plus été considéré, par la Cour de cassation, comme d’ordre public à partir de 1954, les juges n’ayant plus alors les moyens de statuer dans de tels délais. Mais les autres prescriptions sont restées applicables. Le dernier particularisme du procès de presse tient à sa nature accusatoire, qui est, elle aussi, une exception au régime de droit commun de la procédure pénale française, laquelle est traditionnellement de nature inquisitoire, en faisant du juge d’instruction, dans le secret du même nom, le dépositaire fondamental de la procédure. Au contraire, et par exception, la loi de 1881 réserve l’ensemble des débats sur le fond du procès de presse à la juridiction de jugement, c’est- à-dire à un examen public et contradictoire. C’est uniquement devant le tribunal que l’on peut valablement faire valoir ses preuves, faire entendre ses témoins, et débattre du caractère constitutif ou non des infractions poursuivies. C’est à ce titre qu’un procès de presse ressemble beaucoup aux procès des systèmes de Common Law, où les débats sont occupés par la cross examination de l’accusation et de la défense, où le juge n’est plus qu’un arbitre.
La loi de 1881 est donc une loi qui instaure une responsabilité pénale. Celle-ci se distingue de la responsabilité civile dont le déclencheur est l’existence du préjudice. L’existence d’un préjudice causé par un acte de publication ne suffit pas à engager la responsabilité en matière de presse. Il faut, comme on l’a vu, le non-respect d’une disposition légale préétablie. Cette pénalisation des infractions de presse se justifie également par le trouble à l’ordre public qui peut être causé par la publication litigieuse ; ce qui permet au ministère public de s’inviter dans les débats et réclamer une condamnation. C’est à ce titre que ceux qui ne respectent pas les principes posés par la loi, encourent non seulement de devoir réparer le préjudice qu’ils ont causé, mais d’être également contraints de payer une amende au Trésor Public.
Ce principe de spécialité fait, qu’en vertu du principe lex specialis derogat legi generali, le droit commun est écarté, sauf lorsqu’il a une fonction complétive. La loi spéciale s’impose à la loi générale. Le doyen Jean Carbonnier, dans une chronique restée célèbre « Le silence et la gloire2 », à propos de la question de savoir si on peut sanctionner un historien de ne pas révéler dans toute sa plénitude des faits historiques, s’était demandé si la loi de 1881 n’était pas « un système juridique clos se suffisant à lui- même et arbitrant une fois pour toutes les intérêts en présence ». En réalité, comme nous le verrons, le législateur est venu compléter, soit en les incluant dans la loi de 1881, soit à l’extérieur, les insuffisances de cette dernière. Pour autant, il est acquis comme principe, notamment posé par deux arrêts de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 12 juillet 2000 que « les abus de la liberté d’expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur le fondement de l’article 1382 du code civil » (article 1382 devenu l’article 1240 depuis la nouvelle codification).
Une loi qui fait de l’acte de publicité le fondement de la responsabilité
C’est « la publicité qui fait la loi » selon la formule traditionnelle posée par la doctrine3. C’est en effet l’acte de rendre un message public qui cause, ou non, préjudice et qui constitue la faute. Pour cette raison, par une fiction juridique, on fait du directeur de la publication, l’auteur principal des infractions de presse car lui seul est responsable de l’acte de publier. Quand bien même ce ne serait pas lui, le plus souvent, qui aurait écrit l’article litigieux, qu’il n’aurait même pas contrôlé, ni validé, il en serait le premier responsable. Si l’article comportait une diffamation, injure ou autre délit de presse, il serait souvent le seul à être poursuivi. Il n’y a aucune obligation de poursuivre l’auteur de l’article. De fait, dans les procédures de presse, les directeurs de publications sont le plus souvent poursuivis sans que les journalistes auteurs des articles ne le soient à leurs côtés. La raison est que l’auteur n’est pas toujours connu ; et surtout, elle tient aux exigences de la procédure. La loi impose en effet, pour que les poursuites contre les journalistes soient valablement engagées, qu’ils soient cités par la remise de l’acte d’huissier à leur personne, or ils sont rarement à leur rédaction, ou à leurs domiciles personnels, lesquels sont rarement connus. Tout le reste de la chaîne éditoriale (qui va du directeur de la rédaction ou rédacteur en chef, aux secrétaires de la rédaction, aux titreurs, aux correcteurs, etc.) n’est pas concerné et n’a jamais à répondre devant les tribunaux de ce qui est écrit dans le journal.
