« Je suis en colère ! »
Eric Le Boucher | 01 juin 2020
« Sans doute est-ce une preuve de l’individualisation des relations sociales et du narcissisme de l’époque : JE m’exprime et cela me suffit »
Avant, on a parlé de jacqueries, de mutineries, de soulèvements, de frondes, de révoltes, de rébellions, de révolutions. Tout un vocabulaire de contestation a évolué et a grossi au fil du temps, mais on notera que les mots impliquaient toujours l’action, souvent violente. Il en reste des suites dans « les manifestations », la forme traditionnelle d’expression politique ou syndicale.
Récemment pourtant, le vocabulaire a glissé vers des mots qui expriment un cri cette fois sans acte. Un hurlement d’autant plus strident qu’il est sans action. Sans doute est-ce une preuve de l’individualisation des relations sociales et du narcissisme de l’époque : JE m’exprime et cela me suffit. JE le fais sur les réseaux sociaux et sur les télévisions en continu qui en vivent et qui n’en ratent pas une, plutôt qu’avec mes camarades sur les barricades ou dans la rue. Le pouvoir est au bout du selfie. Les sociologues nous expliqueront.
Mode primal. Voilà : il y avait hier le « je suis indigné ! », mis en bréviaire il y a dix ans par Stéphane Hessel. Il y a aujourd’hui une forme plus simple encore, le « je suis en colère ! » Rien n’est plus pur, plus net, plus frappant, plus « émotionnel » surtout. Les psychanalystes nous diront si la colère est régressivement enfantine et si, fini Marx, fini Blanqui, fini Jaurès, fini toute analyse circonstanciée, fini les leçons de l’histoire, la contestation sociale est revenue à son mode le plus primal : « Je suis en colère ».
Les Gilets jaunes, qu’on peut qualifier de géniteurs de la colère pour la colère (symbolisée par le rond-point), éructaient contre la taxe carbone, puis contre la terre entière
Sur Google France, le « je suis en colère » donne 2 228 000 occurrences. « Révoltez-vous » seulement 76 800. La colère est sur toutes les lèvres. Les Gilets jaunes, qu’on peut qualifier de géniteurs de la colère pour la colère (symbolisée par le rond-point), éructaient contre la taxe carbone, puis contre la terre entière. On a ensuite assisté, l’hiver dernier, à « la colère » des fonctionnaires contre la réforme des retraites, des profs contre je ne sais plus quoi, des infirmières contre leurs mauvais traitements.
Avec le Covid-19, explosion sublime et printanière des colères. Au micro, Madame Michu devenue épidémiologiste, est en colère parce qu’il n’existe ni remède, ni vaccin. Plus encore parce que les médecins « ne savent pas », l’ignorance est intolérable, leur tâtonnement inqualifiable. Une artiste devenue Premier ministre, grogne : « Je suis en colère, oui, car, à l’échelle mondiale, la gestion éclairée, scientifique, rationnelle et empathique de cette crise par le pouvoir politique est loin d’être la règle. L’incompétence, l’improvisation, voire les mensonges de nos dirigeants sont monnaie courante. »
La politique justement. Telle présidente de conseil général (Val-d’Oise) est « en colère » contre les statistiques pas glorieuses de son département et contre les comptages officiels de malades. En Corse, Bianca Fazi, médecin, conseillère chargée de la santé, est en colère contre les élus de l’opposition qui sont en colère contre le continent et qui veulent introduire un passeport Covid pour l’entrée sur l’île. Les élections municipales, merci à elles, ont offert l’exploitation d’une forêt entière de colères contre le premier tour, contre l’annulation du second tour, contre sa tenue, contre la date, contre…
Le déconfinement a ouvert une inépuisable boîte à cadeaux pour colériques. Un restaurateur, explose dans la Voix du Nord : « J’étais furax contre la fermeture de mon établissement. Et là, d’un coup, on me dit qu’il va pouvoir ouvrir, je suis en colère ». Il n’a pas anticipé. Une metteuse en scène se plaint de la fermeture des salles de spectacle : « Je suis en colère quand je lis dans les médias, les journaux, des incitations à nous renouveler, à prendre le virage des communications numériques pour préparer l’avenir de la vie artistique, culturelle. » Elle non plus n’a pas anticipé l’évolution de son art. Auto-promu ministre de la Santé, Pierre Lemaire, lauréat du Goncourt en 2013, croit devoir crier : « Alors, je suis très en colère devant ces gens qui, pendant des années, nous ont donné des leçons et nous ont culpabilisés pour se rendre compte aujourd’hui que le service public qu’on réclamait, on en avait besoin, eux en avaient besoin, et la société plus que jamais en avait besoin. »
La colère colle à l’air du temps : elle est simple, elle est communicable, c’est-à-dire parfaite pour les tentateurs populistes. C’est pourquoi, il est difficile de lutter contre cette mode qui plonge les débats dans l’irrationnel
Dissociation. L’institut Fondation pour l’innovation politique, vient de publier une étude très éclairante de Cartographie des émotions en France sous la plume de Madeleine Hamel. Globalement, sur toute la période de mars à début mai, « le niveau de colère ne descend pas au-dessous de 44,7 % (le 15 au 16 avril) et n’évolue que peu. Si la peur diminue, la colère ne faiblit pas », écrit-elle. Elle poursuit : « La comparaison entre le nombre d’hospitalisations et la diffusion des émotions ressenties à l’échelle régionale indique une dissociation entre la perception et la réalité ». Ainsi ce sont les habitants de Bourgogne- Franche-Comté qui sont le plus « en colère » (62 %) alors qu’ils sont dans la moyenne du nombre de malades. Peut-être à cause de la proximité avec l’est de la France et l’Ile-de-France, les deux régions les plus touchées.
Il faut féliciter le courage des Bretons. La Bretagne est la seule région où l’espoir est plus élevé (43,6 %) que la peur (43 %) et la colère (37 %). Les Alsaciens et Lorrains aussi. Ils n’expriment pas significativement plus de peur ou de colère, ni moins d’espoir que les autres. Le Grand Est fait partie des régions où le sentiment de colère est moins répandu (43,7 %). Les historiens et géographes nous diront pourquoi les deux ailes ouest et est du pays sont les moins émotionnelles. Madeleine Hamel conclut en ajoutant qu’un sondage effectué entre le 22 et le 24 mai 2020, « permet de constater qu’après les premières procédures de déconfinement, si la peur et la colère diminuent, l’espoir reste en berne ».
« Je suis en colère » est une émotion qui tourne en boucle et crée des tribus, les “fans” : « Je suis en colère contre X qui était en colère contre Y », mon clan est choisi. Elle colle à l’air du temps : elle est simple, elle est communicable, c’est-à-dire parfaite pour les tentateurs populistes. C’est pourquoi, il est difficile de lutter contre cette mode qui plonge les débats dans l’irrationnel. Argumenter est parler dans le vide. Laisser dire sans réagir en attendant que colère se calme, ne marche pas. Pas davantage que de répondre à l’enfant tout rouge ; il ne sert à rien de s’emporter, toute remarque parentale augmentant sa furie. Alors ? Le bain glacé de la remarque qui tue ? La musique ? Le fou rire ? Oui, c’est ça le mieux, le fou rire.
Lisez l’article sur lopinion.fr
Aucun commentaire.