État de droit et souveraineté populaire, la recherche du juste équilibre
Jean-Michel Lamy | 11 octobre 2023
En devenant un enjeu politique l'État de droit redevient une zone à défendre. Emmanuel Macron en est convaincu. Devant les sages du Conseil constitutionnel, le président de la République a inscrit les pistes de révision de la loi suprême dans le respect de l'équilibre délicat entre la voix du peuple et la force de nos droits fondamentaux. C'est un chemin de crête. Dans certaines circonstances, le balancier des actes de souveraineté populaire s'emballe trop vite contre l'État de droit. Dans le même temps, la capacité d'initiative des élus dans le champ juridictionnel doit être préservée.
Arbitrage politique des hautes juridictions
Il arrive que la jurisprudence des hautes juridictions s’apparente à de vrais arbitrages politiques. Et le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État étendent leurs domaines de compétence jusqu’à concurrencer les pouvoirs publics sur leur propre terrain. Sous couvert de question prioritaire de constitutionnalité (QPC), la première instance peut obliger à la réécriture des lois. Sous couvert d’environnement, la seconde peut carrément mettre au piquet des actes de gouvernement. Que chacun retrouve sa place légitime est un des enjeux collatéraux des changements constitutionnels promis par l’Élysée.
Le défi du juste équilibre entre des pouvoirs séparés est commun à toutes les démocraties du monde. En France, la question du contrôle de l’immigration illustre cette difficile dialectique. La suppression, par exemple, du droit au regroupement familial, réclamée par des groupes politiques, est contraire au corpus légal en vigueur. Au sein de l’espace européen, la Commission a lancé à l’encontre de la Pologne et de la Hongrie des procédures pour manquement au statut d’indépendance des juges. Juste avant la guerre terroriste contre Israël déclenchée par le Hamas, le gouvernement Binyamin Netanyahou était aux prises avec une grande partie de la population, hostile à sa volonté de renforcer le pouvoir des élus sur celui des magistrats de la Cour suprême. Aux États-Unis les nominations de juges à la Cour suprême par le président en poste à la Maison-Blanche orientent pour des décennies les débats de société.
C’est pourquoi les juristes français ont l’habitude de dire que l’on ne réforme la Constitution que d’une main tremblante. Ce qui revêt deux aspects. D’une part, la faculté de décider de modifier la Constitution appartient au président de la République, qui peut en user ou pas. D’autre part, il s’agit de suivre des procédures complexes avant que l’exécutif n’arrive à ses fins sur un projet de révision des articles. En ce qui concerne le Conseil d’État, les adaptations voulues par un exécutif sont a priori plus simples. Il suffit de changer la loi qu’applique l’institution pour juger des litiges relatifs aux actes des administrations.
On ne naît pas État de droit, on le devient
Le 65e anniversaire de la Constitution du 4 octobre 1958, jour pour jour, aura offert l’opportunité de quelques mises au point. D’emblée, Laurent Fabius, le président du Conseil constitutionnel, a rappelé que les décisions des Sages » ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles. Voilà l’État de droit en majesté. On ne naît pas État de droit, on le devient au fil des siècles ! Avec pour point d’aboutissement une situation où tous les pouvoirs de la maison France, Parlement compris, sont soumis au respect de la Constitution, et en particulier des droits et libertés clairement énoncés. » Un régime qui respecterait l’État de droit mais aurait perdu le sens de la souveraineté du peuple ne serait plus une république. Il pencherait vers un gouvernement juridictionnel.
Pas moins de 24 révisions ont apporté la preuve de la » stabilité adaptative de la Constitution. Depuis 2008, plus rien. Avant d’y toucher à nouveau, Emmanuel Macron multiplie les précautions. Devant les Sages, il souligne que la Constitution, fondamentalement démocratique, » donne au peuple et à ses représentants les moyens d’agir.
À la clé, deux mises en garde. La première : » un régime qui respecterait l’État de droit mais aurait perdu le sens de la souveraineté du peuple ne serait plus une république. Il pencherait vers un gouvernement juridictionnel. Le président évite le célèbre aphorisme du » gouvernement des juges ! Et de livrer le second avertissement : » à l’inverse, un gouvernement élu qui ne respecterait plus l’État de droit reviendrait à acquiescer [à] la tyrannie de la majorité, [à] la persécution des minorités, [à] l’oppression des oppositions. Cette souveraineté du peuple » s’enchâsse dans notre Europe avec des règles qui respectent l’identité constitutionnelle de la France, affirme Emmanuel Macron. Rien à voir avec la dépossession tant récupérée par les courants populistes ! Encore faudra-t-il le démontrer aux électeurs.