Cela a deux conséquences. La première est que chaque journal, écrit périodique, média audiovisuel ou électronique doit avoir un directeur de la publication, dont il doit afficher le nom dans la publication ; et ce, dans « l’ours4 ». La loi y impose de faire connaître non seulement le nom du représentant de la société qui est directeur de la publication, mais également le nom des principaux actionnaires, le nom de l’imprimeur, le numéro de dépôt légal etc.
L’autre conséquence tient au fait que c’est nécessairement une personne physique qui est responsable. Il n’y a pas, en la matière, de responsabilité des personnes morales. Et cette personne physique est obligatoirement le représentant légal de la société d’édition (président de société, gérant de SARL, président d’association, représentant légal d’un établissement administratif etc.). À la différence du droit commun, la loi de 1881 n’autorise pas de délégation de responsabilité. Ainsi le propriétaire du journal est-il nécessairement le responsable de ce qui y est écrit. C’est à la fois une garantie de transparence et une règle de responsabilité.
La portée juridique fondamentale de ce particularisme de la loi fait que le directeur de la publication a le dernier mot sur ce qui est publié, puisqu’il en est responsable. La jurisprudence reconnaît même que ce droit est « discrétionnaire » ; ce qui veut dire que le directeur de publication n’a pas à justifier des raisons d’un refus de publication ; et cela vaut pour la partie éditoriale comme pour la partie publicitaire du journal.
Cette règle est, ce faisant, la reconnaissance du droit de l’entrepreneur. La loi de 1881 est en effet une loi libérale, également sur le plan économique. Elle reconnaît à l’entrepreneur qui investit, rémunère et salarie les contributeurs du journal, un droit de propriété. Ce droit se manifeste par la liberté qui lui est laissée, même s’il ne fait pas partie de l’équipe éditoriale – ce qui arrive dans tous les grands journaux – de décider de publier ou de ne pas publier les informations, articles et autres images et illustrations qui sont proposés par sa rédaction. Les journalistes n’ont pas, à cet égard, les attributs habituels des auteurs que sont le droit de divulgation et le droit au respect de l’œuvre. Il n’y a pas lieu à indemniser un journaliste qui verrait son article finalement non publié, ou modifié, amputé, complété, ou tronqué.
La dernière incidence qu’entraîne le fait que la loi de 1881 est une loi qui encadre en réalité le droit de publication est qu’elle s’est rendue immédiatement applicable à tous les nouveaux modes de diffusion publique que l’histoire a vu naître depuis son avènement. La loi fut votée alors que n’existaient que la presse écrite, les livres, l’affichage et tous les discours publics. Elle a été appliquée par les juges, sans qu’il soit nécessaire de la modifier, aux nouvelles techniques de communication qui se sont invitées successivement : le cinéma, la radio, la télévision, et, enfin, internet et les réseaux sociaux. Il suffit de constater que le message est rendu accessible à des personnes qui ne sont pas liées entre elles par une « communauté d’intérêts » au sens où la jurisprudence l’a défini – c’est-à-dire des personnes appartenant à une même famille, entreprise, administration – pour dire qu’il a donc un caractère public et tomber sous le coup de la loi du 29 juillet 1881.
Enfin, ce principe de responsabilité tenant à la publication a amené le législateur à prévoir pour la presse écrite, ce qu’on appelle « la cascade de responsabilité ». Cette cascade est posée à l’article 42 de la loi du 29 juillet 1881. Elle impose que c’est l’éditeur, représenté par le directeur de la publication qui est le premier responsable. Et, s’il n’existe pas ou s’il demeure inconnu, c’est l’imprimeur qui devient responsable. C’est pour cette raison que l’ours doit également porter le nom de l’imprimeur. Et, si l’imprimeur reste lui-même anonyme – ce qui se rencontre en particulier pour des écrits diffusés sous le manteau, en particulier pour les tracts en périodes électorales – c’est le colporteur ou distributeur qui est responsable. Ce faisant, si un colporteur ne veut pas figurer comme premier responsable de ce qui est écrit dans l’écrit distribué, il doit s’assurer qu’y figure bien un nom d’imprimeur. Il est ainsi couvert de toute responsabilité. Si l’imprimeur ne veut pas lui-même supporter une telle responsabilité, il doit assurer que l’écrit qu’il a imprimé mentionne bien une société d’édition, avec, à sa tête, une personne physique et qui sera de droit le directeur de publication.
