Sommes-nous devenus numériquement inférieurs ?

Dominique Reynié | 17 mai 2016

Tribune de Dominique Reynié, parue dans Libération le 17 mai 2016, dans laquelle l’auteur prône la régulation du monopole des géants du Web.

Samedi 21 mai, Libération a organisé le Forum «qui gouverne Internet?», une journée pour débattre de la souveraineté à l’ère numérique.

Nos amis Britanniques s’apprêtent à voter pour ou contre leur sortie de l’Union européenne. Les tenants du «Brexit» affirment viser le retour à une souveraineté pleine et entière, dans le droit fil de ce courant «souverainiste» qui déborde la frontière gauche/droite et qui, sans être réductible au courant populiste, en est assurément l’une des composantes.

Le concept de souveraineté est un héritage de notre théologico-politique chrétien. Est souverain celui qui n’a pas de supérieur. Au regard d’une définition aussi simple et radicale, seul Dieu est capable de souveraineté. L’enjeu des théories politiques modernes, avec et autour de Jean Bodin, était de garantir l’État contre les aléas d’une fondation autre que politique, c’est-à-dire alors religieuse. Pour un Prince chrétien la formule du pouvoir parfait reposait sur une division du travail gouvernemental : à lui le corps des sujets, tenus dans les filets de son administration, à l’Église la surveillance de leurs âmes. Mais le conflit entre ces institutions était inévitable. Revendiquer la souveraineté du Prince est par définition blasphématoire, car seul Dieu n’a pas de supérieur et qu’une telle prétention récuse aussitôt l’obéissance à Dieu.

La théorie politique de la souveraineté implique un pouvoir d’État qui n’a pas de comptes à rendre. Elle a partie liée avec la raison d’État. C’est le sens de l’absolutisme royal. La souveraineté du Prince était dirigée contre des puissances matérielles capables de disputer le monopole de l’État : l’Église, les sujets et les nations voisines. La souveraineté est ainsi passée du vocabulaire religieux au vocabulaire politique.

Le pouvoir aux géants du Web?

La pensée d’aujourd’hui s’interroge trop peu sur la manière dont les géants du numérique peuvent redistribuer la souveraineté. Une nation, voisine ou lointaine ou l’Union européenne elle-même, n’ont pas les capacités de normalisation et d’enserrement du monde dont s’approchent Google, Apple ou Facebook. Après avoir équipé en outils de décision, d’action et de gestion les entreprises, les administrations, les armées, les centres de recherche, les centrales atomiques, les hôpitaux, les écoles, les journalistes, les institutions financières ou les organisations internationales, sans oublier toutes les Églises, après avoir matricé la globalisation, les géants du Web ont acquis un pouvoir sans précédent, sur les individus comme sur les ordres politiques et, pour ces derniers, d’autant plus qu’ils sont plus libéraux.

Aujourd’hui, il faut dire à quelles conditions une communauté politique peut conserver la maîtrise de son destin. Les enjeux du web participent d’une cosmopolitique contemporaine. Peut-être faut-il envisager le démantèlement des entreprises monopolistiques. A tout le moins, il faut réfléchir à une régulation. C’est aussi une question de rapport de forces. Pour les nations européennes, cela nous ramène au référendum britannique : better together!

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