Dominique Reynié, politologue : « Si vous combinez l’abstention et le vote protestataire, vous provoquez un accident électoral »
Dominique Reynié, Florence Chédotal | 12 juillet 2020
Remise en cause de la démocratie représentative, voire du suffrage universel chez les plus jeunes, remaniement gouvernemental qui penche à droite, inquiétudes sécuritaires… Entretien avec le directeur général de la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol) Dominique Reynié.
Revenons d’abord sur les municipales. Cette « vague verte » dont on a tant parlé est-elle un effet d’optique ?
C’est extraordinaire de mon point de vue car je crois que c’est la première fois que je vois une interprétation d’un résultat électoral qui précède l’élection. Dès janvier, on trouvait cette formule de « vague verte », « poussée verte » dans la presse et les commentaires. C’est très curieux d’anticiper un événement… qui n’a pas eu lieu en fait. Il n’y a pas de vague verte. Bien sûr, il y a des villes qui ont été prises par EELV, d’autres qui sont gouvernées par des coalitions de gauche dans lesquelles se trouve EELV. Mais au national, ce sont 2,8 % des mairies qui vont être pilotées par des écologistes. Pour moi, le phénomène le plus important de ces municipales et qui méritait d’être davantage commenté, c’est l’abstention historique.
Vous l’interprétez comme la résultante d’un contexte sanitaire particulier ou comme un phénomène inquiétant sur le plus long terme ?
Bien entendu qu’il y a eu la peur de la contamination, mais pour le second tour, une part importante de la vie normale a repris et cela joue moins. Or, on a atteint 58,4 % d’abstention, c’est-à-dire, dans certaines villes, 75 %. C’est sans précédent et cela ne peut s’expliquer exclusivement par des raisons sanitaires. Il faut compléter par des raisons plus profondes.
Lesquelles ?
Tout d’abord, cela suit une tendance à la hausse de l’abstention, déjà constatée aux municipales en 2014. On était à 37 % et on parlait de record. En 2017, on a vu un record d’abstention avec 25,4 % au second tour de la présidentielle. Je fais abstraction de 1969, où les électeurs de gauche ne se sont pas mobilisés pour départager les deux candidats de droite Georges Pompidou et Alain Poher. L’abstention aux législatives de juin 2017 a été record aussi. Les européennes de 2019 restent une exception.
Mais quelles sont les raisons de cette abstention ?
On n’en manque pas. Tout compte. Il y a d’abord des raisons techniques ordinaires comme le processus compliqué qui accompagne les procurations. La mobilité défavorise aussi la participation car il faut se réinscrire sur les listes électorales. Après, il y a des problèmes de fond, telle que la perte de crédit dans la capacité de la procédure électorale à changer les choses, à peser sur la réalité et à être efficace. Plus grave encore, on voit une tendance, depuis quelques années, dans le discours public, à dire que l’élection est dépassable, qu’il existe des modalités plus démocratiques : démocratie participative, RIC, RIP… Tirage au sort même, qu’on a vu consacré à l’Elysée par une grande cérémonie de la Convention citoyenne au lendemain du second tour de municipales marquées par une abstention record. On prête attention à 150 citoyens valeureux certes mais tirés au sort et non élus, lesquels vont donner un programme législatif aux élus. Côté image, c’est extraordinairement perturbant pour les Français. Comment voulez-vous les inciter à voter ? Nous n’avons plus de cohérence dans nos discours. Dernière chose, on note dans les enquêtes une panne de la transmission intergénérationnelle de la valeur et des principes des institutions démocratiques, y compris de la participation électorale. Les plus jeunes remettent en cause le suffrage universel, au cœur du principe démocratique. Ainsi, aux municipales, 72 % des 18-34 ans ne sont pas allés voter, ce qui est vertigineux.
Puisqu’on parle des institutions, la nomination de Jean Castex, comme on a pu l’entendre, est-elle une manière pour Emmanuel Macron de s’arroger les pleins pouvoirs ?
Non… On disait la même chose à propos d’Édouard Philippe parce qu’il n’était pas un politique national. On en parlait comme d’un collaborateur qui serait un peu effacé, un peu tendre et qui favoriserait l’hyperprésidence. Le bon jugement est dans l’équilibre de deux propositions. D’une part, le Président a besoin d’un Premier ministre qui lui soit loyal. Et, d’autre part, quand on vous confie Matignon, vous ne pouvez pas ne pas apparaître comme une personnalité imminente assez rapidement. Dans six mois, Jean Castex, pour le meilleur ou pour le pire, se sera déployé. Il sera dans les baromètres. Nous sommes dans des périodes de crises, ce qui contraint le Premier ministre à monter au front. Ainsi se façonnent les personnalités. Édouard Philippe a connu un déploiement dans la gestion du déconfinement. Emmanuel Macron n’est pas irrationnel. S’il voulait étouffer son Premier ministre pour en faire un super chargé de mission, cela provoquerait des perturbations fonctionnelles énormes. Ce n’est pas dans son intérêt.