Cette obligation de responsabilité en cascade qui assure à toute personne mise en cause dans l’écrit, l’assurance qu’il pourra se retourner contre un responsable et lui demander raison, a été mise en place pour les nouveaux médias. C’est ainsi que les services de radio et de télévision ont aussi l’obligation d’avoir un directeur de publication. Il en est de même pour les publications sur internet pour lesquelles – s’agissant des blogs, sites et interventions sur les réseaux sociaux – il n’est pas rare que les messages soient anonymes. La loi prévoit alors la possibilité de se retourner contre un autre responsable. C’est ainsi qu’à défaut d’éditeur ou de directeur de publication, il est possible de se retourner contre la société d’hébergement, c’est-à-dire celle qui stocke le message ou le site. La loi rend les hébergeurs responsables dès lors que leur ont été notifié le caractère illicite des contenus contestés, et qu’ils ont décidé de les laisser en ligne. Pour les cas où l’hébergeur ne serait ni connu ni accessible à des poursuites devant des juridictions françaises en application de la loi française, la loi autorise enfin le plaignant à se retourner vers le fournisseur d’accès. Celui-ci est donc, comme le colporteur pour l’écrit imprimé, celui vers lequel on peut se retourner en toute fin de course. La loi peut ainsi les contraindre à devoir prendre toutes les mesures techniques de blocage d’accès vers un site internet. La mise en place de ces responsabilités sur internet qui datent du début des années 2000, et qui ont fait l’objet d’une directive européenne, sont ainsi d’inspiration directe de la cascade de responsabilité de la loi sur la presse de 1881.
La loi de 1881 est donc une loi libérale prise en application d’une norme constitutionnelle tirée de la DDHC, elle pose un droit spécial où la responsabilité est de nature pénale et s’applique pour tous les modes de diffusion publique de la pensée. Ce faisant, elle a été éprouvée par les âges.
Une loi qui a été polie par la jurisprudence et par les réformes législatives
À certains égards la loi de 1881 ressemble à la tour Eiffel. Elle est centrale, monumentale et fondamentale. Mais comme la tour Eiffel, il n’y a plus beaucoup de morceaux d’époque. Sa numérotation témoigne d’ailleurs des successives refontes et modifications législatives : aux articles bis, ter, quater, ont succédé les alinéas 1, 2, 3, puis les articles 13-1, 13-2, 13-3, le législateur ne faisant pas de grands efforts pour respecter les nomenclatures préalables et conserver une harmonie et une cohérence d’ensemble. Mais cela montre qu’elle est le réceptacle naturel de toute modification légale touchant à la liberté d’expression comme le serait un code de la presse ou un code de la communication.
La loi a ainsi été complétée régulièrement. Son régime de procédure qui faisait des infractions les plus graves des crimes (comme l’étaient pas exemple les diffamations contre les élus, les administrations ou les fonctionnaires publics ; ce qui avait valu à Émile Zola de comparaitre devant une cour d’assises à la suite de la publication de son « J’accuse » remettant en question la condamnation de Dreyfus) a été largement modifié en 1945, au sortir de la guerre. L’ordonnance de 1945 a ouvert plus largement le droit pour les journalistes de faire la preuve de la vérité des imputations qualifiées de diffamatoires par ceux qui les poursuivent. Le droit de faire la preuve était limité jusqu’alors aux seules diffamations contre les élus et fonctionnaires publics. Elle était interdite s’agissant des simples particuliers.
Le législateur a en outre introduit un certain nombre d’interdictions de publication, en particulier pour protéger l’anonymat des mineurs, des victimes d’agressions sexuelles ou de viols, de certains fonctionnaires de police et de gendarmerie, pour interdire les images portant atteinte à leur dignité des victimes d’infractions ou la diffusion d’images de procès, qu’il s’agisse de photographies ou de reportages audiovisuels. Il a, dans le même temps, supprimé certaines infractions, comme les outrages ou les offenses vers des chefs d’États étrangers ou vers le président de la République.