Par exemple à un électeur nommé Édouard Balladur. Dans une note de la Fondapol (Fondation pour l’innovation politique, un think tank), l’ancien Premier ministre dénonce une Union européenne qui, »sous couvert d’État de droit s’arroge de nombreuses compétences nationales. Et de suggérer d’y mettre fin par une série de référendums. Pour une partie de la classe politique, le feu non éteint de la perte de souveraineté à cause de Bruxelles couve sous la cendre. À quelques mois des élections de juin au Parlement européen, les justifications de la mécanique de l’État de droit doivent gagner en transparence. L’Union européenne tient encore debout, pas seulement par un marché intérieur et l’euro, mais aussi par des valeurs communes.
Un trop-plein de faux semblants
Sous cette ligne de flottaison se préparent les initiatives que le pouvoir politique veut faire passer. Le chef de l’État a mis en exergue l’extension du champ référendaire à des domaines de société qui échappent, aux termes de l’article 11, à la révision constitutionnelle. » Sans se soustraire aux règles de l’État de droit, prévient-il. Par ailleurs, l’Élysée est prêt à assouplir les conditions de mise en œuvre du référendum d’initiative partagée (RIP). Selon son calibrage, ce geste pourrait rapidement déboucher sur des solutions intenables économiquement. Nul ne peut ignorer que la » souveraineté populaire prend parfois le visage de la démagogie. » Au menu constitutionnel figurent aussi l’arrivée du droit à l’avortement, une nouvelle étape de la décentralisation, plus d’autonomie pour la Corse et le statut de la Nouvelle-Calédonie.
La vague réformatrice ne s’arrête pas là. Au menu constitutionnel figurent aussi l’arrivée du droit à l’avortement, une nouvelle étape de la décentralisation, plus d’autonomie pour la Corse et le statut de la Nouvelle-Calédonie. Un accord avec les partis est dans le viseur présidentiel de prochaines rencontres de Saint-Denis à la fin du mois. » Réforme fantôme, concluait Laurent Joffrin sur LeJournal.info. Pour modifier la Constitution, il faut réunir une majorité inatteignable des deux tiers en Congrès (Assemblée nationale et Sénat). L’empilement des thèmes n’est nullement gage de réussite ! C’est un trop-plein de faux-semblants.
Le Conseil d’État aux manettes sur des sujets très politiques
Pendant que l’Élysée » s’amuse, le Conseil d’État prend les manettes sur un nombre croissant de sujets très clivants politiquement. ONG et partis politiques saisissent en » référés liberté les tribunaux administratifs sur les atteintes de l’État ou d’autres collectivités à une liberté fondamentale. La procédure ratisse large. Voici un florilège édifiant.
En juin dernier, le rapporteur public du Conseil d’État signait un » avis favorable au voile islamique dans les compétitions organisées par la Fédération française de football. Le collectif des » hidjabeuses a finalement perdu en » formation de jugement. Entre-temps, des observateurs se sont demandé si le Conseil d’État allait ouvrir la porte à l’entrisme islamiste dans le sport. En septembre, le juge des référés a rejeté la requête présentée par l’association Action droits des musulmans contre l’interdiction de l’abaya et du qamis dans les écoles, collèges et lycées publics. Pour l’heure, la laïcité garde la tête haute.
En octobre 2021, le tribunal administratif de Paris donnait raison au collectif L’Affaire du siècle dénonçant le non-respect par la France de ses propres engagements dans la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre. Le juge ordonnait alors au Premier ministre de » prendre toutes les mesures sectorielles utiles. Récemment, en mars, le Conseil d’État a annulé l’autorisation d’exploitation de la centrale biomasse de Gardanne pour manque d’études d’impact sérieuses.
Ainsi se dessine un schéma où l’expertise des juges administratifs se substitue à bas bruit à la mission de contrôle de l’action publique par le Parlement. Parallèlement, la citadelle des articles de la Constitution semble intouchable dès lors que toute révision par le politique est vouée à l’échec. Attention à une chape juridique un peu trop lourde à porter par l’exécutif et par les électeurs.
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Édouard Balladur, L’Europe et notre souveraineté. L’Europe est nécessaire, la France aussi, Fondation pour l’innovation politique, juin 2023.
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