Cette manière d’injecter dans le nouveau gouvernement des personnalités populaires relève-t-elle d’un désir de se reconnecter avec les Français ?
Ça, c’est le régime de la Ve République et de l’élection du Président au suffrage universel direct ! On demande à notre Président d’être légitime mais aussi d’être populaire. Gouverner, c’est difficile. Donc très vite, le Président devient impopulaire. C’est vrai qu’Emmanuel Macron n’a pas eu jusqu’ici au sein de son gouvernement, hormis Edouard Philippe, une figure qui a pu projeter de l’empathie, susciter l’émotion positive des Français et les accrocher à cette équipe politique en mettant de l’affect. Il y a un pari que Jean Castex puisse produire cet effet-là. C’est le cas aussi pour Éric Dupond-Moretti, Roselyne Bachelot… Des personnalités chaleureuses et non des hyper-technos. Ca tiendra ou pas.
Emmanuel Macron semble vouloir occuper l’espace à droite. Parie-t-il sur un éparpillement de la gauche en 2022 ?
D’abord, la France est culturellement et électoralement de droite, qu’on s’en plaigne ou qu’on s’en réjouisse. Emmanuel Macron ne pouvait pas ne pas mettre la barre à droite car c’est là que se trouve le poids électoral. Par ailleurs, il existe une menace avec Marine Le Pen que vous n’avez plus avec Jean-Luc Mélenchon. Va-t-il y arriver ? c’est une vraie question. Est-ce que Darmanin est de droite ? Ce n’est pas sûr. Les Français se fichent des étiquettes. Ce qui compte, ce sont les actes. Ils veulent que Bayonne, ça ne se reproduise plus. Or, l’exécutif va-t-il aller jusqu’aux actes dans sa politique sécuritaire et prendre le risque de froisser son aile gauche dont il a besoin ?
Qu’est-ce qu’on peut attendre de la prise de parole présidentielle du 14 juillet ?
Il serait bon qu’il rappelle que la pandémie est toujours là. Qu’il dise aussi que les efforts à faire sur le plan économique et social sont devant nous. Qu’il donne ses propositions. Il faut aussi qu’il règle le curseur de l’écologie. On a une ministre de l’Écologie qui a l’air d’être très hostile au nucléaire et aux OGM. Donc il faut expliquer comment on fait. La cohérence manque. Gendarme mortellement renversée, chauffeur tué… Si ces faits divers par ailleurs n’enclenchent rien, alors vous préparez en grande quantité des fagots pour la marmite de Marine Le Pen qui n’est pas à son meilleur mais qui va rafler la mise.
Ce sont les sujets sécuritaires qui préoccupent en priorité les Français, selon vous ?
On les voit moins car ils sont moins avouables. Dire que, selon vous, le problème, c’est l’islamisme, la délinquance, l’immigration, ce ne sont pas de belles pensées ouvertes. Il faut mieux parler de planète et de développement durable ! Dans le secret de l’isoloir, ces inquiétudes sécuritaires s’expriment. Or, si vous combinez l’abstention et le vote protestataire, vous provoquez un accident électoral. C’est ce qui s’est passé le 21 avril 2002. Au premier tour, les électeurs de gauche ont voulu punir Jospin, espérant voter pour lui au second, face à Chirac. Autour de moi, à Paris ou dans l’Aveyron, j’entends des gens modérés me dire qu’on ne les reprendra plus à aller voter Macron contre Le Pen. Regardez les chiffres. Chirac face à Jean-Marie Le Pen en 2002 : ceux qui ont voté pour lui représentaient 60 % des électeurs inscrits. En 2017, les électeurs qui ont voté Marine Le Pen, blanc ou nul ou qui n’ont pas voté représentaient 57 % des électeurs. Presque l’inverse. Macron a été élu avec 43 % des électeurs inscrits. On voit l’effondrement de cette mobilisation républicaine. Il faut prendre cela au sérieux. Et qui peut prétendre que d’ici 2022 la situation ira mieux et ramènera les gens aux urnes ?
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