Lorsqu’il s’est agi d’instaurer dans la loi Pleven de juillet 1972 des infractions particulières liées aux discours racistes et discriminatoires, législation qui a été complétée par la loi Gayssot de 1990 punissant le délit de négationnisme, puis par la loi de 2007 incriminant les autres propos discriminatoires à l’égard de l’orientation sexuelle, du sexe ou du handicap, c’est naturellement au sein de la loi de 1881 que les règles nouvelles ont été incorporées. Se pose régulièrement la question de savoir s’il n’y a pas lieu d’extraire de la loi de 1881 ces infractions particulières, pour en rendre la poursuite et la répression plus facile. À ce jour, il a paru toujours sage, pour le législateur, de les laisser dans la loi de 1881. Il s’agit toujours « d’abus de la liberté d’expression » qui doivent bénéficier du même examen par le juge que celui des autres infractions de la loi de 1881 qui, comme on l’a vu, offre les meilleures garanties pour faire le tri entre l’information licite et le message de haine ou de racisme. Hors de cette loi, le procès des caricatures de Mahomet parues dans le journal Charlie Hebdo ne se serait pas déroulé avec toutes les garanties qu’il a offertes en 2006 dans un procès qui a paru exemplaire à tout le monde, même si le jugement peut être contesté. Laisser ces infractions dans la loi de 1881 est aussi l’avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) rendu le 12 février 2015.
La dernière loi qui a modifié la loi de 1881 est la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté de janvier 2017 qui a notamment étendu la notion de crime contre l’humanité aux autres crimes que celui commis par les forces de l’Axe pendant la Deuxième Guerre mondiale, ou qui a simplifié les règles de poursuites des infractions les plus graves.
Et si ont été instituées, à côté des modifications internes à la loi de 1881, des lois qui sont venues la compléter, elles n’ignorent pas les règles spéciales du régime de responsabilité qu’elle pose. Il en est ainsi des atteintes à l’intimité de la vie privée ou des provocations au suicide instaurées dans le code pénal, des « présentations sous un jour favorable » de toute infraction liée à l’usage et au trafic de stupéfiants dans le code de la santé publique. Et même lorsque des lois sont purement civiles, sans créer d’infractions pénales, comme la loi de 1993 sur la protection de la présomption d’innocence, elles se sont rattachées au jeu de la loi de 1881, notamment sur le terrain de la prescription.
Cet enrichissement demeure ininterrompu. Il se trouve complété par une jurisprudence abondante qui est le résultat du contentieux très important que connaissent les juridictions françaises sur le fondement de la loi sur la presse.
Le juge judiciaire, à cet égard, occupe la place de premier déontologue des journalistes. C’est un fait important et qui diverge de nombreux pays européens, notamment les pays nordiques ou la Suisse, qui connaissent des obligations de nature déontologique posées par la loi et sanctionnées par des conseils de déontologie. De tels textes qui viendraient s’ajouter à ce que la loi prévoit n’ont jamais pu exister en France. Toutes les tentatives de mettre en place un code de déontologie des journalistes à valeur normative ont toujours été rejetées, tant par les éditeurs que par les journalistes. Ceux-ci sont les premiers dépositaires de la liberté d’expression. Ils ne veulent répondre de leurs fautes éventuelles que devant la loi.
Or, le juge, depuis qu’il est saisi de l’application de la loi de 1881, a rendu un nombre considérable de décisions qui sont venues la compléter. Il en est ainsi, par exemple, de la notion de bonne foi du journaliste en matière de diffamation qui est ignorée dans la loi et qui pourtant arbitre, sur le fond, 85% des affaires de diffamation. La bonne foi du journaliste est l’appréciation que fait le juge de l’intention coupable du prévenu. S’il n’a pu contester le caractère diffamatoire des imputations qu’on lui reproche d’avoir publié, ni prouver la vérité des faits objets de celles-ci – vérité qui est d’ailleurs très difficile à apporter car le juge attend une vérité certaine parce que judiciaire – il ne peut se défendre qu’en invoquant sa bonne foi. La jurisprudence traditionnelle, suivant à ce titre les anciennes préconisations du code Barbier susvisé, impose au journaliste qu’il prouve qu’il poursuivait un intérêt légitime et qu’il n’était pas mû par une animosité personnelle à l’endroit de la personne en cause, et n’entendait que faire son métier d’informer. Les deux derniers éléments constitutifs de la bonne foi, lui imposent en outre d’établir qu’il est resté prudent dans cette mise en cause, et qu’il a réalisé une enquête au terme de laquelle il a effectué toutes les vérifications possibles du sérieux de l’information.
Les juges font traditionnellement à cette occasion, une pesée entre la prudence et la qualité de la preuve. Plus le journal est en mesure de prouver que ce qu’il a dit est vrai, plus il peut être affirmatif. À l’inverse, celui qui n’a pas pu, malgré tous ses efforts, obtenir que des éléments de présomption et des suppositions, doit être resté particulièrement prudent et, à cet égard, avoir usé du mode conditionnel. Examinant ces quatre composantes de la bonne foi, le juge est invité à effectuer un travail très intrusif, tant sur les intentions que sur la rigueur intellectuelle du journaliste. La bonne foi s’est ensuite déclinée selon les modes d’expression, avec plus d’exigences pour le journaliste d’investigation que pour le commentateur, l’humoriste ou le simple témoin de faits, avec des casuistiques qui s’enrichissent tous les ans.
C’est ainsi une autre grande richesse de la loi de 1881 que d’avoir autorisé le juge à compléter en les précisant ses dispositions. Il est symptomatique à cet égard que la Cour de cassation qui n’est traditionnellement que le juge du droit, et qui s’en remet à l’appréciation des tribunaux et cours d’appel pour ce qui est du fond, ait toujours considéré, en cette matière, qu’il fallait qu’elle contrôle le fond. Cette jurisprudence traditionnelle sur la bonne foi a évolué à l’aune de la jurisprudence de la Cour européenne. Le juge a substitué, depuis quelques années, à ces quatre critères, deux conditions qui sont pivots pour la Cour de Strasbourg. Il s’agit d’une part de « l’intérêt général » attaché à l’information litigieuse, et d’autre part de « la base factuelle » sur laquelle repose l’information apportée par le journal. Ce qui amène à reconnaître à cette loi de 1881 une autre qualité. Elle s’est aujourd’hui totalement conformée au droit supranational tiré de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.
Une loi qui s’est lovée dans les principes de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’Hommes (CEDH)
Les procédures-bâillons, ou SLAPP (Strategic Lawsuits Against Public Participation), sont des procédures judiciaires intentées contre des journalistes, des associations ou encore des militants. Sans fondement réel, ces procédures visent principalement à intimider et limiter la liberté d’expression en impliquant les défendeurs dans un contentieux long et coûteux.
Loin de bouleverser les équilibres, qui s’étaient donc imposés depuis près d’un siècle, la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, rendue au visa de l’article 10 de la Convention a nourri et conforté la législation nationale. Cette jurisprudence est née à partir de la fin des années 1970. Et les premières condamnations de la France – forte de l’ouverture d’un recours individuel par la loi de 1982 – datent du début des années 1990. Elles furent alors invoquées par les plaideurs contraignant les juges a en tirer les conséquences en l’appliquant en droit interne. Ils furent aidés par la philosophie et l’architecture de l’article 10 de la CEDH qui ressemblent beaucoup à celles de l’article 11 de la DDHC.
Le premier alinéa de l’article 10 pose le principe de la liberté, en y incluant directement son corollaire qui est le droit à l’information du public. Et son deuxième alinéa impose que les restrictions, interdictions ou sanctions soient « prévues par la loi ». Cette exigence de prévisibilité est directement conforme à ce qu’avaient imposé les auteurs de la Déclaration de 1789, et sans doute inspirée par elle. La Convention y ajoute qu’il doit s’agir « de mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité, l’impartialité du pouvoir judiciaire ». C’est une condition supplémentaire car cela impose au législateur comme au juge de ne pouvoir restreindre la liberté d’expression seulement si cette restriction se situe strictement dans un des motifs ainsi énoncés. Mais il faut encore que celle-ci soit « nécessaire ». C’est l’examen de cette nécessité qui va amener le juge à prendre en compte la proportionnalité au cas par cas, entre les enjeux en présence. C’est ainsi que plus l’information est d’intérêt général et prépondérante, plus il doit être amené à ne restreindre celle-ci que dans les cas les plus extrêmes, par exemple lorsque l’information est fausse et délibérément diffusée en connaissance de sa fausseté, ou lorsqu’elle comporte des accusations d’une très grande gravité, dont la diffusion est particulièrement dommageable.
Une information est d’intérêt général notamment lorsqu’elle concerne des élus ou des personnalités publiques, lorsqu’elle touche à l’utilisation de l’argent public ou à des questions de santé ou de sécurité publique. De même, le juge a traditionnellement considéré que certains excès pouvaient être commis en matière de polémique syndicale ou politique, où, en quelque sorte, l’outrance et l’exagération sont la règle. Il l’a dit également pour les messages à caractère humoristique dont l’interprétation doit être faite au second degré, quel que soit leur caractère outrancier, voire grossier, le juge n’étant pas en la matière le « juge du bon goût ».
C’est également sur le terrain de la procédure que la loi de 1881 mérite d’être signalée comme se conformant parfaitement aux exigences de la Convention européenne en son article 6. Cet article 6 pose, pour que le procès soit considéré comme « équitable », un certain nombre de conditions. La première de ces conditions est celle de l’accès au juge. Il n’est pas contestable que la loi de 1881 laisse, dans le système français où la justice est très aisément accessible, un accès au juge particulièrement confortable (au point où celui-ci pourrait paraître trop accueillant aux « procédures-bâillons5 »). La deuxième règle est la publicité de la procédure. Comme on l’a sus-rappelé, la loi de 1881 offre un procès de nature accusatoire réservant l’examen des preuves à la juridiction de jugement, en consacrant l’oralité des échanges. À cet égard, la notion de publicité est particulièrement remplie. La troisième exigence du procès équitable est celle de la célérité. La loi de 1881 obéit à un mouvement d’horloger qui oblige à attaquer dans les trois mois, puis au défendeur à se défendre dans les dix jours, et au tribunal ensuite à statuer dans un temps court. Malheureusement l’exigence posée à l’article 54 par la loi, selon laquelle le juge doit se prononcer dans les trente jours de sa saisine est, comme qu’on l’a vu, le seul des délais que la Cour de cassation n’a pas considéré comme d’ordre public. Cette célérité serait pourtant de bon aloi à l’heure des réseaux sociaux, où il ne faudrait pas laisser des fausses accusations se propager comme elles peuvent l’être, en permettant au juge d’intervenir rapidement. L’exigence suivante du procès équitable est l’exercice des droits de la défense. En la matière, ils sont particulièrement respectés puisqu’à ses articles 50 et 53 la loi de 1881 impose à la partie poursuivante des formalités de précisions qui vont bien au-delà du droit commun.
Enfin, la dernière exigence tirée de l’application de l’article 6 de la CEDH qui complète le droit à l’accès au tribunal, est le droit à « un bon juge ». Il y a là aussi un particularisme du droit de la presse qui est le résultat de ses spécificités, ainsi que du caractère contradictoire et public des débats. Le juge qui doit trancher en la matière doit nécessairement être « bon ». Il doit trancher avec une infinie précaution, en ayant entendu toutes les parties et témoins et examiné leurs pièces, contradictoirement. On peut ainsi se féliciter que depuis plus d’une trentaine d’années, les grands tribunaux ont organisé en leur sein, en dehors de toute exigence textuelle, des chambres de la presse, où siègent des magistrats qui très vite sont rompus au particularisme du procès de presse, les affaires sont tranchées par « de bons juges ». Et on doit relever que ceux-ci, autant que les praticiens, qu’il s’agisse des avocats des journaux comme des victimes, des journalistes et des éditeurs, sont très attachés au maintien de la loi de 1881 et au fonctionnement qu’elle connaît depuis près de cent-cinquante ans. Il y a un unanimisme à cet égard – qui peut très facilement être documenté – qui mérite d’être relevé, et qui rejaillit d’ailleurs sur les bonnes relations qu’entretiennent avocats et magistrats en la matière ; ce qui n’est pas toujours la règle ailleurs.
Le juge est un bon juge, aussi et surtout parce que la loi l’enferme ainsi dans des infractions parfaitement prévisibles et dont les éléments constitutifs sont objectifs. Il est ainsi protégé contre ses propres indignations, préjugés et émotions. C’est un confort pour lui. Il lui suffit d’examiner si les conditions, par définition exceptionnelles, d’une restriction à la liberté d’exception sont ou non remplies. Laisser un juge statuer en vertu de définitions floues ou trop larges, comme cela peut être le cas pour la responsabilité civile – où peut être réparé « tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage » – le priverait de ce confort, et entamerait nécessairement cette exigence de prévisibilité.
L’exemple de la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, qui a sorti de la loi le délit « d’apologie d’actes de terrorisme » – alors qu’y figurent toujours les autres apologies, non moins graves, comme celle de crime contre l’humanité – en est une bonne illustration. Cette loi a, ce faisant, ouvert la possibilité à tout juge correctionnel, pas nécessairement formé à cette matière, de statuer en vertu de règles de procédures de droit commun, en particulier s’agissant de comparution immédiate. Or les tribunaux qui ont été saisis en vertu de ce texte, partout dans l’Hexagone, ont rendu des décisions totalement erratiques. Certains ont condamné des mineurs et des ivrognes à de la prison ferme, sans toutes les garanties posées par le système spécial de la loi de 1881. Le Défenseur des droits a rendu en 2017, un rapport sur un an d’application de cette loi, qui a dénoncé très fermement la justice injuste et imprévisible rendue en la matière6.
Une loi qui n’ignore pas la liberté de conscience des journalistes, ni le respect du pluralisme ni l’effectivité de la concurrence
Le règlement européen qui est en passe d’être intégré dans toutes les législations des pays de l’Union semble préoccupé par deux points particuliers qui sont la liberté laissée aux journalistes de travailler selon leur conscience, et d’autre part, le respect du pluralisme par des règles visant à limiter la concentration des médias. Ces deux impératifs sont déjà pris en compte dans la loi française depuis de nombreuses années.
S’agissant des journalistes, la loi Cressard de 1974 leur a reconnu des droits particuliers, au sein du code du travail, qui sont exorbitants du droit commun. Il en est ainsi de la clause de conscience et/ou de cession, qui autorise un journaliste à quitter une rédaction s’il lui est imposé d’écrire ou de taire des choses dans des conditions contraires à sa conscience (article L.761 du code du travail). Il peut alors démissionner, unilatéralement, et pour autant jouir des droits consécutifs à un licenciement, et ainsi profiter des indemnités légales de licenciement, y compris dans le régime très favorable lorsqu’il a plus de quinze années d’ancienneté. Une clause comparable, dite de cession, lui est reconnue lorsque le titre est cédé à un nouvel actionnaire, voire lorsque la société éditrice voit son actionnariat changer de plus de 50%. Quand bien même, un tel changement de propriétaire ou d’actionnariat ne modifierait en rien le contenu du journal pour lequel il travaille, ce journaliste serait en droit de démissionner tout en profitant de tous les droits d’un licenciement.
Une loi plus récente datant du 4 janvier 2010, a incorporé au sein même de la loi sur la presse, en l’occurrence à son article 2, le principe du droit des journalistes au secret de leurs sources. C’est un droit qui est protégé comme le premier apanage de « l’exercice de leur mission d’information du public ». Cet article donne une définition du journaliste professionnel et protège le secret de ses sources en toutes circonstances, en lui donnant l’autorisation de taire celles-ci y compris à son employeur. Ce droit est un autre attribut de la liberté de conscience des journalistes.
La loi du 14 novembre 2016 a conforté cette protection en ajoutant un article 2 bis dans la loi de 1881, qui dispose que, « tout journaliste (…) a le droit de refuser toute pression, de refuser de divulguer ses sources, de refuser de signer un article, une émission, une partie d’émission ou une contribution dont la forme ou le contenu aurait été modifié à son insu ou contre sa volonté. Il ne peut être contraint à accepter un acte contraire à sa conviction professionnelle, formée dans le respect de sa charte déontologique, de son entreprise ou de sa société éditrice ». En outre, son embauche doit entraîner pour la société éditrice qu’elle soit de presse écrite ou audiovisuelle, l’adhésion à une « charte déontologique », laquelle est rédigée conjointement par la direction et les représentants des journalistes. Or, cette charte a précisément pour visée expresse de « renforcer la liberté, l’indépendance, et le pluralisme des médias ».
Enfin, le respect du pluralisme résulte en premier lieu de l’existence du kiosque à journaux où l’offre éditoriale doit offrir la plus grande diversité politique. À cet égard le système d’une aide à la presse directe ou indirecte posée par le code des postes et télécommunications et le code général des impôts, sous le contrôle de la Commission paritaire des publications périodiques, en est le meilleur garant. Beaucoup de journaux, notamment d’opinion, ne survivent aujourd’hui que grâce à ce système d’aide et d’avantages indirects. Priver le propriétaire du journal du droit de décider en dernier ressort de ce qui est, ou non, publié dans le journal pourrait entraîner, à cet égard, des conséquences vis-à-vis du lectorat ou des annonceurs. C’est une nécessaire limite apportée à la liberté de la rédaction dans ses choix éditoriaux. La remettre en question pourrait ainsi avoir des incidences économiques et financières directes sur la survie même du titre, dont seul l’éditeur est comptable.
Quant au dispositif anti-concentration des médias, il est, de longue date, posé par la loi française. Il l’a été au sortir de la Deuxième Guerre mondiale par les ordonnances de 1944 qui ont posé pour la première fois des obligations de transparence sur l’actionnariat des journaux en obligeant à faire connaître au lecteur non seulement le nom de la société éditrice mais aussi des principaux actionnaires de cette dernière. Il a été renforcé par les lois dites Hersant de 1984, qui limitent, selon la nature de presse, la concentration des titres entre les mains d’un actionnaire ayant le contrôle sur le plan juridique de la société éditrice, à certains seuils établis en pourcentages de la diffusion globale. Ce dispositif a été complété par d’autres règles applicables aux médias audiovisuels, dont le respect est assuré par l’Arcom, le successeur du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). S’y ajoutent des normes – directement inspirées d’ailleurs par le droit européen – que contrôle l’Autorité de la concurrence, qui supposent l’autorisation de celle-ci dès lors que certaines sociétés entendent se regrouper. À ce titre, les décisions qui ont été prises par cette dernière dans le monde de l’édition ou de la télévision (rapprochement M6 et TF1) témoignent de la vigilance de ces différentes autorités administratives et du véto qu’elles peuvent opposer lorsqu’il pourrait en résulter un danger pour le pluralisme des médias.
Conclusion
Il résulte de cette présentation des mérites de la législation interne sur l’encadrement de la liberté d’expression en France, qu’elle est équilibrée et éprouvée par le temps et la jurisprudence. Méconnaître ces équilibres en imposant un texte univoque qui viendrait remettre en question un grand nombre de ces règles pourrait entraîner des conséquences juridiques et économiques qui, loin d’offrir des garanties, seraient plus préjudiciables que bénéfiques au pluralisme souhaité par la Commission, ce qui constituerait un paradoxe fâcheux. Les dispositions du projet européen qui prévoit de réserver la responsabilité éditoriale aux « chefs de rédaction » vient directement heurter la place centrale, comme premier responsable devant la loi, du directeur de publication. Elle entraînerait une redistribution totale des cartes car on concevrait mal que ce chef de rédaction qui aurait donc le dernier mot restât irresponsable. L’institution d’un « comité européen pour les services des médias », qui aurait pour mission de réguler la presse écrite de l’internet entre elle aussi en contradiction avec la tradition libérale française qui veut qu’un journaliste ne soit responsable que devant la loi.
La possibilité laissée aux grandes plateformes de supprimer d’autorité des contenus considérés comme litigieux ou ne se conformant pas à leurs conditions générales est évidemment directement contraire au principe de liberté qui veut que seul le juge, appliquant strictement la loi et au terme d’un procès contradictoire puisse avoir un tel pouvoir. C’est sinon ouvrir la porte à l’arbitraire. Enfin, comme il a été rappelé, il existe déjà en droit interne des règles particulières visant à assurer la concurrence et le pluralisme des médias. Au-delà de ces bouleversements, il est à craindre que l’uniformisation souhaitée ouvre une grande période de turbulences, voire d’incertitudes sur les règles applicables, ne serait-ce que parce que le droit européen ouvre la possibilité de poser des questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne et amener cette dernière à poser des principes directeurs nouveaux, qui risqueraient d’être fort éloignés de ceux mis sagement et lentement en place en application de la loi du 29 juillet 1881 et des lois qui l’on complétée.
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